Fiançailles rouges/Texte entier
I
DÉSESPÉRANCE
Le repas avait été silencieux. Pendant tout le temps qu’il avait duré, Germaine Dangel n’avait cessé d’observer son père à la dérobée. Plus qu’à l’ordinaire — et pourtant comme depuis quelque temps il avait changé ! — elle était frappée par l’altération des traits de l’industriel, par la profondeur des rides et le cerne bleuâtre qui encerclait les yeux. Bien que M. Dangel évitât de la tenir au courant de ses affaires, elle n’ignorait pas quels soucis tracassaient en ce moment le malheureux ingénieur. Jusqu’à ces dernières années, et même ces derniers mois, l’exploitation de matières colorantes qu’il dirigeait avait été prospère. Intelligent, courageux et très capable. M. Dangel avait su donner à son industrie, à l’origine modeste, un essor qui avait fait de ses usines les plus importantes de Puteaux, la banlieue ouest de Paris. Mais en cette période de crise, où les paiements se font mal, où les commandes ralentissent de façon sensible, les plus grosses affaires sont aussi celles qui ont le plus à souffrir. Germaine Dangel se désolait de voir son père dévoré par l’anxiété et l’insomnie, par l’angoisse du lendemain, et par le tourment de ne rien pouvoir pour écarter le spectre terrifiant de la ruine. Son pauvre papa, elle qui l’aimait tant, qui avait pour lui tant d’admiration fervente, qu’eût-elle donné pour le délivrer de ces terribles soucis !
M. Dangel se leva de table et vint s’asseoir au coin du feu. Germaine, pour se donner une contenance, prit un tricot et s’installa de l’autre côté de la cheminée. Les yeux fixes, douloureux, Pierre Dangel contemplait le feu. Les flammes dansantes, en se reflétant sur son visage, en faisaient ressortir la lividité. Et soudain, la jeune fille fut bouleversée : sur les traits amaigris, tendus, de son père, des larmes, lentement, roulaient…
D’un élan Germaine vint s’agenouiller auprès du désespéré, l’interrogea avec un tendre apitoiement :
— Papa, mon petit papa, que se passe-t-il, pourquoi pleures-tu ?
Il releva la tête, contempla douloureusement la jolie figure angoissée de la jeune fille :
— Pauvre petite ! murmura-t-il, c’est pour toi surtout que je souffre !
Explique-toi, je t’en supplie. Confie-moi ta peine, je m’efforcerai de t’aider.
— Hélas ! Que pourrais-tu ?
Il se tut quelques secondes, et reprit d’une voix étouffée :
— Je vais être déclaré en faillite.
Elle pâlit un peu :
— En faillite ?…
— Oui… J’ai tout fait pour éviter ce désastre. J’ai lutté de toutes mes forces, j’ai engagé mes dernières ressources, la maison elle-même est hypothéquée… Tout a été inutile, nous sommes ruinés !
Germaine lui mit les bras autour du cou :
— Père, il ne faut pas te décourager. Peut-être ce malheur sera-t-il évité. Et puis tu retrouveras une situation. Moi-même je peux très bien travailler.
— Toi, dit M. Dangel d’une voix sourde, toi que je voulais si heureuse ! Ma pauvre chérie, quel avenir sera le tien !
Le visage de la jeune fille se troubla. Ces derniers mots de son père la mettaient en face de la réalité cruelle. Elle venait de songer à son fiancé, André Lambret. La ruine de M. Dangel n’allait-elle pas briser leur bonheur, détruire leurs projets ? André, qui faisait ses études d’architecte, était sans fortune, et débutait à peine dans une carrière où il faut un temps très long avant de se créer une situation. Maintenant Germaine avait le devoir de rendre au jeune homme sa parole. Elle ne pouvait encombrer sa vie et le contraindre à une existence difficile et médiocre, Et ne devrait-elle pas se consacrer uniquement à son malheureux père ?
Elle vit l’industriel si effondré qu’elle en oublia sa propre peine, et elle était encore occupée à le réconforter lorsqu’on frappa à la porte. M. Dangel se ressaisit, reprit un air digne :
— Entrez ! ordonna-t-il.
C’était Mariette, la vieille gouvernante de la famille, celle qui avait élevé Germaine et s’était efforcée de remplacer, auprès de l’enfant, la mère trop tôt disparue.
— Qu’y a-t-il, ma bonne Mariette ? demanda M. Dangel.
La bonne vieille glissa un regard attendri vers la jeune fille :
— C’est M. André, confia-t-elle.
Mais elle fut très surprise de n’obtenir de Germaine, au lieu de la joie qu’elle attendait, qu’un sourire triste et sans entrain.
— Qu’ont-ils donc ? se demanda-t-elle. Encore des ennuis avec l’usine, je parie. Ah ! les temps sont bien durs !
— Dites-lui de venir ici, dit M. Dangel. Nous ne nous gênons pas avec lui.
La gouvernante s’éloigna.
— Vas-tu lui apprendre ? questionna alors le père, s’adressant à Germaine.
— Oui, si tu n’y vois pas d’inconvénient, papa. J’estime que c’est un devoir de ma part.
M. Dangel l’examina avec inquiétude. Il vit dans les yeux de sa fille un air de résolution calme et triste :
— Pauvre chérie, murmura-t-il, tu sais que tu risques peut-être ton bonheur ?
— Ne crains rien, papa, je suis courageuse. Et puis je t’aime plus que tout. Je serai toujours heureuse de rester avec toi.
La porte se rouvrit. Un jeune homme parut. Germaine se leva, très pâle, alla au-devant de lui.
— Mais qu’avez-vous, vous êtes souffrante ? S’exclama l’arrivant tandis qu’elle lui tendait une main qui lui parut glacée.
Son regard interrogea M. Dangel. Il vit alors l’industriel effondré dans son fauteuil et il pressentit un malheur.
— Qu’avez-vous, s’écria-t-il, que s’est-il passé ?
Ce fut Germaine qui le mit au courant :
— Vous savez sans doute, expliqua-t-elle, que les affaires sont très mauvaises, depuis quelque temps. Ce que papa prévoyait et a tout fait pour empêcher s’est malheureusement produit. Nous allons être déclarés en faillite.
Tout en parlant, elle fixait avidement le jeune homme, anxieuse de saisir sa réaction à l’annonce de la désastreuse nouvelle. Elle connaissait André depuis un an. Ils s’étaient plu dès le début de leur rencontre. Germaine admirait l’intelligence et les sérieuses qualités du jeune homme, elle l’aimait et croyait bien être payée de retour, mais la chérissait-il assez pour ne pas manifester sa déception à la nouvelle de leur ruine ?
André Lambert parut atterré, Pourtant ce ne fut pas le désappointement, mais une sincère pitié qui se peignit sur son visage. Il s’avança vers M. Dangel, lui saisit la main :
— Je vous plains de tout mon cœur, monsieur. Vous ne méritiez pas un coup si dur. Mais n’y a-t-il vraiment aucun espoir ?
— Hélas ! répondit l’industriel. À la fin du mois je ne pourrai plus effectuer mes paiements et serai obligé de déposer mon bilan.
— André, reprit Germaine en s’efforçant de surmonter le tremblement de sa voix, dans de telles conditions les projets que nous avions formés ne Sont plus possibles. Je n’ai plus de dot, je vous rends votre parole.
