Fiançailles rouges/02
II
CELUI QUI PEUT TOUT SAUVER
— Bonjour, maître.
— Bonjour, Aïcha.
— Tu as fait bon voyage ?
— Très bon, petite. Et ici, rien de nouveau ?
— Non, maître, je ne crois pas. Il y a du courrier pour toi.
— Bon, je vais voir.
Lucien Guibeaud caressa d’un geste machinal la brune tête de la petite moukère et, la repoussant, pénétra dans son habitation, après avoir secoué la poussière qui recouvrait ses bottes.
Il traversa d’abord une sorte de vaste hall, au sol pavé de mosaïque, puis, avant soulevé une lourde portière, il entra dans une pièce meublée à l’arabe, ou d’épais tapis, des tentures, de moelleux coussins, étouffaient le bruit des pas. Les sièges bas, le divan, les riches couvertures de fourrure semés un peu partout, incitaient à la paresse orientale. Pourtant une bibliothèque de style algérien, une table chargée de livres et de papiers attestaient que Lucien Guibeaud avait l’habitude de travailler là.
Le jeune homme prit sur sa table un paquet assez volumineux, constitué en majeure partie par des journaux de France. Parmi les lettres, il en distingua une, qui portait le timbre français, et dont l’écriture le frappa :
— On dirait que c’est de mon oncle Dangel, s’étonna le Jeune homme.
En effet, sur le verso de l’enveloppe figurait cette mention : « Envoi de Pierre Dangel, industriel à Puteaux (Seine). »
— Voilà bien longtemps que j’étais sans nouvelles de lui, remarqua à part lui Lucien, cela me fait plaisir de savoir ce qu’il devient. Je l’ouvrirai tout à l’heure. Pour l’instant j’ai surtout envie d’un bon bain pour me débarrasser de la poussière et de la fatigue du voyage.
Il frappa sur une sorte de timbre. Au bout de quelques secondes un serviteur indigène parut, qui s’inclina profondément devant le jeune homme :
— Bonjour, maître, tu es rentré. Tu as fait un bon voyage ?
— Excellent, je te remercie, mon bon Hadii. Tout s’est-il bien passé en mon absence ?
— Oui, maître, Sauf que le fermier Mutard est venu dire, ce matin, qu’il avait deux bœufs malades et qu’il aimerait bien que tu passes le voir quand tu le pourras. Il a peur que ce ne soit une épidémie. Oudja a terminé les labours. Il attend tes ordres.
— C’est bon, je m’occuperai de tout cela demain. Dis à Zourah de me préparer un bain.
— J’y vais, maître.
L’arabe se retira, après forces saluts, et Lucien Guibeaud soulevant une portière, passa dans une seconde pièce, meublée elle aussi à l’orientale, mais plus intime, plus personnelle, où figuraient de nombreux objets de France, et notamment deux photographies placées au-dessus du lit : le père et la mère de Lucien.
C’était là la chambre du jeune homme. Avec délices le voyageur laissa tomber son cache-poussière, enleva ses bottes et ses vêtements pour enfiler une ample robe de chambre. Comme il achevait de se déshabiller, un léger coup, presque un grattement, fut frappé à la porte.
— Entrez, dit-il de sa voix assez rude. Ah ! c’est toi, Zourah, mon bain est-il prêt ?
— Oui, maître.
Elle alla à lui, s’agenouilla pour lui prendre la main qu’elle baisa dévotement, comme l’avaient fait Aïcha et Hadji.
— Le Seigneur a-t-il fait bon voyage ? s’enquit-elle.
— Je te remercie, Zourah, tout à fait bon.
La prenant doucement sous le menton, il lui fit relever la tête. Elle avait de splendides yeux bruns, un teint pâle d’Orientale, des traits purs et fins. Comme Aïcha, comme toutes les servantes de la maison qui étaient jeunes et jolies, elle était sa maîtresse. Mais elle semblait plus sincère et plus attachée au maître que ses compagnes.
