Fiançailles rouges/05
V
TRAGIQUES FIANÇAILLES
Lucien Guibeaud, conformément à sa parole, avait versé à la banque de son oncle les cinq millions de francs promis. Cette somme avait servi à désintéresser les créanciers et acheter un stock de matières premières. L’affaire repartait donc sur de nouvelles bases, Pierre Dangel espérait fermement que, malgré la crise, elle pourrait se soutenir et obtenir des résultats jusqu’à une époque meilleure.
André Lambert n’avait pas reparu…
Quelques jours plus tard, en fin novembre, eurent lieu les fiançailles de Lucien et de Germaine.
Entre les deux cousins aucune allusion n’avait été faite à ce qui avait eu lieu. La jeune fille semblait calme, résignée, indifférente, on ne lisait, sur son visage impénétrable, nul regret, nulle tristesse. À la question de Lucien, lui demandant si elle désirait s’établir avec lui en Algérie, elle avait répondu que la chose lui importait peu, qu’elle ferait ce qu’il voudrait.
Et le jeune homme s’inquiétait un peu de cette indifférence morne, à laquelle il eût presque préféré de la révolte. Que cachait cette apparence froide, impassible ? Posséderait-il jamais vraiment celle pour qui, de jour en jour, sa passion devenait plus ardente ? Saurait-il vaincre la rancœur, les préventions qu’il soupçonnait encore en elle, malgré qu’elle s’efforçât de se montrer aimable à son égard ?
— Ah ! se jura le jeune homme auquel rien, jamais, n’avait pu résister, je ferai fondre cette glace, j’animerai cette froide statue !
Mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir au fond du cœur une légère appréhension.
S’il était inquiet, Pierre Dangel l’était bien davantage. Le soulagement de se voir tirer d’embarras ne délivrait point le père de son angoisse et de ses remords, vis-à-vis de sa fille. Encore que Germaine parût enjouée, normale, il se doutait bien que ce n’était là qu’une attitude, qu’un masque, et il devinait en partie le drame qui se jouait dans l’âme de sa pauvre enfant. Était-il donc si misérable qu’il eût sacrifié le bonheur de sa fille à une méprisable question d’intérêt ? Il essayait de se convaincre que Germaine serait heureuse, que tout était mieux ainsi, mais il y parvenait mal.
Il avait été décidé que le repas de fiançailles aurait lieu dans la plus stricte intimité. Deux ou trois parents des Dangel, seulement, y assisteraient.
Lucien, ce jour-là, était brûlant d’impatience…
Et Germaine parut plus blanche encore que la robe immaculée qu’elle avait revêtue pour la circonstance. Une flamme étrange luisait dans son regard et elle était, avec ses yeux cernés, avec son masque douloureux et calme, si tragiquement belle que Lucien, intimidé, la contempla avec une dévote admiration, et sentit s’accroître sa passion et son désir.
Pierre Dangel, lui, avait blêmi. Ses appréhensions, ses remords, se renouvelèrent. Il manœuvra de façon à attirer sa fille à l’écart :
— Ma chérie, qu’as-tu ? lui demanda-t-il anxieusement. Il faut tout me dire. Si ce mariage te chagrine à ce point, dis-le, il en est temps encore. Je rendrai à Lucien son argent et il ne sera plus question de rien.
— Mais non, père, répondit la jeune fille en s’efforçant de sourire. Pourquoi vous faites-vous des idées ? Je suis très, très heureuse… Ne vous tracassez pas à mon sujet ; c’est un peu d’émotion…
L’industriel la considéra profondément, cherchant à percer le secret de cette âme close. Disait-elle la vérité ? Dissimulait-elle seulement un héroïque sacrifice ? Elle soutint sans broncher cet examen.
L’on s’installa autour de la table dressée au milieu de la salle à manger, et chargée de cristaux rares, ornée d’une profusion de fleurs. Les deux fiancés s’assirent côte à côte, à la place d’honneur, M. Dangel se plaça en face d’eux.