Le jeune homme la regarda avec une surprise mêlée de reproche.
— Oh ! Germaine, fit-il avec tristesse, je ne pensais pas mériter cette injure. Je ne croyais pas que vous me méconnaissiez à ce point. Ne m’aimez-vous plus ?
— Je vous aimerai toujours, André, vous le savez bien, mais je ne veux pas être pour vous une charge, un obstacle à votre avenir.
— Pourquoi le seriez-vous ? Vous serez au contraire le tendre soutien dont j’ai besoin. Je ne vous aimais pas pour votre fortune. Je travaillerai davantage encore, voilà tout. Nous unirons nos deux pauvretés…
— Oh ! André…
Bouleversée d’émotion et de bonheur, Germaine se jeta dans les bras du jeune homme qui la pressa avec ferveur contre lui, Ainsi unis ils écoutèrent les battements précipités de leurs cœurs. Une lueur de fierté et de tendresse illuminait maintenant le visage radieux de la jeune fille, Certes, dans le tréfonds de son cœur, elle n’avait pas douté d’André, mais comme elle était heureuse de le trouver tel qu’elle le souhaitait, d’avoir ainsi la preuve de n’être aimée que pour elle-même !
— Vous êtes de courageux enfants, prononça M. Dangel, gagné par l’émotion, vous méritez d’être heureux, et je suis navré de ne rien pouvoir pour vous affranchir du souci du lendemain, Pourtant si, je puis encore tenter une chose à laquelle je n’avais pas songé… C’est notre dernier espoir. Se réalisera-t-il ?
Les jeunes gens le regardèrent d’un air interrogateur. Mais M. Dangel ne voulut donner aucune explication :
— C’est une chance bien minime, dit-il, et je ne veux pas vous donner de fausses espérances, mais soyez assurés que je ferai tout pour vous sauver de la ruine. Je vous laisse seuls un instant, mes enfants, excusez-moi.
Il quitta la pièce. Germaine et André s’assirent côte à côte et se mirent à parler à voix basse. La jeune fille, en quelques phrases brèves, révéla à son fiancé ses inquiétudes des jours passés en face des tracas mal dissimulés de son père, des difficultés créées par la crise, du chagrin atroce qu’éprouverait l’industriel si la douloureuse éventualité envisagée par lui se réalisait. Ils parlèrent aussi de leur avenir. Malgré que l’époque fût si dure, André était plein de confiance. Il espérait, par un travail acharné, arriver en moins d’un an à une situation suffisante et qui deviendrait plus belle par la suite. Leurs fiançailles en seraient d’autant prolongées.
Jamais les deux jeunes sens ne s’étaient senti aussi heureux, aussi profondément unis malgré leur tristesse. C’est dans les épreuves que rayonne l’amour véritable, la souffrance lie les cœurs d’un ciment inaltérable, Seule la pensée que son père ne se relèverait pas d’un coup si terrible désolait Germaine :
— Son usine était sa vie, confiait-elle à André, que deviendra-t-il inactif ?
Le jeune architecte s’efforça de réconforter son amie. Tout n’était peut-être pas perdu, puisque M. Dangel lui-même conservait encore un espoir. Il suffirait qu’il trouvât un commanditaire. Peut-être était-ce à cela qu’il avait songé.
Le père de Germaine revint, plus calme en effet :
— Maintenant, mes enfants, dit-il, nous n’avons plus qu’à attendre. J’espère qu’on ne me refusera pas l’aide que je demande.
André Lambret se retira de bonne heure. Il comprenait que ses hôtes avaient besoin de repos, et lui-même avait un important travail à préparer pour le lendemain. Il emporta chez lui, comme un talisman, le sourire de gratitude et d’amour de sa fiancée.
II
CELUI QUI PEUT TOUT SAUVER
— Bonjour, maître.
— Bonjour, Aïcha.
— Tu as fait bon voyage ?
— Très bon, petite. Et ici, rien de nouveau ?
— Non, maître, je ne crois pas. Il y a du courrier pour toi.
— Bon, je vais voir.
Lucien Guibeaud caressa d’un geste machinal la brune tête de la petite moukère et, la repoussant, pénétra dans son habitation, après avoir secoué la poussière qui recouvrait ses bottes.
Il traversa d’abord une sorte de vaste hall, au sol pavé de mosaïque, puis, avant soulevé une lourde portière, il entra dans une pièce meublée à l’arabe, ou d’épais tapis, des tentures, de moelleux coussins, étouffaient le bruit des pas. Les sièges bas, le divan, les riches couvertures de fourrure semés un peu partout, incitaient à la paresse orientale. Pourtant une bibliothèque de style algérien, une table chargée de livres et de papiers attestaient que Lucien Guibeaud avait l’habitude de travailler là.
Le jeune homme prit sur sa table un paquet assez volumineux, constitué en majeure partie par des journaux de France. Parmi les lettres, il en distingua une, qui portait le timbre français, et dont l’écriture le frappa :
— On dirait que c’est de mon oncle Dangel, s’étonna le Jeune homme.
En effet, sur le verso de l’enveloppe figurait cette mention : « Envoi de Pierre Dangel, industriel à Puteaux (Seine). »
— Voilà bien longtemps que j’étais sans nouvelles de lui, remarqua à part lui Lucien, cela me fait plaisir de savoir ce qu’il devient. Je l’ouvrirai tout à l’heure. Pour l’instant j’ai surtout envie d’un bon bain pour me débarrasser de la poussière et de la fatigue du voyage.
Il frappa sur une sorte de timbre. Au bout de quelques secondes un serviteur indigène parut, qui s’inclina profondément devant le jeune homme :
— Bonjour, maître, tu es rentré. Tu as fait un bon voyage ?
— Excellent, je te remercie, mon bon Hadii. Tout s’est-il bien passé en mon absence ?
— Oui, maître, Sauf que le fermier Mutard est venu dire, ce matin, qu’il avait deux bœufs malades et qu’il aimerait bien que tu passes le voir quand tu le pourras. Il a peur que ce ne soit une épidémie. Oudja a terminé les labours. Il attend tes ordres.
— C’est bon, je m’occuperai de tout cela demain. Dis à Zourah de me préparer un bain.
— J’y vais, maître.
L’arabe se retira, après forces saluts, et Lucien Guibeaud soulevant une portière, passa dans une seconde pièce, meublée elle aussi à l’orientale, mais plus intime, plus personnelle, où figuraient de nombreux objets de France, et notamment deux photographies placées au-dessus du lit : le père et la mère de Lucien.
C’était là la chambre du jeune homme. Avec délices le voyageur laissa tomber son cache-poussière, enleva ses bottes et ses vêtements pour enfiler une ample robe de chambre. Comme il achevait de se déshabiller, un léger coup, presque un grattement, fut frappé à la porte.
— Entrez, dit-il de sa voix assez rude. Ah ! c’est toi, Zourah, mon bain est-il prêt ?
— Oui, maître.
Elle alla à lui, s’agenouilla pour lui prendre la main qu’elle baisa dévotement, comme l’avaient fait Aïcha et Hadji.
— Le Seigneur a-t-il fait bon voyage ? s’enquit-elle.
— Je te remercie, Zourah, tout à fait bon.