Le jeune homme passa dans la pièce voisine. C’était une salle de bains, à la française, que Lucien Guibeaud avait fait aménager selon ses goûts par des ouvriers venus de France. Elle avait fait, dans les débuts, l’admiration des serviteurs indigènes.
Après le bain, Lucien se fit frictionner et masser par Zourah. La jeune moukère avait une pression de mains à la fois douce et ferme, et c’était toujours elle qui se chargeait de ce soin. Le jeune homme ressentit un délicieux bien-être. Il apprécia la douceur, après huit jours de piste et de chevauchée aux confins du désert, de retrouver la quiétude d’une maison confortable, l’agrément de compagnes empressées et fraîches. Malgré ses goûts nomades il ne dédaignait pas ce plaisir.
Ce ne fut que lorsqu’il fut baigné, massé, rasé et habillé que le jeune homme se souvint de la lettre qui l’attendait. Il congédia Zourah et retourna dans la pièce qui lui tenait lieu à la fois de salle de repos et de bureau.
— Voyons, se dit-il, ce que me raconte ce brave oncle.
Il décacheta l’enveloppe, en tira une feuille de papier couverte d’une écriture énergique et nerveuse d’homme d’affaires. Il lut :
« Depuis près d’un an nous ne savons plus rien de toi. Nous aurais-tu oubliés ? Es-tu à ce point accaparé par ton existence africaine ? J’aime à penser en fout cas que tu es en excellente santé, et qu’un succès, bien mérité d’ailleurs, continue à te sourire.
« Je ne puis, hélas ! en dire autant, et le but de cette lettre est de te demander une aide passagère que ton cœur affectueux et bon ne me refusera certainement pas. La crise qui sévit en France plus durement que jamais m’a atteint d’une manière particulière. Je ne te cacherai pas que je me trouve dans une situation très critique. J’ai perdu beaucoup d’argent, ayant d’énormes frais généraux, et je ne puis plus faire face à mes engagements. Les banques me refusent tout nouveau crédit. D’ici un mois, si personne ne vient à mon secours, je serai déclaré en faillite.
« C’est pour éviter ce désastre, qui non seulement nous réduirait à la misère, ma pauvre enfant et moi, mais encore condamnerait au chômage plusieurs centaines d’ouvriers, que le me décide à recourir à toi. Tu as, m’as-tu dit, des capitaux dont tu n’immobilises qu’une faible part. Ne te serait-il pas possible de me faire les avances nécessaires, aux conditions que tu fixeras toi-même ? Cinq millions suffiraient et cela pourra tout sauver, car je suis certain ensuite de pouvoir traverser ce mauvais moment et trouver de nouveaux débouchés pour mon industrie. Je m’engage à te rembourser par annuités, dans le plus bref délai.
« Fixe-moi donc au plus tôt, car le moment est très grave, et sois assuré par avance de toute ma reconnaissance pour l’inestimable service que tu ne rendrais ainsi,
« P.-S. — N’oublie pas que ta cousine et moi-mème serions très heureux de t’avoir si tu te décidais enfin à venir faire un tour en France. Il y a tant d’années que nous ne t’avons vu ? L’Algérie est-elle si loin de la Métropole ? »
— Pauvre oncle Dangel, murmura Lucien lorsqu’il eut fini sa lecture, acculé à la ruine, lui ! Est-ce possible ?
Il demeura attristé et pensif. Il était ramené en pensée bien loin d’ici, à neuf années en arrière, vers Cette France où il n’était pas retourné depuis. Il revoyait Puteaux où il passait autrefois ses vacances d’orphelin, chez l’oncle Pierre. Il évoquait, comme si elles eussent été réellement devant ses yeux, lies vastes usines qui frappaient son imagination d’enfant, véritable ruche humaine marchant alors à plein rendement. Se pouvait-il que toute cette vie dût s’éteindre, que cela devint soudain muet, abandonné, mort ?
