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Fiançailles rouges/04

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IV

LE SACRIFICE

Ce jour-là, aussitôt après le déjeuner, Lucien se retira dans sa chambre « pour rédiger son courrier », déclara-t-il à ses hôtes. Pierre Dangel resta en tête-à-tête avec sa fille devant les tasses à café vides.

L’industriel paraissait plus pâle et plus soucieux encore que de coutume, Germaine était vaguement inquiète. Sans pouvoir en préciser la raison, elle pressentait depuis la veille quelque chose d’anormal, un danger qui planait sur elle et sur son amour.

— Mon enfant, se décida enfin le père, j’ai une demande à te transmettre.

— Me transmettre ? De la part de qui ?

— De Lucien.

— Ah ! Et pourquoi ne la fait-il pas lui-même ? C’est donc bien grave ?

— Oui, ma fille, c’est grave. Il s’agit de ton avenir…

Germaine pâlit légèrement :

— De mon avenir, mais… En quoi cela concerne-t-il mon cousin ?

— Il t’aime… Il veut t’épouser.

— Lui ! Mais il a perdu la raison, mon père ! Il sait pourtant bien que je suis fiancée ! Je pense que vous lui aurez fait comprendre sa folie.

— J’ai cherché à l’en dissuader, en effet. Mais il est têtu et c’est un garçon qui va droit au but qu’il s’est proposé. Il s’est mis en tête de se marier avec toi, il n’en démordra pas.

— Il le faudra bien pourtant, s’écria Germaine avec emportement. Je n’ai pour lui qu’une affection de cousine. C’est André que j’aime, à qui j’ai donné ma foi. Avez-vous pensé, papa, que je reviendrais sur ma parole ?

Le malheureux Pierre Dangel baissa la tête :

— Il faut que le te dise une chose, mon enfant. avoua-t-il. J’avais demandé à Lucien un secours de cinq millions de francs qui nous éviterait la ruine. Il ne me l’accordera qu’à cette condition.

— C’est donc cela ! s’écria la jeune fille outrée, vous avez conclu entre vous un marché honteux. Et c’est vous, mon père, qui osez me le proposer. Tenez ! cela me répugne.

Et elle s’enfuit, comme folle, sortit de la maison, traversa le parc en courant et se trouva sur la grande route.

— Me vendre ! grondait-elle, bouleversée, lui, mon père, il a voulu me vendre ! pour de l’argent il me sacrifierait !

Elle sentait monter en elle un dégoût amer, du chagrin, de la révolte. Sa foi en son idole de toujours, en son père venait soudain de s’écrouler, lui laissant une douleur atroce. Elle se sentit si désespérée qu’elle éprouva le besoin ardent de se raccrocher à quelque chose, de trouver un refuge, une consolation.

— André ! pensa-t-elle. Il doit être chez lui à cette heure, il m’a dit qu’il y resterait jusqu’à cinq heures.

Elle irait à lui, lui dirait ce qu’on avait tramé contre leur bonheur, contre leur amour, lui demanderait de la garder, de la défendre.

André Lambret habitait Puteaux, chez une vieille tante qui l’avait recueilli à la mort de ses parents. En ce moment il se trouvait seul et fut très surpris de voir apparaître sa fiancée tête nue, sans manteau, l’air bouleversé.

— Que se passe-t-il, Germaine ? s’écria-t-il.

— André, une chose atroce, invraisemblable !… Je vous en supplie, emmenez-moi, arrachez-moi à eux !

— Mais enfin, Germaine, de grâce, expliquez-vous !

Mais, incapable de répondre, la jeune fille se contenta de fondre en larmes, au grand affolement de son fiancé :

— Ma petite Germaine, ma chérie, que vous a-t-on fait ? Ne pleurez pas ainsi, vous me déchirez.

Lorsqu’elle se fut un peu calmée, elle put faire enfin connaître au jeune homme la raison de son bouleversement : son cousin Lucien Guibeaud s’était mis en tête de l’épouser. Moyennant cette condition, il avait offert à son oncle son aide financière. M. Dagel n’avait pas craint de transmettre à sa fille cette infâme proposition,

— Je ne veux plus les voir ! sanglota la jeune fille. Partons, André, enlevez-moi !

Le jeune architecte était atterré. Le coup l’atteignait douloureusement, dans sa fierté, dans son amour. Pourtant, au premier mouvement de révolte, succéda bientôt chez lui une grande tristesse.

— Voire père a peut-être raison, Germaine, dit-il d’une voix navrée. Avec moi vous connaîtriez la pauvreté, une vie médiocre, difficile. L’amour même le plus grand, ne résiste pas toujours à de tels tracas. Avec votre cousin, vous aurez une existence large, assurée, heureuse. C’est un homme. Il saura se faire aimer de vous. Épousez-le.

— Oh ! fit Germaine avec une stupeur douloureuse. C’est vous, André, qui me donnez ce conseil !