La prenant doucement sous le menton, il lui fit relever la tête. Elle avait de splendides yeux bruns, un teint pâle d’Orientale, des traits purs et fins. Comme Aïcha, comme toutes les servantes de la maison qui étaient jeunes et jolies, elle était sa maîtresse. Mais elle semblait plus sincère et plus attachée au maître que ses compagnes.
Le jeune homme passa dans la pièce voisine. C’était une salle de bains, à la française, que Lucien Guibeaud avait fait aménager selon ses goûts par des ouvriers venus de France. Elle avait fait, dans les débuts, l’admiration des serviteurs indigènes.
Après le bain, Lucien se fit frictionner et masser par Zourah. La jeune moukère avait une pression de mains à la fois douce et ferme, et c’était toujours elle qui se chargeait de ce soin. Le jeune homme ressentit un délicieux bien-être. Il apprécia la douceur, après huit jours de piste et de chevauchée aux confins du désert, de retrouver la quiétude d’une maison confortable, l’agrément de compagnes empressées et fraîches. Malgré ses goûts nomades il ne dédaignait pas ce plaisir.
Ce ne fut que lorsqu’il fut baigné, massé, rasé et habillé que le jeune homme se souvint de la lettre qui l’attendait. Il congédia Zourah et retourna dans la pièce qui lui tenait lieu à la fois de salle de repos et de bureau.
— Voyons, se dit-il, ce que me raconte ce brave oncle.
Il décacheta l’enveloppe, en tira une feuille de papier couverte d’une écriture énergique et nerveuse d’homme d’affaires. Il lut :
« Depuis près d’un an nous ne savons plus rien de toi. Nous aurais-tu oubliés ? Es-tu à ce point accaparé par ton existence africaine ? J’aime à penser en fout cas que tu es en excellente santé, et qu’un succès, bien mérité d’ailleurs, continue à te sourire.
« Je ne puis, hélas ! en dire autant, et le but de cette lettre est de te demander une aide passagère que ton cœur affectueux et bon ne me refusera certainement pas. La crise qui sévit en France plus durement que jamais m’a atteint d’une manière particulière. Je ne te cacherai pas que je me trouve dans une situation très critique. J’ai perdu beaucoup d’argent, ayant d’énormes frais généraux, et je ne puis plus faire face à mes engagements. Les banques me refusent tout nouveau crédit. D’ici un mois, si personne ne vient à mon secours, je serai déclaré en faillite.
« C’est pour éviter ce désastre, qui non seulement nous réduirait à la misère, ma pauvre enfant et moi, mais encore condamnerait au chômage plusieurs centaines d’ouvriers, que le me décide à recourir à toi. Tu as, m’as-tu dit, des capitaux dont tu n’immobilises qu’une faible part. Ne te serait-il pas possible de me faire les avances nécessaires, aux conditions que tu fixeras toi-même ? Cinq millions suffiraient et cela pourra tout sauver, car je suis certain ensuite de pouvoir traverser ce mauvais moment et trouver de nouveaux débouchés pour mon industrie. Je m’engage à te rembourser par annuités, dans le plus bref délai.
« Fixe-moi donc au plus tôt, car le moment est très grave, et sois assuré par avance de toute ma reconnaissance pour l’inestimable service que tu ne rendrais ainsi,
« P.-S. — N’oublie pas que ta cousine et moi-mème serions très heureux de t’avoir si tu te décidais enfin à venir faire un tour en France. Il y a tant d’années que nous ne t’avons vu ? L’Algérie est-elle si loin de la Métropole ? »
— Pauvre oncle Dangel, murmura Lucien lorsqu’il eut fini sa lecture, acculé à la ruine, lui ! Est-ce possible ?
Il demeura attristé et pensif. Il était ramené en pensée bien loin d’ici, à neuf années en arrière, vers Cette France où il n’était pas retourné depuis. Il revoyait Puteaux où il passait autrefois ses vacances d’orphelin, chez l’oncle Pierre. Il évoquait, comme si elles eussent été réellement devant ses yeux, lies vastes usines qui frappaient son imagination d’enfant, véritable ruche humaine marchant alors à plein rendement. Se pouvait-il que toute cette vie dût s’éteindre, que cela devint soudain muet, abandonné, mort ?
— Non, pensa le jeune homme, j’empêcherai cela. Certes j’enverrai à mon oncle le secours qu’il me demande. N’est-ce pas à lui que je dois ma fortune ?
Il revit le jour, déjà lointain — il avait vingt et un ans, alors, aujourd’hui il en avait trente — où il avait fait part à son oncle et tuteur de son désir de s’expatrier, de tenter au loin la fortune.
— Pourquoi faire ? questionna l’oncle Pierre, étonné, que vas-tu chercher si loin ? Reste près de moi, je n’ai pas de fils, tu prendras une place dans mes usines.
Mais Lucien avait secoué la tête. Il était d’humeur aventureuse et sauvage. Il rêvait d’autres cieux, d’un autre genre de vie.
— Eh bien ! comme tu voudras, finit par dire l’oncle, renonçant à le convaincre.
Il ajouta en lui tendant un chèque de cinq cent mille francs :
— Prends cela, pour tes débuts, si tu en as besoin d’autres adresse-toi à moi. J’ai confiance en toi, tu es un énergique, tu réussiras.
Et Lucien était parti vers l’Afrique, vers la vie libre et large. Son idée était de créer une exploitation, une ferme dans le Sud algérien, aux confins du Sahara. Les cinq cent mille francs de son oncle passèrent tout entiers en achat de terrain — il ne valait heureusement pas cher à cette époque — de matériel, en agencements. Mais le jeune colon n’eut jamais besoin de faire appel à de nouveaux fonds. La chance, dès le début, vint lui sourire. La première récolte avait obtenu un résultat inespéré. D’année en année Lucien avait pu multiplier ses fermes, étendre ses domaines. Il était devenu très riche, et il vivait heureux, dans sa maison de maître, au milieu de ses serviteurs et de ses servantes, choisies par lui, affranchi des règles étroites de l’existence européenne. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était partir en tournée, seul, comme il venait de le faire, pour tomber à l’improviste sur telle ou telle de ses fermes et se faire rendre des comptes.
La France ? Il y pensait quelquefois pourtant, comme à une amie très douce mais très lointaine. Il savait qu’il n’y pourrait plus vivre, et pourtant il eût aimé la revoir. Souvent le soir, à l’heure où le ciel s’enflamme, où après une journée torride descend enfin un peu de fraîcheur, quand les grands palmiers se balancent mollement au-dessus des dunes trop uniformes, de douces visions de France venaient le hanter, Oh ! les jolis chemins creux, les frais sous-bois, les clairs ruisseaux de son pays, comme il eût aimé y rafraîchir sa vue, brûlée par les arides visions sahariennes.
Et pourquoi pas ? se dit-il tout à coup, pourquoi n’obéirais-je pas à la suggestion de l’oncle Pierre ? Pourquoi n’irais-je pas lui porter moi-même le secours qu’il sollicite ?
Qui l’en empêchait en effet ? Sa présence n’était pas ici indispensable. La visite qu’il venait de faire à ses fermes l’assurait que tout allait bien. Ne pouvait-il pas s’accorder quelques jours de vacances ?
Sa décision fut prise. Aussitôt, il appela Hadji.
