Fiançailles rouges/03
III
LE COUP DE FOUDRE
Lucien Guibeaud ralentit la marche de son automobile, pour examiner autour de lui avec plus d’attention. En son âme rude naissait une émotion jamais ressentie. Mille détails oubliés se précisaient à mesure qu’il avançait et approchait de Puteaux. Quelques changements pourtant étaient survenus durant ces neuf années. Cette maison, là, n’existait pas. Telle usine avait été construite depuis lors. Il ne se souvenait pas de ce café.
Les bords de la Seine, eux, gardaient le même aspect joyeux et frais qu’autrefois. Lucien se remémora les parties de pêche qu’il avait faites avec de petits camarades, pendant les vacances qu’il allait passer chez l’oncle. Comme cela était vieux, déjà, et pourtant comme cela lui paraissait proche !
Il atteignit les premières maisons de Puteaux. De loin il reconnut les immenses cheminées de la firme « Matières colorantes Pierre Dangel ». Son cœur se mit à battre.
— Il ne m’attend pas, se dit-il, comme il va être surpris.
Irait-il d’abord à l’usine, ou à l’habitation de l’industriel, distante d’une centaine de mètres ? Il tira sa montre :
— Près de onze heures, pensa-t-il, si l’oncle Pierre n’est pas chez lui il ne tardera pas à y rentrer, je ferai donc mieux de me rendre à la propriété.
La voici. Il la retrouvait pareille à elle-même, telle qu’elle demeurait vivante dans son souvenir. Il avait si souvent joué et couru dans ce parc, petit garçon !
La grille était ouverte. Il y engagea sa voiture. Une large avenue le conduisit devant une maison de belle apparence.
— Tout est bien comme autrefois, pensa-t-il.
Il leva la tête, et distingua confusément un visage de femme derrière : les rideaux écartés d’une fenêtre du premier étage. Il descendit de voiture et se dirigea vers la façade principale.
— M. Dangel est-il ici ? demanda-t-il à la domestique, jeune et inconnue, qui vint lui ouvrir,
— Non, monsieur est encore à l’usine. Il ne tardera pas beaucoup, si monsieur veut l’attendre. Dois-je prévenir Mademoiselle ?
Mademoiselle ? Ah ! oui, sa cousine Germaine parbleu ! Oui, il aurait du plaisir à revoir cette petite.
— Dites-lui, répondit-il, que c’est son cousin Lucien… Lucien Guibeaud.
— Ah !… bien monsieur.
Il fut introduit au salon — le même qu’autrefois — un grand salon Louis XV où flambait un feu clair.
Assez ému, le jeune colon considéra ce qui l’entourait. Il s’approcha d’un cadre où quelques photographies étaient placées. Il y avait celles de son oncle, de sa tante, de sa mère à lui — la sœur de l’oncle Pierre — de sa petite cousine Germaine, d’autres aussi, inconnues. Dans sa contemplation, il n’entendit pas la porte s’ouvrir :
— Toi, Lucien ! s’exclama, derrière lui, une voix de femme, une voix très jeune.
Il se retourna tout d’une pièce et demeura frappé de saisissement. Une jeune fille, très blonde, se tenait devant lui, si jolie, si fraîche, si lumineuse qu’il pensa n’avoir jamais contemplé une aussi radieuse vision.
— Mademoiselle… balbutia-t-il.
Elle partit d’un franc éclat de rire :
— Comment, tu ne me reconnais pas ? Ce n’est pas gentil ! Je n’aurais pas hésité une seconde, moi ! Tu es tel que je t’ai quitté, plus homme pourtant… Voyons, je suis Germaine, ta cousine.
Il l’examina d’un air de doute, puis fit un rapide calcul. C’est vrai, comment n’y avait-il pas songé ? La blondinette de onze ans, aux traits un peu flous, quittée neuf ans plus tôt, avait évolué, était devenue cette splendide fleur épanouie, chef-d’œuvre de grâce et de beauté.
— Tu ne m’embrasses pas ? dit-elle d’un ton de reproche.
Il le fit, gauchement, intimidé, troublé à tel point qu’il en perdait toute assurance, lui l’homme énergique et froid.
— Papa n’est pas encore là, reprit-elle. Il va être bien surpris mais très heureux. Pourquoi ne nous as-tu pas annoncé ta venue ?
Il comprit qu’elle n’était pas au courant de la lettre de son père et jugea préférable de n’en pas parler.
— Je me suis décidé très brusquement et j’ai voulu vous faire la surprise, expliqua-t-il, évasivement.
Ils parlèrent du passé, ils rappelèrent des souvenirs d’autrefois. Lorsque Pierre Dangel rentra, ils étaient très bons amis. Mais Lucien dissimulait mal son admiration et son trouble.
L’oncle et le neveu s’embrassèrent avec émotion :
— Merci ! murmura tout bas Pierre Dangel.
Ils passèrent à table. Durant le repas il ne fut parlé que de l’Afrique. Germaine écoutait, les yeux brillants d’intérêt. Pierre Dangel s’était détendu. Si Lucien était là, n’était-ce pas pour répondre à son appel ?
Après le déjeuner, seul avec son neveu, l’industriel lui exposa sa situation. Il avait eu de gros impayés. Son chiffre d’affaires avait diminué de moitié et les frais généraux n’avaient vu être réduits dans cette proportion. Bref il avait besoin d’argent en fin novembre pour acquitter ses paiements et renflouer l’affaire.