— Hélas ! mon amie, Dieu sait le déchirement que j’éprouve, mais je n’ai pas le droit d’être un obstacle au salut de votre père, à votre propre intérêt, à votre bonheur. Je saurai m’effacer, renoncer à mon beau rêve…

— Ah ! vous ne m’aimiez pas réellement ! dit la jeune fille d’un ton amer. Voire amour était médiocre et lâche. Aucune désillusion ne me sera donc épargnée ! C’est bien, je sais, moi, ce qui me reste à faire.

— Germaine, ma chérie !

— Je ne suis pas votre chérie, fit-elle d’un ton méprisant. Je ne vous suis plus rien, plus rien, vous entendez ? Si vous m’aviez aimée vraiment, vous n’auriez pas consenti à ce qu’on me livrât à un autre, vous m’auriez défendue, enlevée… Mais vous n’avez pas le courage d’affronter les obstacles. Tenez ! vous êtes un faible, vous me dégoûtez !

Il n’eut pas le temps de formuler une protestation, une supplication. Littéralement hors d’elle, Germaine avait quitté la maison.

Pendant deux heures elle erra dans la campagne, indifférente au froid qui la mordait à travers sa mince robe de lainage, essayant de calmer la fièvre qui la brûlait, Tout la lâchait donc ? Elle sentait sur ses lèvres la saveur amère du désenchantement. André, lui aussi, l’abandonnait. Elle avait cru en lui comme en son père, et voici qu’elle découvrait qu’il n’y avait dans tous les êtres que lâcheté et vilenie, que la vie était triste et laide. Ne valait-il pas mieux mourir alors ?

Enfin le calme revint dans son esprit. Alors elle y vit plus clair. Elle comprit qu’André se sacrifiait pour sauver M. Dangel. Elle cessa de lui en vouloir et se sentit tout d’un coup triste mais résolue. Ne devait-elle pas suivre le sublime exemple de son fiancé ?

Pouvait-elle, pourtant, épouser un homme qu’elle n’avait aimé que comme un frère, et qui, maintenant, lui faisait horreur ? Pouvait-elle lier à lui son existence ? Non, c’était trop lui demander. Elle acceptait de s’immoler, pas jusqu’au mépris d’elle-même. Sauver son père, oui, mais se garder intacte, demeurer fidèle à la foi que, pour toujours, elle avait juré à André.

Lorsqu’elle rentra chez elle, à la nuit tombante, il y avait sur son visage un air de farouche résolution.

— Où est mon père, Mariette ? demanda-t-elle à la gouvernante.

— Dans son bureau, mademoiselle.

— Merci, je vais le voir.

Elle alla frapper à la porte de l’industriel.

— Entrez, dit la voix au timbre assourdi, usé, eût-on dit, de Pierre Dangel.

Germaine entra dans la pièce. Elle vit son père assis, accablé, le menton dans ses deux mains réunies.

— Ah ! fit-il, c’est toi…

— Oui, père.

Elle remarqua mieux son visage altéré pauvre père, il était bien à plaindre, lui aussi. N’avait-il pas des excuses ? Elle éprouva soudain un remords.

— Où est Lucien ? demanda-t-elle avec douceur.

— La-haut, dans sa chambre, il s’apprête à partir, fit-il avec lassitude.

Ah !… Il ne faut pas qu’il parte. Je… je consens à ce qu’il désire, mon père.

M. Dangel examina sa fille avec anxiété :

— Je ne veux pas que tu te sacrifies, mon enfant… Ton bonheur m’est plus précieux encore que ma vie même. Je regrette de t’avoir parlé de cela tout à l’heure… Je ne pensais pas t’imposer une contrainte.

— Il n’est pas question de sacrifice, papa. J’ai réfléchi, et ce qui m’avait révoltée tout d’abord m’a paru raisonnable et possible. Avec André peut-être n’aurions-nous pas été heureux. J’aurais été une entrave à son avenir. Il l’a compris, il a accepté que je lui rende sa parole… Je suis libre à présent.

— Tu as fait cela, Germaine ! s’exclama le père. Jure-mol au moins que tu n’en souffres pas trop, que tu ne regretteras pas… ce sacrifice ?

— Je ne regretterai rien, mon sort est bien fixé, papa ! répondit-elle d’un ton tragique qui fit tressaillir Pierre Dangel.

Mais il fut impossible à l’industriel de rien tirer d’autre de son enfant. Déjà Germaine frappait à la porte de la chambre de son cousin.

— C’est moi, Lucien, dit-elle en entrant, je suis venue moi-même apporter ma réponse… T’engages-tu à venir en aide à papa moyennant le prix que tu exiges ?

— Oh ! Germaine, que j’exige ! J’ai un désir ardent de t’avoir à moi, de t’aimer, de te rendre heureuse, voilà tout… Mais si cela t’était trop pénible…

— Verseras-tu les cinq millions ? questionna-t-elle impatientée.

— Oui, je l’ai promis, mais…

— C’est bien, nous nous fiancerons donc le plus rapidement possible.

Et, sans ajouter un mot de plus, elle sortit d’un air digne, laissant son cousin tout décontenancé, un peu honteux de lui-même.