Fierté de race/11

La bibliothèque libre.
Edouard Garand (p. 32-36).

XI

La volonté de Mme Renaud


Le facteur sonna à la porte de Mme Renaud.

Il remit une lettre adressée à Lucienne.

Longtemps Mme Renaud examina l’écriture… une écriture masculine, elle ne s’y trompait pas ! À plusieurs reprises elle retourna l’enveloppe de ses gros doigts. Ses sourcils se fronçaient, ses lèvres s’agitaient, tout son être paraissait tiraillé par une curiosité formidable. De temps à autre elle prêtait l’oreille et levait un œil inquiet vers le plafond ; puis elle se remettait à examiner l’enveloppe d’une main tremblante.

— Cette lettre ne vient pas du jeune Hartley, murmura-t-elle au bout d’un moment. Je connais son écriture. De qui cela peut-il être ?

Elle palpait encore la lettre, la soupesait, la retournait en tous sens, comme fait un brocanteur qui estime mentalement la valeur d’un objet qu’on lui offre en gage.

À la fin, elle parut prendre une décision et appela :

— Lucienne !

De l’étage supérieur la voix de la jeune fille répondit à l’appel :

— M’appelez-vous, ma tante ?

— Oui… C’est le facteur qui vient d’apporter une lettre pour toi.

— Une lettre ?… Je descends, ma tante.

Mme Renaud ébaucha un sourire qui parut signifier : « Je saurai bien tout de même… » Car elle se figurait, elle pensait que Lucienne ouvrirait cette lettre devant elle et qu’elle en connaîtrait l’auteur.

Lucienne parut. Elle était pâle, amaigrie et d’une démarche chancelante.

— C’est une lettre pour moi, avez-vous dit ?

— Oui, chérie, une lettre de Québec.

— Merci, dit la jeune fille en prenant la lettre des mains de Mme Renaud.

Elle jeta un rapide coup d’œil sur la suscription. Malgré l’effort qu’elle dut faire pour ne pas laisser voir ses impressions intérieures, son front blanc s’empourpra violemment.

Mme Renaud sourit, certaine qu’elle était que Lucienne allait se trahir et livrer le secret de cette lettre.

Mais déjà la jeune fille regagnait sa chambre.

— Tu ne la lis pas ? demanda Mme Renaud désappointée.

— Je vais la lire dans ma chambre, ma tante.

Elle s’éloigna lentement.

Mme Renaud fit une grimace de dépit et elle se dit avec une sourde colère :

— C’est bon va… Mais je saurai bien de qui vient cette lettre. Et alors, nous verrons…

Tremblante, agitée, Lucienne était remontée à sa chambre. Avant de briser l’enveloppe, elle l’examina longuement, comme si elle eût redouté de prendre connaissance de son contenu.

Enfin, elle s’y décida d’une main fébrile, pendant que sur ses lèvres ce nom expirait :

— Georges !….

Elle lut :

« Mademoiselle »,

« Vous n’avez pas daigné répondre à ma lettre du mois de juin dernier. Malgré votre silence, j’avais conservé un secret espoir. Mais voilà que j’apprends votre mariage prochain avec M. Hartley… Et, pourtant, vous m’avez laissé des espérances ! Vous m’avez laissé sentir que vous m’aimiez ! Vous n’étiez donc pas sincère, puisque, aujourd’hui, vous en épousez un autre ? Et moi, j’ai cru — étais-je fou ! — oui, j’ai cru à votre amour ! J’en ai vécu ! Maintenant, j’en meurs ! Parce que vous m’avez trompé, mademoiselle, ma vie est brisée. Mais je ne vous en veux pas : c’est ma faute ! Ceci, on me l’a dit, prouvé ! Je ne peux donc vous reprocher quoi que ce soit. Au contraire, je viens vous souhaiter heureuse vie et vous dire de penser quelquefois qu’il est de par le monde un misérable qui vous a abandonné toute son âme ! Je vous dis donc un éternel adieu !… »

Georges…

Après lecture de cette lettre, Lucienne demeura renversée dans sa berceuse, le visage livide, le sein soulevé de sanglots, les lèvres crispées par l’effort d’une douleur difficilement contenue. Ses yeux bleus, comme agrandis dans le cercle de bistre qui les cerclait, demeuraient fixes, brillants, secs.

Elle demeura longtemps dans cette position. Dans ses mains demeurait la lettre froissée convulsivement. Les ombres du crépuscule avaient envahi la chambre, et les objets, les meubles autour de la jeune fille ne conservaient plus qu’une forme vague.

Son nom, prononcé d’en bas par Mme Renaud, la fit sortir de sa torpeur.

— Lucienne… on t’attend !

La jeune fille fit un effort sur elle-même pour se lever. Elle plia soigneusement la lettre de Georges et l’enfouit dans son corsage.