— Je pars pour la France demain, lui dit-il. Fais préparer mon auto.
— Bien, maître, répliqua l’indigène, sans manifester ni émotion ni surprise.
Mais, dans les grands yeux de Zourah, lorsqu’il lui annonça son départ, Lucien vit passer une expression de souffrance.
— Tu n’étais donc pas bien avec nous ? lui dit-elle d’un ton plein de reproche.
— Mais si, petite fille, mais j’ai envie de revoir mon pays. Je reviendrai, sois tranquille, je ne serai pas longtemps absent.
— Allah t’entende ! répondit-elle en soupirant.
Le lendemain Lucien Guibeaud gagnait Alger en automobile. De là un avion devait, en quelques heures, le conduire jusqu’à Paris. Il pourrait donc, en moins de deux jours, apporter à Pierre Dangel le secours sollicité.
III
LE COUP DE FOUDRE
Lucien Guibeaud ralentit la marche de son automobile, pour examiner autour de lui avec plus d’attention. En son âme rude naissait une émotion jamais ressentie. Mille détails oubliés se précisaient à mesure qu’il avançait et approchait de Puteaux. Quelques changements pourtant étaient survenus durant ces neuf années. Cette maison, là, n’existait pas. Telle usine avait été construite depuis lors. Il ne se souvenait pas de ce café.
Les bords de la Seine, eux, gardaient le même aspect joyeux et frais qu’autrefois. Lucien se remémora les parties de pêche qu’il avait faites avec de petits camarades, pendant les vacances qu’il allait passer chez l’oncle. Comme cela était vieux, déjà, et pourtant comme cela lui paraissait proche !
Il atteignit les premières maisons de Puteaux. De loin il reconnut les immenses cheminées de la firme « Matières colorantes Pierre Dangel ». Son cœur se mit à battre.
— Il ne m’attend pas, se dit-il, comme il va être surpris.
Irait-il d’abord à l’usine, ou à l’habitation de l’industriel, distante d’une centaine de mètres ? Il tira sa montre :
— Près de onze heures, pensa-t-il, si l’oncle Pierre n’est pas chez lui il ne tardera pas à y rentrer, je ferai donc mieux de me rendre à la propriété.
La voici. Il la retrouvait pareille à elle-même, telle qu’elle demeurait vivante dans son souvenir. Il avait si souvent joué et couru dans ce parc, petit garçon !
La grille était ouverte. Il y engagea sa voiture. Une large avenue le conduisit devant une maison de belle apparence.
— Tout est bien comme autrefois, pensa-t-il.
Il leva la tête, et distingua confusément un visage de femme derrière : les rideaux écartés d’une fenêtre du premier étage. Il descendit de voiture et se dirigea vers la façade principale.
— M. Dangel est-il ici ? demanda-t-il à la domestique, jeune et inconnue, qui vint lui ouvrir,
— Non, monsieur est encore à l’usine. Il ne tardera pas beaucoup, si monsieur veut l’attendre. Dois-je prévenir Mademoiselle ?
Mademoiselle ? Ah ! oui, sa cousine Germaine parbleu ! Oui, il aurait du plaisir à revoir cette petite.
— Dites-lui, répondit-il, que c’est son cousin Lucien… Lucien Guibeaud.
— Ah !… bien monsieur.
Il fut introduit au salon — le même qu’autrefois — un grand salon Louis XV où flambait un feu clair.
Assez ému, le jeune colon considéra ce qui l’entourait. Il s’approcha d’un cadre où quelques photographies étaient placées. Il y avait celles de son oncle, de sa tante, de sa mère à lui — la sœur de l’oncle Pierre — de sa petite cousine Germaine, d’autres aussi, inconnues. Dans sa contemplation, il n’entendit pas la porte s’ouvrir :
— Toi, Lucien ! s’exclama, derrière lui, une voix de femme, une voix très jeune.
Il se retourna tout d’une pièce et demeura frappé de saisissement. Une jeune fille, très blonde, se tenait devant lui, si jolie, si fraîche, si lumineuse qu’il pensa n’avoir jamais contemplé une aussi radieuse vision.
— Mademoiselle… balbutia-t-il.
Elle partit d’un franc éclat de rire :
— Comment, tu ne me reconnais pas ? Ce n’est pas gentil ! Je n’aurais pas hésité une seconde, moi ! Tu es tel que je t’ai quitté, plus homme pourtant… Voyons, je suis Germaine, ta cousine.
Il l’examina d’un air de doute, puis fit un rapide calcul. C’est vrai, comment n’y avait-il pas songé ? La blondinette de onze ans, aux traits un peu flous, quittée neuf ans plus tôt, avait évolué, était devenue cette splendide fleur épanouie, chef-d’œuvre de grâce et de beauté.
— Tu ne m’embrasses pas ? dit-elle d’un ton de reproche.
Il le fit, gauchement, intimidé, troublé à tel point qu’il en perdait toute assurance, lui l’homme énergique et froid.
— Papa n’est pas encore là, reprit-elle. Il va être bien surpris mais très heureux. Pourquoi ne nous as-tu pas annoncé ta venue ?
Il comprit qu’elle n’était pas au courant de la lettre de son père et jugea préférable de n’en pas parler.
— Je me suis décidé très brusquement et j’ai voulu vous faire la surprise, expliqua-t-il, évasivement.
Ils parlèrent du passé, ils rappelèrent des souvenirs d’autrefois. Lorsque Pierre Dangel rentra, ils étaient très bons amis. Mais Lucien dissimulait mal son admiration et son trouble.
L’oncle et le neveu s’embrassèrent avec émotion :
— Merci ! murmura tout bas Pierre Dangel.
Ils passèrent à table. Durant le repas il ne fut parlé que de l’Afrique. Germaine écoutait, les yeux brillants d’intérêt. Pierre Dangel s’était détendu. Si Lucien était là, n’était-ce pas pour répondre à son appel ?
Après le déjeuner, seul avec son neveu, l’industriel lui exposa sa situation. Il avait eu de gros impayés. Son chiffre d’affaires avait diminué de moitié et les frais généraux n’avaient vu être réduits dans cette proportion. Bref il avait besoin d’argent en fin novembre pour acquitter ses paiements et renflouer l’affaire.
Le jeune homme fut évasif :
— Je ne demande pas mieux que de vous venir en aide, mon oncle, mais la somme qui vous serait nécessaire est importante. Cinq millions !… Fichtre ! J’ai besoin, moi aussi, de mes capitaux. Au surplus, cela vous suffirait-il ? Ces millions ne vont-ils pas être engloutis comme le reste ? Cette crise ne paraît pas près de prendre fin.
— Je t’ai dit que j’avais de nouveaux espoirs, de nouveaux débouchés probables, dit M. Dangel dont le visage s’était rembruni. Je ferai une réorganisation. Je partirai sur un nouveau pied.
— Eh bien ! mon oncle, je vous demande deux à trois jours avant de vous donner ma réponse. Ce délai m’est nécessaire pour réfléchir et étudier sérieusement l’affaire.
— Comme il te plaira !