Pendant tout le repas de fiançailles, Germaine parut très gaie, très heureuse, pleine d’entrain. Et Lucien, ravi, dédaigna ses précédentes craintes ; il crut réellement que Germaine avait oublié son petit architecte, acceptant avec joie ses nouvelles fiançailles. Il se crut comblé…
Mais Pierre Dangel, lui, ne s’y trompa pas. Il décela ce qu’il y avait de factice dans la gaieté forcée de sa fille. Il l’examina à la dérobée et, sans savoir pourquoi, ressentit au cœur une inexprimable angoisse. Il la connaissait trop pour ne pas s’alarmer de cette lueur farouche que, par instants, il voyait briller dans son regard.
Ce fut le dessert. Quelqu’un se leva, prononça un Court speech, proposa de lever les verres au bonheur des futurs époux, à leur félicité.
Alors Lucien, très ému, prit dans sa poche un bel écrin dont il tira un magnifique solitaire monté en bague :
— Mon oncle, dit le jeune homme, je vous remercie de l’inestimable don que vous m’avez fait en m’accordant la main de ma cousine. Je n’aurai pas de plus grand souci que celui de la rendre heureuse… Germaine, ajouta-t-il en se penchant vers la jeune fille dont le visage était à présent d’une blancheur tragique, veux-tu accepter cette bague en souvenir de ce jour béni de nos fiançailles ?
Germaine regarda son cousin d’un air étrange. Sa pâleur s’était encore accentuée. Pourtant une énergie nouvelle la redressait toute. Elle prit la bague que Lucien lui tendait, la considéra une minute en silence, la passa à son doigt sans prononcer une parole. Puis, d’un geste rapide, qu’aucun des convives dont les yeux surpris étaient pourtant fixés sur la jeune fille ne put prévoir, elle saisit sur la table le couteau à dessert, effilé, placé devant elle et, brusquement, se l’enfonça dans la poitrine. Sans pousser une plainte elle s’écroula sur son siège.
Ce fut un affolement général, un bruit de chaises renversées, de vaisselle qu’on bouscule, mêlé à un concert d’exclamations :
— Ah ! mon Dieu, qu’a-t-elle fait ?
— Quelle horreur !
Et, dominant tout, le cri déchirant du père :
— Ma petite !
Pierre Dangel s’était précipité. Écartant avec violence Lucien déjà penché sur sa fiancée, il ordonna :
— Va-t’en ! Laisse-la !
À son tour il s’inclina devant le beau visage couleur de cire dont les yeux s’étaient clos :
— Germaine, implora-t-il, ma petite Germaine, tu m’entends bien, dis ?
La blessée rouvrit faiblement les yeux. Elle dit, d’une voix presque imperceptible :
— Père, pardon… J’ai tenu ma parole… Je ne pouvais pas… aller jusqu’au bout…
Puis les paupières aux longs cils blonds se refermèrent sur les yeux couleur de violette :
— Ah ! fit Pierre Dangel avec désespoir, je suis un misérable, c’est moi qui l’ai tuée !
Mais il se ressaisit, et avec une énergie douloureuse :
— Un docteur, vite, il faut aller chercher un docteur ! cria-t-il. Il faut me sauver mon enfant, tout ce que j’ai à celui qui me la sauvera !
Lucien Guibeaud, qui se tenait un peu à l’écart, aussi livide que la blessée, intervint :
— Je vais la transporter dans ma voiture à la clinique, proposa-t-il.
Son oncle le regarda sans bienveillance. Mais quelqu’un opina :
— Il a raison, c’est le plus sage.
— Soit ! dit Pierre Dangel, fais vite alors. Conduis-la à Paris, dans la meilleure clinique. Aidez-moi, vous autres, à la transporter doucement. Qu’on ne perde plus une seconde !
Des domestiques apportèrent des couvertures, au moyen desquelles on installa Germaine sur les coussins arrière de la voiture de Lucien Guibeaud. Le père monta lui-même auprès d’elle, soutint sur ses genoux, pour lui éviter les cahots de la route, la tête inanimée de son enfant.
— Filons ! ordonna-t-il, toute minute qui s’écoule peut être fatale.
Sur la blanche robe de fiançailles de Germaine une tache écarlate, de seconde en seconde, s’élargissait.