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Fiançailles rouges/01

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Fiançailles rouges
Roman dramatique
par PAUL MARAUDY

I

DÉSESPÉRANCE

Le repas avait été silencieux. Pendant tout le temps qu’il avait duré, Germaine Dangel n’avait cessé d’observer son père à la dérobée. Plus qu’à l’ordinaire — et pourtant comme depuis quelque temps il avait changé ! — elle était frappée par l’altération des traits de l’industriel, par la profondeur des rides et le cerne bleuâtre qui encerclait les yeux. Bien que M. Dangel évitât de la tenir au courant de ses affaires, elle n’ignorait pas quels soucis tracassaient en ce moment le malheureux ingénieur. Jusqu’à ces dernières années, et même ces derniers mois, l’exploitation de matières colorantes qu’il dirigeait avait été prospère. Intelligent, courageux et très capable. M. Dangel avait su donner à son industrie, à l’origine modeste, un essor qui avait fait de ses usines les plus importantes de Puteaux, la banlieue ouest de Paris. Mais en cette période de crise, où les paiements se font mal, où les commandes ralentissent de façon sensible, les plus grosses affaires sont aussi celles qui ont le plus à souffrir. Germaine Dangel se désolait de voir son père dévoré par l’anxiété et l’insomnie, par l’angoisse du lendemain, et par le tourment de ne rien pouvoir pour écarter le spectre terrifiant de la ruine. Son pauvre papa, elle qui l’aimait tant, qui avait pour lui tant d’admiration fervente, qu’eût-elle donné pour le délivrer de ces terribles soucis !

M. Dangel se leva de table et vint s’asseoir au coin du feu. Germaine, pour se donner une contenance, prit un tricot et s’installa de l’autre côté de la cheminée. Les yeux fixes, douloureux, Pierre Dangel contemplait le feu. Les flammes dansantes, en se reflétant sur son visage, en faisaient ressortir la lividité. Et soudain, la jeune fille fut bouleversée : sur les traits amaigris, tendus, de son père, des larmes, lentement, roulaient…

D’un élan Germaine vint s’agenouiller auprès du désespéré, l’interrogea avec un tendre apitoiement :

— Papa, mon petit papa, que se passe-t-il, pourquoi pleures-tu ?

Il releva la tête, contempla douloureusement la jolie figure angoissée de la jeune fille :

— Pauvre petite ! murmura-t-il, c’est pour toi surtout que je souffre !

Explique-toi, je t’en supplie. Confie-moi ta peine, je m’efforcerai de t’aider.

— Hélas ! Que pourrais-tu ?

Il se tut quelques secondes, et reprit d’une voix étouffée :

— Je vais être déclaré en faillite.

Elle pâlit un peu :

— En faillite ?…

— Oui… J’ai tout fait pour éviter ce désastre. J’ai lutté de toutes mes forces, j’ai engagé mes dernières ressources, la maison elle-même est hypothéquée… Tout a été inutile, nous sommes ruinés !

Germaine lui mit les bras autour du cou :

— Père, il ne faut pas te décourager. Peut-être ce malheur sera-t-il évité. Et puis tu retrouveras une situation. Moi-même je peux très bien travailler.

— Toi, dit M. Dangel d’une voix sourde, toi que je voulais si heureuse ! Ma pauvre chérie, quel avenir sera le tien !

Le visage de la jeune fille se troubla. Ces derniers mots de son père la mettaient en face de la réalité cruelle. Elle venait de songer à son fiancé, André Lambret. La ruine de M. Dangel n’allait-elle pas briser leur bonheur, détruire leurs projets ? André, qui faisait ses études d’architecte, était sans fortune, et débutait à peine dans une carrière où il faut un temps très long avant de se créer une situation. Maintenant Germaine avait le devoir de rendre au jeune homme sa parole. Elle ne pouvait encombrer sa vie et le contraindre à une existence difficile et médiocre, Et ne devrait-elle pas se consacrer uniquement à son malheureux père ?

Elle vit l’industriel si effondré qu’elle en oublia sa propre peine, et elle était encore occupée à le réconforter lorsqu’on frappa à la porte. M. Dangel se ressaisit, reprit un air digne :

— Entrez ! ordonna-t-il.

C’était Mariette, la vieille gouvernante de la famille, celle qui avait élevé Germaine et s’était efforcée de remplacer, auprès de l’enfant, la mère trop tôt disparue.

— Qu’y a-t-il, ma bonne Mariette ? demanda M. Dangel.

La bonne vieille glissa un regard attendri vers la jeune fille :

— C’est M. André, confia-t-elle.

Mais elle fut très surprise de n’obtenir de Germaine, au lieu de la joie qu’elle attendait, qu’un sourire triste et sans entrain.

— Qu’ont-ils donc ? se demanda-t-elle. Encore des ennuis avec l’usine, je parie. Ah ! les temps sont bien durs !

— Dites-lui de venir ici, dit M. Dangel. Nous ne nous gênons pas avec lui.

La gouvernante s’éloigna.

— Vas-tu lui apprendre ? questionna alors le père, s’adressant à Germaine.

— Oui, si tu n’y vois pas d’inconvénient, papa. J’estime que c’est un devoir de ma part.

M. Dangel l’examina avec inquiétude. Il vit dans les yeux de sa fille un air de résolution calme et triste :

— Pauvre chérie, murmura-t-il, tu sais que tu risques peut-être ton bonheur ?

— Ne crains rien, papa, je suis courageuse. Et puis je t’aime plus que tout. Je serai toujours heureuse de rester avec toi.