Toute la nuit Lucien Guibeaud fit des projets et des rêves. Lui qui se croyait à l’abri de ces surprises sentimentales, avait ressenti, à la vue de sa cousine, un véritable coup de foudre. Il savait qu’il ne pourrait plus repartir, s’éloigner d’elle, vivre sans elle. Comme chez les hommes qui n’ont encore jamais aimé, cette passion tardive et foudroyante se révélait totale, exclusive. Avec la promptitude et la netteté de décision des êtres d’action, il songea :
— Pourquoi ne l’épouserais-je pas ? C’est encore le meilleur moyen d’arranger les affaires de l’oncle Pierre. Et si elle ne consent pas à m’accompagner en Algérie, tant pis ! Je vendrai mes fermes et je resterai ici pour diriger l’usine.
Mais, le lendemain, une amère déception attendait le jeune homme. Il n’avait point aperçu sa cousine de toute la matinée, Et voici qu’en arrivant au salon, avant le déjeuner, il vit un jeune homme inconnu, et qui semblait un familier de la maison, causant amicalement avec Germaine. Sans savoir pourquoi il éprouva un serrement de cœur.
Germaine s’était levée :
— Lucien, dit-elle avec un sourire heureux, j’ai le plaisir de te présenter mon fiancé André Lambret. Mon cousin Lucien Guibeaud dont je vous ai parlé, André.
— Mes compliments ! dit le colon d’un ton sec, vous ne m’aviez pas dit, mon oncle ?…
— C’est vrai, nous avions omis… répondit Pierre Dangel, un peu surpris de l’air soudain dépité et froid de son neveu. Germaine est fiancée depuis quelques mois. Je suis certain que vous serez bons amis, toi et André.
— Peut-être, mon oncle…
Une gêne, pendant le repas, pesa sur les convives. Lucien était silencieux, sombre, maussade et jetait de temps à autre, sur le malencontreux fiancé, des regards dépourvus d’aménité.
— Qu’est-ce qui lui a pris ? se demandaient à la fois Pierre Dangel et sa fille, bien loin de soupçonner la vérité.
Lucien, lui, songeait amèrement :
— Fiancée ! Voilà à quoi aboutissent mes projets, mes rêves. Je suis arrivé trop tard… Mais non ! Je ne consens pas à perdre la partie. Je l’arme et je la veux, envers et contre tous !
— Eh bien ! demanda le jour suivant M. Dangel son neveu, qu’as-tu décidé ?
— Je consens à vous tirer d’affaire, répondit le colon, mais à la condition que vous me donniez Germaine en mariage.
La foudre, tombant aux pieds de l’industriel, ne lui eût pas causé une plus vive surprise :
— Toi, épouser Germaine, quelle idée saugrenue !
— Pourquoi saugrenue, mon oncle ? Elle me plaît, je la rendrai heureuse et, par surcroît, je vous tirerai d’embarras. Tout ne s’arrange-t-il pas à merveille ?
Mais elle est fiancée !
— À qui ? À un malheureux architecte sans situation et sans fortune ! Joli avenir que vous lui préparez ! Et puis, peu m’importe ! Je la veux, et il me semble que l’aide que je vous apporte…
— Germaine aime son fiancé… Je doute qu’elle consente… Et puis, nous n’avons aucune raison de faire cet affront à ce pauvre André. L’autre jour, ta cousine, apprenant ma situation désespérée, a voulu lui rendre sa parole. Il a refusé, en déclarant noblement qu’il ne l’avait point choisie pour sa fortune mais pour elle-même. Et tu voudrais que nous commettions, nous, cette lâcheté ?
— C’est bien, mon oncle, je repartirai demain. Cherchez ailleurs l’appui dont vous avez besoin.
— Oh ! Lucien, oses-tu donc nous mettre cet odieux marché en main ?
— Ce n’est pas un marché, mon oncle. J’aime ma cousine, est-ce ma faute ? Suis-je donc après tout si déplaisant, si peu digne d’être aimé ?
Un violent combat parut se livrer dans l’âme et le cœur de Pierre Dangel. Sacrifier sa fille et commettre au surplus une action lâche et vile que lui reprocherait sa conscience, le pouvait-il ? Oui, mais, d’autre part, renoncer à ce secours inespéré… Le malheureux vit surgir devant ses yeux le spectre hideux de la faillite. Il allait connaître le déshonneur, la douleur de voir se fermer ses ateliers, perdre sa raison de vivre. Au surplus, Germaine ne serait-elle pas condamnée à une existence mesquine, étroite, pauvre ? Tandis qu’avec Lucien…
— Écoute, se décida-t-il brusquement, accorde-moi, toi aussi, un délai de quelques jours. Je parlerai à Germaine. C’est elle-même qui décidera, je ne saurais la contraindre.
— Soit ! acquiesça Lucien Guibeaud, j’attendrai sa réponse.
IV
LE SACRIFICE
Ce jour-là, aussitôt après le déjeuner, Lucien se retira dans sa chambre « pour rédiger son courrier », déclara-t-il à ses hôtes. Pierre Dangel resta en tête-à-tête avec sa fille devant les tasses à café vides.
L’industriel paraissait plus pâle et plus soucieux encore que de coutume, Germaine était vaguement inquiète. Sans pouvoir en préciser la raison, elle pressentait depuis la veille quelque chose d’anormal, un danger qui planait sur elle et sur son amour.
— Mon enfant, se décida enfin le père, j’ai une demande à te transmettre.
— Me transmettre ? De la part de qui ?
— De Lucien.
— Ah ! Et pourquoi ne la fait-il pas lui-même ? C’est donc bien grave ?
— Oui, ma fille, c’est grave. Il s’agit de ton avenir…
Germaine pâlit légèrement :
— De mon avenir, mais… En quoi cela concerne-t-il mon cousin ?
— Il t’aime… Il veut t’épouser.
— Lui ! Mais il a perdu la raison, mon père ! Il sait pourtant bien que je suis fiancée ! Je pense que vous lui aurez fait comprendre sa folie.
— J’ai cherché à l’en dissuader, en effet. Mais il est têtu et c’est un garçon qui va droit au but qu’il s’est proposé. Il s’est mis en tête de se marier avec toi, il n’en démordra pas.
— Il le faudra bien pourtant, s’écria Germaine avec emportement. Je n’ai pour lui qu’une affection de cousine. C’est André que j’aime, à qui j’ai donné ma foi. Avez-vous pensé, papa, que je reviendrais sur ma parole ?
Le malheureux Pierre Dangel baissa la tête :
— Il faut que le te dise une chose, mon enfant. avoua-t-il. J’avais demandé à Lucien un secours de cinq millions de francs qui nous éviterait la ruine. Il ne me l’accordera qu’à cette condition.
— C’est donc cela ! s’écria la jeune fille outrée, vous avez conclu entre vous un marché honteux. Et c’est vous, mon père, qui osez me le proposer. Tenez ! cela me répugne.
Et elle s’enfuit, comme folle, sortit de la maison, traversa le parc en courant et se trouva sur la grande route.
— Me vendre ! grondait-elle, bouleversée, lui, mon père, il a voulu me vendre ! pour de l’argent il me sacrifierait !
Elle sentait monter en elle un dégoût amer, du chagrin, de la révolte. Sa foi en son idole de toujours, en son père venait soudain de s’écrouler, lui laissant une douleur atroce. Elle se sentit si désespérée qu’elle éprouva le besoin ardent de se raccrocher à quelque chose, de trouver un refuge, une consolation.