— Non, pensa le jeune homme, j’empêcherai cela. Certes j’enverrai à mon oncle le secours qu’il me demande. N’est-ce pas à lui que je dois ma fortune ?
Il revit le jour, déjà lointain — il avait vingt et un ans, alors, aujourd’hui il en avait trente — où il avait fait part à son oncle et tuteur de son désir de s’expatrier, de tenter au loin la fortune.
— Pourquoi faire ? questionna l’oncle Pierre, étonné, que vas-tu chercher si loin ? Reste près de moi, je n’ai pas de fils, tu prendras une place dans mes usines.
Mais Lucien avait secoué la tête. Il était d’humeur aventureuse et sauvage. Il rêvait d’autres cieux, d’un autre genre de vie.
— Eh bien ! comme tu voudras, finit par dire l’oncle, renonçant à le convaincre.
Il ajouta en lui tendant un chèque de cinq cent mille francs :
— Prends cela, pour tes débuts, si tu en as besoin d’autres adresse-toi à moi. J’ai confiance en toi, tu es un énergique, tu réussiras.
Et Lucien était parti vers l’Afrique, vers la vie libre et large. Son idée était de créer une exploitation, une ferme dans le Sud algérien, aux confins du Sahara. Les cinq cent mille francs de son oncle passèrent tout entiers en achat de terrain — il ne valait heureusement pas cher à cette époque — de matériel, en agencements. Mais le jeune colon n’eut jamais besoin de faire appel à de nouveaux fonds. La chance, dès le début, vint lui sourire. La première récolte avait obtenu un résultat inespéré. D’année en année Lucien avait pu multiplier ses fermes, étendre ses domaines. Il était devenu très riche, et il vivait heureux, dans sa maison de maître, au milieu de ses serviteurs et de ses servantes, choisies par lui, affranchi des règles étroites de l’existence européenne. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était partir en tournée, seul, comme il venait de le faire, pour tomber à l’improviste sur telle ou telle de ses fermes et se faire rendre des comptes.
La France ? Il y pensait quelquefois pourtant, comme à une amie très douce mais très lointaine. Il savait qu’il n’y pourrait plus vivre, et pourtant il eût aimé la revoir. Souvent le soir, à l’heure où le ciel s’enflamme, où après une journée torride descend enfin un peu de fraîcheur, quand les grands palmiers se balancent mollement au-dessus des dunes trop uniformes, de douces visions de France venaient le hanter, Oh ! les jolis chemins creux, les frais sous-bois, les clairs ruisseaux de son pays, comme il eût aimé y rafraîchir sa vue, brûlée par les arides visions sahariennes.
Et pourquoi pas ? se dit-il tout à coup, pourquoi n’obéirais-je pas à la suggestion de l’oncle Pierre ? Pourquoi n’irais-je pas lui porter moi-même le secours qu’il sollicite ?
Qui l’en empêchait en effet ? Sa présence n’était pas ici indispensable. La visite qu’il venait de faire à ses fermes l’assurait que tout allait bien. Ne pouvait-il pas s’accorder quelques jours de vacances ?
Sa décision fut prise. Aussitôt, il appela Hadji.
— Je pars pour la France demain, lui dit-il. Fais préparer mon auto.
— Bien, maître, répliqua l’indigène, sans manifester ni émotion ni surprise.
Mais, dans les grands yeux de Zourah, lorsqu’il lui annonça son départ, Lucien vit passer une expression de souffrance.
— Tu n’étais donc pas bien avec nous ? lui dit-elle d’un ton plein de reproche.
— Mais si, petite fille, mais j’ai envie de revoir mon pays. Je reviendrai, sois tranquille, je ne serai pas longtemps absent.
— Allah t’entende ! répondit-elle en soupirant.
Le lendemain Lucien Guibeaud gagnait Alger en automobile. De là un avion devait, en quelques heures, le conduire jusqu’à Paris. Il pourrait donc, en moins de deux jours, apporter à Pierre Dangel le secours sollicité.