Le jeune homme fut évasif :
— Je ne demande pas mieux que de vous venir en aide, mon oncle, mais la somme qui vous serait nécessaire est importante. Cinq millions !… Fichtre ! J’ai besoin, moi aussi, de mes capitaux. Au surplus, cela vous suffirait-il ? Ces millions ne vont-ils pas être engloutis comme le reste ? Cette crise ne paraît pas près de prendre fin.
— Je t’ai dit que j’avais de nouveaux espoirs, de nouveaux débouchés probables, dit M. Dangel dont le visage s’était rembruni. Je ferai une réorganisation. Je partirai sur un nouveau pied.
— Eh bien ! mon oncle, je vous demande deux à trois jours avant de vous donner ma réponse. Ce délai m’est nécessaire pour réfléchir et étudier sérieusement l’affaire.
— Comme il te plaira !
Toute la nuit Lucien Guibeaud fit des projets et des rêves. Lui qui se croyait à l’abri de ces surprises sentimentales, avait ressenti, à la vue de sa cousine, un véritable coup de foudre. Il savait qu’il ne pourrait plus repartir, s’éloigner d’elle, vivre sans elle. Comme chez les hommes qui n’ont encore jamais aimé, cette passion tardive et foudroyante se révélait totale, exclusive. Avec la promptitude et la netteté de décision des êtres d’action, il songea :
— Pourquoi ne l’épouserais-je pas ? C’est encore le meilleur moyen d’arranger les affaires de l’oncle Pierre. Et si elle ne consent pas à m’accompagner en Algérie, tant pis ! Je vendrai mes fermes et je resterai ici pour diriger l’usine.
Mais, le lendemain, une amère déception attendait le jeune homme. Il n’avait point aperçu sa cousine de toute la matinée, Et voici qu’en arrivant au salon, avant le déjeuner, il vit un jeune homme inconnu, et qui semblait un familier de la maison, causant amicalement avec Germaine. Sans savoir pourquoi il éprouva un serrement de cœur.
Germaine s’était levée :
— Lucien, dit-elle avec un sourire heureux, j’ai le plaisir de te présenter mon fiancé André Lambret. Mon cousin Lucien Guibeaud dont je vous ai parlé, André.
— Mes compliments ! dit le colon d’un ton sec, vous ne m’aviez pas dit, mon oncle ?…
— C’est vrai, nous avions omis… répondit Pierre Dangel, un peu surpris de l’air soudain dépité et froid de son neveu. Germaine est fiancée depuis quelques mois. Je suis certain que vous serez bons amis, toi et André.
— Peut-être, mon oncle…
Une gêne, pendant le repas, pesa sur les convives. Lucien était silencieux, sombre, maussade et jetait de temps à autre, sur le malencontreux fiancé, des regards dépourvus d’aménité.
— Qu’est-ce qui lui a pris ? se demandaient à la fois Pierre Dangel et sa fille, bien loin de soupçonner la vérité.
Lucien, lui, songeait amèrement :
— Fiancée ! Voilà à quoi aboutissent mes projets, mes rêves. Je suis arrivé trop tard… Mais non ! Je ne consens pas à perdre la partie. Je l’arme et je la veux, envers et contre tous !
— Eh bien ! demanda le jour suivant M. Dangel son neveu, qu’as-tu décidé ?
— Je consens à vous tirer d’affaire, répondit le colon, mais à la condition que vous me donniez Germaine en mariage.
La foudre, tombant aux pieds de l’industriel, ne lui eût pas causé une plus vive surprise :
— Toi, épouser Germaine, quelle idée saugrenue !
— Pourquoi saugrenue, mon oncle ? Elle me plaît, je la rendrai heureuse et, par surcroît, je vous tirerai d’embarras. Tout ne s’arrange-t-il pas à merveille ?
Mais elle est fiancée !
— À qui ? À un malheureux architecte sans situation et sans fortune ! Joli avenir que vous lui préparez ! Et puis, peu m’importe ! Je la veux, et il me semble que l’aide que je vous apporte…
— Germaine aime son fiancé… Je doute qu’elle consente… Et puis, nous n’avons aucune raison de faire cet affront à ce pauvre André. L’autre jour, ta cousine, apprenant ma situation désespérée, a voulu lui rendre sa parole. Il a refusé, en déclarant noblement qu’il ne l’avait point choisie pour sa fortune mais pour elle-même. Et tu voudrais que nous commettions, nous, cette lâcheté ?
— C’est bien, mon oncle, je repartirai demain. Cherchez ailleurs l’appui dont vous avez besoin.
— Oh ! Lucien, oses-tu donc nous mettre cet odieux marché en main ?
— Ce n’est pas un marché, mon oncle. J’aime ma cousine, est-ce ma faute ? Suis-je donc après tout si déplaisant, si peu digne d’être aimé ?
Un violent combat parut se livrer dans l’âme et le cœur de Pierre Dangel. Sacrifier sa fille et commettre au surplus une action lâche et vile que lui reprocherait sa conscience, le pouvait-il ? Oui, mais, d’autre part, renoncer à ce secours inespéré… Le malheureux vit surgir devant ses yeux le spectre hideux de la faillite. Il allait connaître le déshonneur, la douleur de voir se fermer ses ateliers, perdre sa raison de vivre. Au surplus, Germaine ne serait-elle pas condamnée à une existence mesquine, étroite, pauvre ? Tandis qu’avec Lucien…
— Écoute, se décida-t-il brusquement, accorde-moi, toi aussi, un délai de quelques jours. Je parlerai à Germaine. C’est elle-même qui décidera, je ne saurais la contraindre.
— Soit ! acquiesça Lucien Guibeaud, j’attendrai sa réponse.