— André ! pensa-t-elle. Il doit être chez lui à cette heure, il m’a dit qu’il y resterait jusqu’à cinq heures.
Elle irait à lui, lui dirait ce qu’on avait tramé contre leur bonheur, contre leur amour, lui demanderait de la garder, de la défendre.
André Lambret habitait Puteaux, chez une vieille tante qui l’avait recueilli à la mort de ses parents. En ce moment il se trouvait seul et fut très surpris de voir apparaître sa fiancée tête nue, sans manteau, l’air bouleversé.
— Que se passe-t-il, Germaine ? s’écria-t-il.
— André, une chose atroce, invraisemblable !… Je vous en supplie, emmenez-moi, arrachez-moi à eux !
— Mais enfin, Germaine, de grâce, expliquez-vous !
Mais, incapable de répondre, la jeune fille se contenta de fondre en larmes, au grand affolement de son fiancé :
— Ma petite Germaine, ma chérie, que vous a-t-on fait ? Ne pleurez pas ainsi, vous me déchirez.
Lorsqu’elle se fut un peu calmée, elle put faire enfin connaître au jeune homme la raison de son bouleversement : son cousin Lucien Guibeaud s’était mis en tête de l’épouser. Moyennant cette condition, il avait offert à son oncle son aide financière. M. Dagel n’avait pas craint de transmettre à sa fille cette infâme proposition,
— Je ne veux plus les voir ! sanglota la jeune fille. Partons, André, enlevez-moi !
Le jeune architecte était atterré. Le coup l’atteignait douloureusement, dans sa fierté, dans son amour. Pourtant, au premier mouvement de révolte, succéda bientôt chez lui une grande tristesse.
— Voire père a peut-être raison, Germaine, dit-il d’une voix navrée. Avec moi vous connaîtriez la pauvreté, une vie médiocre, difficile. L’amour même le plus grand, ne résiste pas toujours à de tels tracas. Avec votre cousin, vous aurez une existence large, assurée, heureuse. C’est un homme. Il saura se faire aimer de vous. Épousez-le.
— Oh ! fit Germaine avec une stupeur douloureuse. C’est vous, André, qui me donnez ce conseil !
— Hélas ! mon amie, Dieu sait le déchirement que j’éprouve, mais je n’ai pas le droit d’être un obstacle au salut de votre père, à votre propre intérêt, à votre bonheur. Je saurai m’effacer, renoncer à mon beau rêve…
— Ah ! vous ne m’aimiez pas réellement ! dit la jeune fille d’un ton amer. Voire amour était médiocre et lâche. Aucune désillusion ne me sera donc épargnée ! C’est bien, je sais, moi, ce qui me reste à faire.
— Germaine, ma chérie !
— Je ne suis pas votre chérie, fit-elle d’un ton méprisant. Je ne vous suis plus rien, plus rien, vous entendez ? Si vous m’aviez aimée vraiment, vous n’auriez pas consenti à ce qu’on me livrât à un autre, vous m’auriez défendue, enlevée… Mais vous n’avez pas le courage d’affronter les obstacles. Tenez ! vous êtes un faible, vous me dégoûtez !
Il n’eut pas le temps de formuler une protestation, une supplication. Littéralement hors d’elle, Germaine avait quitté la maison.
Pendant deux heures elle erra dans la campagne, indifférente au froid qui la mordait à travers sa mince robe de lainage, essayant de calmer la fièvre qui la brûlait, Tout la lâchait donc ? Elle sentait sur ses lèvres la saveur amère du désenchantement. André, lui aussi, l’abandonnait. Elle avait cru en lui comme en son père, et voici qu’elle découvrait qu’il n’y avait dans tous les êtres que lâcheté et vilenie, que la vie était triste et laide. Ne valait-il pas mieux mourir alors ?
Enfin le calme revint dans son esprit. Alors elle y vit plus clair. Elle comprit qu’André se sacrifiait pour sauver M. Dangel. Elle cessa de lui en vouloir et se sentit tout d’un coup triste mais résolue. Ne devait-elle pas suivre le sublime exemple de son fiancé ?
Pouvait-elle, pourtant, épouser un homme qu’elle n’avait aimé que comme un frère, et qui, maintenant, lui faisait horreur ? Pouvait-elle lier à lui son existence ? Non, c’était trop lui demander. Elle acceptait de s’immoler, pas jusqu’au mépris d’elle-même. Sauver son père, oui, mais se garder intacte, demeurer fidèle à la foi que, pour toujours, elle avait juré à André.
Lorsqu’elle rentra chez elle, à la nuit tombante, il y avait sur son visage un air de farouche résolution.
— Où est mon père, Mariette ? demanda-t-elle à la gouvernante.
— Dans son bureau, mademoiselle.
— Merci, je vais le voir.
Elle alla frapper à la porte de l’industriel.
— Entrez, dit la voix au timbre assourdi, usé, eût-on dit, de Pierre Dangel.
Germaine entra dans la pièce. Elle vit son père assis, accablé, le menton dans ses deux mains réunies.
— Ah ! fit-il, c’est toi…
— Oui, père.
Elle remarqua mieux son visage altéré pauvre père, il était bien à plaindre, lui aussi. N’avait-il pas des excuses ? Elle éprouva soudain un remords.
— Où est Lucien ? demanda-t-elle avec douceur.
— La-haut, dans sa chambre, il s’apprête à partir, fit-il avec lassitude.
Ah !… Il ne faut pas qu’il parte. Je… je consens à ce qu’il désire, mon père.
M. Dangel examina sa fille avec anxiété :
— Je ne veux pas que tu te sacrifies, mon enfant… Ton bonheur m’est plus précieux encore que ma vie même. Je regrette de t’avoir parlé de cela tout à l’heure… Je ne pensais pas t’imposer une contrainte.
— Il n’est pas question de sacrifice, papa. J’ai réfléchi, et ce qui m’avait révoltée tout d’abord m’a paru raisonnable et possible. Avec André peut-être n’aurions-nous pas été heureux. J’aurais été une entrave à son avenir. Il l’a compris, il a accepté que je lui rende sa parole… Je suis libre à présent.
— Tu as fait cela, Germaine ! s’exclama le père. Jure-mol au moins que tu n’en souffres pas trop, que tu ne regretteras pas… ce sacrifice ?
— Je ne regretterai rien, mon sort est bien fixé, papa ! répondit-elle d’un ton tragique qui fit tressaillir Pierre Dangel.
Mais il fut impossible à l’industriel de rien tirer d’autre de son enfant. Déjà Germaine frappait à la porte de la chambre de son cousin.
— C’est moi, Lucien, dit-elle en entrant, je suis venue moi-même apporter ma réponse… T’engages-tu à venir en aide à papa moyennant le prix que tu exiges ?
— Oh ! Germaine, que j’exige ! J’ai un désir ardent de t’avoir à moi, de t’aimer, de te rendre heureuse, voilà tout… Mais si cela t’était trop pénible…
— Verseras-tu les cinq millions ? questionna-t-elle impatientée.
— Oui, je l’ai promis, mais…
— C’est bien, nous nous fiancerons donc le plus rapidement possible.
Et, sans ajouter un mot de plus, elle sortit d’un air digne, laissant son cousin tout décontenancé, un peu honteux de lui-même.