La porte se rouvrit. Un jeune homme parut. Germaine se leva, très pâle, alla au-devant de lui.

— Mais qu’avez-vous, vous êtes souffrante ? S’exclama l’arrivant tandis qu’elle lui tendait une main qui lui parut glacée.

Son regard interrogea M. Dangel. Il vit alors l’industriel effondré dans son fauteuil et il pressentit un malheur.

— Qu’avez-vous, s’écria-t-il, que s’est-il passé ?

Ce fut Germaine qui le mit au courant :

— Vous savez sans doute, expliqua-t-elle, que les affaires sont très mauvaises, depuis quelque temps. Ce que papa prévoyait et a tout fait pour empêcher s’est malheureusement produit. Nous allons être déclarés en faillite.

Tout en parlant, elle fixait avidement le jeune homme, anxieuse de saisir sa réaction à l’annonce de la désastreuse nouvelle. Elle connaissait André depuis un an. Ils s’étaient plu dès le début de leur rencontre. Germaine admirait l’intelligence et les sérieuses qualités du jeune homme, elle l’aimait et croyait bien être payée de retour, mais la chérissait-il assez pour ne pas manifester sa déception à la nouvelle de leur ruine ?

André Lambert parut atterré, Pourtant ce ne fut pas le désappointement, mais une sincère pitié qui se peignit sur son visage. Il s’avança vers M. Dangel, lui saisit la main :

— Je vous plains de tout mon cœur, monsieur. Vous ne méritiez pas un coup si dur. Mais n’y a-t-il vraiment aucun espoir ?

— Hélas ! répondit l’industriel. À la fin du mois je ne pourrai plus effectuer mes paiements et serai obligé de déposer mon bilan.

— André, reprit Germaine en s’efforçant de surmonter le tremblement de sa voix, dans de telles conditions les projets que nous avions formés ne Sont plus possibles. Je n’ai plus de dot, je vous rends votre parole.

Le jeune homme la regarda avec une surprise mêlée de reproche.

— Oh ! Germaine, fit-il avec tristesse, je ne pensais pas mériter cette injure. Je ne croyais pas que vous me méconnaissiez à ce point. Ne m’aimez-vous plus ?

— Je vous aimerai toujours, André, vous le savez bien, mais je ne veux pas être pour vous une charge, un obstacle à votre avenir.

— Pourquoi le seriez-vous ? Vous serez au contraire le tendre soutien dont j’ai besoin. Je ne vous aimais pas pour votre fortune. Je travaillerai davantage encore, voilà tout. Nous unirons nos deux pauvretés…

— Oh ! André…

Bouleversée d’émotion et de bonheur, Germaine se jeta dans les bras du jeune homme qui la pressa avec ferveur contre lui, Ainsi unis ils écoutèrent les battements précipités de leurs cœurs. Une lueur de fierté et de tendresse illuminait maintenant le visage radieux de la jeune fille, Certes, dans le tréfonds de son cœur, elle n’avait pas douté d’André, mais comme elle était heureuse de le trouver tel qu’elle le souhaitait, d’avoir ainsi la preuve de n’être aimée que pour elle-même !

— Vous êtes de courageux enfants, prononça M. Dangel, gagné par l’émotion, vous méritez d’être heureux, et je suis navré de ne rien pouvoir pour vous affranchir du souci du lendemain, Pourtant si, je puis encore tenter une chose à laquelle je n’avais pas songé… C’est notre dernier espoir. Se réalisera-t-il ?

Les jeunes gens le regardèrent d’un air interrogateur. Mais M. Dangel ne voulut donner aucune explication :

— C’est une chance bien minime, dit-il, et je ne veux pas vous donner de fausses espérances, mais soyez assurés que je ferai tout pour vous sauver de la ruine. Je vous laisse seuls un instant, mes enfants, excusez-moi.

Il quitta la pièce. Germaine et André s’assirent côte à côte et se mirent à parler à voix basse. La jeune fille, en quelques phrases brèves, révéla à son fiancé ses inquiétudes des jours passés en face des tracas mal dissimulés de son père, des difficultés créées par la crise, du chagrin atroce qu’éprouverait l’industriel si la douloureuse éventualité envisagée par lui se réalisait. Ils parlèrent aussi de leur avenir. Malgré que l’époque fût si dure, André était plein de confiance. Il espérait, par un travail acharné, arriver en moins d’un an à une situation suffisante et qui deviendrait plus belle par la suite. Leurs fiançailles en seraient d’autant prolongées.

Jamais les deux jeunes sens ne s’étaient senti aussi heureux, aussi profondément unis malgré leur tristesse. C’est dans les épreuves que rayonne l’amour véritable, la souffrance lie les cœurs d’un ciment inaltérable, Seule la pensée que son père ne se relèverait pas d’un coup si terrible désolait Germaine :

— Son usine était sa vie, confiait-elle à André, que deviendra-t-il inactif ?

Le jeune architecte s’efforça de réconforter son amie. Tout n’était peut-être pas perdu, puisque M. Dangel lui-même conservait encore un espoir. Il suffirait qu’il trouvât un commanditaire. Peut-être était-ce à cela qu’il avait songé.

Le père de Germaine revint, plus calme en effet :

— Maintenant, mes enfants, dit-il, nous n’avons plus qu’à attendre. J’espère qu’on ne me refusera pas l’aide que je demande.

André Lambret se retira de bonne heure. Il comprenait que ses hôtes avaient besoin de repos, et lui-même avait un important travail à préparer pour le lendemain. Il emporta chez lui, comme un talisman, le sourire de gratitude et d’amour de sa fiancée.