V
TRAGIQUES FIANÇAILLES
Lucien Guibeaud, conformément à sa parole, avait versé à la banque de son oncle les cinq millions de francs promis. Cette somme avait servi à désintéresser les créanciers et acheter un stock de matières premières. L’affaire repartait donc sur de nouvelles bases, Pierre Dangel espérait fermement que, malgré la crise, elle pourrait se soutenir et obtenir des résultats jusqu’à une époque meilleure.
André Lambert n’avait pas reparu…
Quelques jours plus tard, en fin novembre, eurent lieu les fiançailles de Lucien et de Germaine.
Entre les deux cousins aucune allusion n’avait été faite à ce qui avait eu lieu. La jeune fille semblait calme, résignée, indifférente, on ne lisait, sur son visage impénétrable, nul regret, nulle tristesse. À la question de Lucien, lui demandant si elle désirait s’établir avec lui en Algérie, elle avait répondu que la chose lui importait peu, qu’elle ferait ce qu’il voudrait.
Et le jeune homme s’inquiétait un peu de cette indifférence morne, à laquelle il eût presque préféré de la révolte. Que cachait cette apparence froide, impassible ? Posséderait-il jamais vraiment celle pour qui, de jour en jour, sa passion devenait plus ardente ? Saurait-il vaincre la rancœur, les préventions qu’il soupçonnait encore en elle, malgré qu’elle s’efforçât de se montrer aimable à son égard ?
— Ah ! se jura le jeune homme auquel rien, jamais, n’avait pu résister, je ferai fondre cette glace, j’animerai cette froide statue !
Mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir au fond du cœur une légère appréhension.
S’il était inquiet, Pierre Dangel l’était bien davantage. Le soulagement de se voir tirer d’embarras ne délivrait point le père de son angoisse et de ses remords, vis-à-vis de sa fille. Encore que Germaine parût enjouée, normale, il se doutait bien que ce n’était là qu’une attitude, qu’un masque, et il devinait en partie le drame qui se jouait dans l’âme de sa pauvre enfant. Était-il donc si misérable qu’il eût sacrifié le bonheur de sa fille à une méprisable question d’intérêt ? Il essayait de se convaincre que Germaine serait heureuse, que tout était mieux ainsi, mais il y parvenait mal.
Il avait été décidé que le repas de fiançailles aurait lieu dans la plus stricte intimité. Deux ou trois parents des Dangel, seulement, y assisteraient.
Lucien, ce jour-là, était brûlant d’impatience…
Et Germaine parut plus blanche encore que la robe immaculée qu’elle avait revêtue pour la circonstance. Une flamme étrange luisait dans son regard et elle était, avec ses yeux cernés, avec son masque douloureux et calme, si tragiquement belle que Lucien, intimidé, la contempla avec une dévote admiration, et sentit s’accroître sa passion et son désir.
Pierre Dangel, lui, avait blêmi. Ses appréhensions, ses remords, se renouvelèrent. Il manœuvra de façon à attirer sa fille à l’écart :
— Ma chérie, qu’as-tu ? lui demanda-t-il anxieusement. Il faut tout me dire. Si ce mariage te chagrine à ce point, dis-le, il en est temps encore. Je rendrai à Lucien son argent et il ne sera plus question de rien.
— Mais non, père, répondit la jeune fille en s’efforçant de sourire. Pourquoi vous faites-vous des idées ? Je suis très, très heureuse… Ne vous tracassez pas à mon sujet ; c’est un peu d’émotion…
L’industriel la considéra profondément, cherchant à percer le secret de cette âme close. Disait-elle la vérité ? Dissimulait-elle seulement un héroïque sacrifice ? Elle soutint sans broncher cet examen.
L’on s’installa autour de la table dressée au milieu de la salle à manger, et chargée de cristaux rares, ornée d’une profusion de fleurs. Les deux fiancés s’assirent côte à côte, à la place d’honneur, M. Dangel se plaça en face d’eux.
Pendant tout le repas de fiançailles, Germaine parut très gaie, très heureuse, pleine d’entrain. Et Lucien, ravi, dédaigna ses précédentes craintes ; il crut réellement que Germaine avait oublié son petit architecte, acceptant avec joie ses nouvelles fiançailles. Il se crut comblé…
Mais Pierre Dangel, lui, ne s’y trompa pas. Il décela ce qu’il y avait de factice dans la gaieté forcée de sa fille. Il l’examina à la dérobée et, sans savoir pourquoi, ressentit au cœur une inexprimable angoisse. Il la connaissait trop pour ne pas s’alarmer de cette lueur farouche que, par instants, il voyait briller dans son regard.
Ce fut le dessert. Quelqu’un se leva, prononça un Court speech, proposa de lever les verres au bonheur des futurs époux, à leur félicité.
Alors Lucien, très ému, prit dans sa poche un bel écrin dont il tira un magnifique solitaire monté en bague :
— Mon oncle, dit le jeune homme, je vous remercie de l’inestimable don que vous m’avez fait en m’accordant la main de ma cousine. Je n’aurai pas de plus grand souci que celui de la rendre heureuse… Germaine, ajouta-t-il en se penchant vers la jeune fille dont le visage était à présent d’une blancheur tragique, veux-tu accepter cette bague en souvenir de ce jour béni de nos fiançailles ?
Germaine regarda son cousin d’un air étrange. Sa pâleur s’était encore accentuée. Pourtant une énergie nouvelle la redressait toute. Elle prit la bague que Lucien lui tendait, la considéra une minute en silence, la passa à son doigt sans prononcer une parole. Puis, d’un geste rapide, qu’aucun des convives dont les yeux surpris étaient pourtant fixés sur la jeune fille ne put prévoir, elle saisit sur la table le couteau à dessert, effilé, placé devant elle et, brusquement, se l’enfonça dans la poitrine. Sans pousser une plainte elle s’écroula sur son siège.
Ce fut un affolement général, un bruit de chaises renversées, de vaisselle qu’on bouscule, mêlé à un concert d’exclamations :
— Ah ! mon Dieu, qu’a-t-elle fait ?
— Quelle horreur !
Et, dominant tout, le cri déchirant du père :
— Ma petite !
Pierre Dangel s’était précipité. Écartant avec violence Lucien déjà penché sur sa fiancée, il ordonna :
— Va-t’en ! Laisse-la !
À son tour il s’inclina devant le beau visage couleur de cire dont les yeux s’étaient clos :
— Germaine, implora-t-il, ma petite Germaine, tu m’entends bien, dis ?
La blessée rouvrit faiblement les yeux. Elle dit, d’une voix presque imperceptible :
— Père, pardon… J’ai tenu ma parole… Je ne pouvais pas… aller jusqu’au bout…
Puis les paupières aux longs cils blonds se refermèrent sur les yeux couleur de violette :
— Ah ! fit Pierre Dangel avec désespoir, je suis un misérable, c’est moi qui l’ai tuée !
Mais il se ressaisit, et avec une énergie douloureuse :
— Un docteur, vite, il faut aller chercher un docteur ! cria-t-il. Il faut me sauver mon enfant, tout ce que j’ai à celui qui me la sauvera !
Lucien Guibeaud, qui se tenait un peu à l’écart, aussi livide que la blessée, intervint :
— Je vais la transporter dans ma voiture à la clinique, proposa-t-il.
Son oncle le regarda sans bienveillance. Mais quelqu’un opina :
— Il a raison, c’est le plus sage.
— Soit ! dit Pierre Dangel, fais vite alors. Conduis-la à Paris, dans la meilleure clinique. Aidez-moi, vous autres, à la transporter doucement. Qu’on ne perde plus une seconde !
Des domestiques apportèrent des couvertures, au moyen desquelles on installa Germaine sur les coussins arrière de la voiture de Lucien Guibeaud. Le père monta lui-même auprès d’elle, soutint sur ses genoux, pour lui éviter les cahots de la route, la tête inanimée de son enfant.
— Filons ! ordonna-t-il, toute minute qui s’écoule peut être fatale.
Sur la blanche robe de fiançailles de Germaine une tache écarlate, de seconde en seconde, s’élargissait.
VI
REVIREMENT
Ils étaient tous deux penchés au chevet de la blessée, le père et le fiancé, attendant que le moindre signe, un soupir, un mouvement des lèvres, un battement des paupières, vint attester que la vie, chez elle, n’était point tout à fait éteinte. Ils ne se disaient rien. À quoi bon ? Pourquoi accroître, par des paroles vaines, leur souffrance, leurs angoisses, leurs remords ? L’un et l’autre, dans le secret de son cœur, s’accusait de l’affreux malheur. Ils en prenaient chacun la responsabilité. Ils se disaient :
— Ah ! Si j’avais su !
S’ils avaient su qu’elle n’était point de celles qui se résignent, qui se reprennent quand, une fois, elles ont donné leur cœur. S’ils avaient su qu’elle n’avait accepté le sublimé sacrifice que jusqu’à la limite du don d’elle-même, l’eussent-ils poussée à son geste de désespoir ? Et maintenant qu’eussent-ils donné, l’un et l’autre, pour voir se rouvrir les chères prunelles azurées et sourire cette bouche close, ces lèvres décolorées. Mais Germaine demeurant inconsciente, muette, privée de vie.
« Le chirurgien allait venir », avait dit la sœur. Ah ! que faisait-il donc ? Pourquoi tardait-il tant ? Un premier pansement avait été fait dès l’entrée par l’interne du service. Sans doute avait-il permis d’arrêter l’hémorragie fatale. Mais si une opération était nécessaire, seul le chirurgien pourrait le dire, dans ce cas la tenter de toute urgence. S’il tardait encore, peut-être Germaine allait-elle mourir.
La porte s’ouvrit avec un bruit léger qui, pourtant, n’échappa pas à l’oreille tendue de Pierre Dangel :
— C’est lui, enfin ! soupira-t-il.
C’était le chirurgien, en effet, accompagné d’un aide. Le père vint au-devant de lui :
— Docteur, vous me la sauverez, n’est-ce pas ? implora-t-il. Ma reconnaissance éternelle si vous me rendez mon enfant. Ma vie vous appartiendra.
Le chirurgien eut un bon sourire :
— Je vais voir cela, dit-il, mais soyez assuré, monsieur, que je ferai tout ce qu’il sera possible pour sauver mademoiselle,
— Ah ! merci, docteur.
Le praticien s’approcha du lit où gisait Germaine. Il se mit d’abord à tâter le pouls et ausculter le cœur. Son visage impassible ne traduisit aucune pensée. Pierre Dangel et Lucien Guibeaud suivaient avec anxiété tous ses mouvements. Il défit le pansement, commença d’examiner la blessure, à peine plus large qu’un travers de doigt, Comme il appuyait sur les bords de la plaie, la malade poussa un faible gémissement.
— Ah ! dit avec soulagement le père, elle sent, donc elle vit…
Le chirurgien nettoya à nouveau la blessure, refit le pansement, inscrivit sur une fiche les indications nécessaires, donna à ses élèves quelques explications.
— Alors, docteur, interrogea avec angoisse Pierre Dangel.
— Je puis en répondre, affirma le praticien. La blessure n’a lésé aucun organe essentiel. À peine a-t-elle effleuré légèrement le cœur, sans dégât important. Votre fille guérira.
— Ah ! merci, docteur, comme vous me faites du bien. Si vous saviez !
— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est la Providence. Si tout se passe bien, dans quelques jours votre blessée sera sur pied.
— Et il n’y aura pas de suites ?
— Non, je l’espère. Pour l’instant pas de réaction pleurale. Nous veillerons à ce qu’aucune complication ne se produise.
Il s’en alla. Lucien Guibeaud le suivit et, de toute la journée, ne reparut plus. Pierre Dangel ne songea pas à s’en inquiéter. La vue de son neveu, au surplus, lui était maintenant insupportable. S’il ne le rendait pas responsable de ce qui s’était passé — n’était-il pas, lui, le principal coupable ? — il ne lui pardonnait pourtant point d’être la cause indirecte du geste désespéré de Germaine. Il était bien décidé à reprendre sa parole en lui restituant son argent, dès qu’il serait possible et au prix même de sa propre ruine.
Il ne quitta pas la clinique et demeura au chevet de sa fille toute la nuit. Germaine n’avait pas repris conscience. Elle somnolait toujours, dans un état de demi-hébétude.
Au matin, on remit à Pierre Dangel une lettre qu’un chasseur venait d’apporter : il reconnut sur l’enveloppe l’écriture de Lucien.
Il ouvrit l’enveloppe, en tira un feuillet et lut :
« Je vous prie de me pardonner ; je supplie Germaine, lorsqu’elle sera rétablie — bientôt j’espère — d’oublier le mal que je lui ai fait. J’ai été un criminel. J’étais aveuglé par ma passion, par mon amour. J’ai compris trop tard — hélas ! ma lâcheté.
« Croyez-moi toujours, je vous prie, votre neveu très affectionné :
Pierre Dangel se tenait auprès de Germaine.
Il était trois heures de l’après-midi. La porte s’ouvrit et la sœur entra :
— Monsieur, dit-elle, il y a là un jeune monsieur qui vous demande. M. Guibeaud, je crois… Il ne m’a pas donné sa carte.
— Je vous remercie, ma sœur ; je vais voir.
Il sortit tout de suite et Germaine entendit dans le couloir des exclamations et un « chut » prolongé.
Puis des pas signalèrent l’approche du père et du visiteur.
Or, comme la porte s’ouvrait, elle eut un éblouissement :
— Mon Dieu !… s’écria-t-elle.
Lucien se précipita :
— Germaine ! Sois calme, je t’en conjure… Oui, je te ramène celui que tu aimes. Oui, je suis allé lui demander de m’accompagner. J’ai voulu… j’ai voulu…
L’âme étreinte par une indicible émotion, il n’en put dire davantage. Il s’était effacé et André Lambert était au chevet de la jeune fille.
— Germaine, dit-il à son tour ; c’est fini… M. Guibeaud… Lucien… il a été d’une grandeur d’âme… Jamais je n’oublierai.
Il se pencha vers Germaine pour lui donner un baiser sur le front cependant que Pierre Dangel étreignait Lucien comme il eût étreint un fils prodigue retrouvé.
Alors Lucien Guibeaud se rapprocha :
— Germaine, prononça-t-il, ma petite cousine, sois heureuse. Oublie le mal que je t’ai fait. Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, répondit Germaine. De toute mon âme, de tout mon cœur.