D’en bas montaient des odeurs de cuisine agréables. C’était l’heure du souper.

Cinq minutes plus tard, Lucienne pénétrait dans la salle à manger où elle trouva M.  et Mme Renaud, assez tristes tous deux, en train de manger leur soupe.

— Comment ça va, petite ? demanda M. Renaud avec une tendre compassion.

— Assez bien, mon oncle, répondit Lucienne en prenant sa place habituelle en face de Mme Renaud.

Celle-ci avait à ses lèvres un sourire fade. Elle ne prononça pas un mot.

Le souper fut silencieux.

La jeune fille mangea peu et très lentement, sans jeter un regard à M. Renaud ou à sa tante.

Mme Renaud observait Lucienne à la dérobée, et son sourire fade s’amplifiait, devenait fielleux.

M. Renaud, lui, roulait de gros yeux de sa femme à sa nièce et de sa nièce à sa femme, comme s’il se fût demandé quoi d’anormal existait entre sa femme et Lucienne.

Il est certain que sur cette petite famille qu’on avait vue si gaie déjà, un malaise


— Mon oncle je n’ai plus que vous…

planait. Dans l’air flottait l’approche d’un de

ces orages dont la violence cause souvent des dommages irréparables.

Et M. Renaud sentait cet orage approcher et peut-être s’en effrayait-il : car, chaque fois que sa main prenait un ustensile quelconque, cette main tremblait sensiblement. Une fois, il échappa une cuillère, et la chute de cet objet produisit un bruit étrange dans l’effrayant silence qui demeurait. À ce bruit, Mme Renaud décocha à son mari un regard chargé de tempêtes, M. Renaud rougit, toussa, faillit s’étouffer d’une bouchée trop grosse et prise trop à la hâte, et se remit à sa besogne un peu plus inquiet. Lucienne parut demeurer étrangère à cette petite scène, et elle acheva lentement et tristement son dessert.

Mme Renaud, qui achevait aussi, demanda avec une feinte compassion :

— As-tu bien mangé, chérie ?

— Oui, ma tante, très bien, répondit la jeune fille d’une voix presque indistincte.

M. Renaud, qui avait pu reprendre un peu d’aplomb et rassuré par ces paroles entre la tante et la nièce, remarqua, en mâchonnant une croquette de fromage :

— Tu as l’air plus malade, petite, que ces jours derniers ?

— Je suis bien, mon oncle, je vous assure.

Mme Renaud, qui venait d’avaler un reste de café, essuya ses grosses lèvres et dit :

— Si tu n’es pas tout à fait mieux, chérie, je pense que la bonne nouvelle que j’ai à t’annoncer ne manquera pas de te faire un grand bien. Ces paroles furent soulignées par un sourire d’hyène.

Lucienne regarda sa tante avec surprise, le sourire de celle-ci la glaça, elle eut peur.

— Oui, ma chère enfant, continua Mme Renaud en accentuant son sourire assassin, c’est un avenir brillant qui s’offre à toi. Tu ne devines pas ?

Hélas ! elle ne devinait que trop, la pauvre fille ; car la lettre de Georges flamboya dans son souvenir, et son mariage annoncé avec Hartley — mariage dont elle ne savait rien elle-même — la tua presque.

Elle voulut réagir contre la défaillance qui l’envahissait, elle puisa dans sa volonté l’effort, nécessaire pour recevoir l’attaque terrible qu’elle appréhendait et redoutait. Mais elle se sentait si faible qu’elle eût à ce moment imploré la protection du premier venu. Oh ! comme à cette minute suprême elle se fût jetée avec ivresse dans les bras de celui que son cœur appelait vainement ! Si Georges eût été là, elle lui aurait crié : « Prenez-moi… emmenez-moi ! ». Mais elle était seule avec l’ennemi terrible, sa tante. Pourtant, il y avait là son oncle… son oncle dont elle connaissait la tendresse… son oncle qui l’avait toujours défendue… Elle lui jeta un regard de détresse.

Pauvre oncle, que pouvait-il ?… Tête basse, mâchonnant un reste de fromage, M. Renaud n’osait regarder ni sa nièce ni sa femme. Il était lui-même sous l’empire d’une gêne mortelle qui avait presque l’apparence de l’épouvante.

Apres un moment de lourd silence, Mme Renaud toussotta et reprit :

— Lucienne, le temps est venu de songer sérieusement à ton avenir. Tu sais si nous t’aimons, ton oncle et moi ? et nous ne pouvons vouloir que ton bonheur.

Mme Renaud disait « nous », afin de dégager un peu de sa responsabilité et d’en faire peser une part sur l’oncle qui demeurait tout à fait étranger aux manigances de sa conjointe.

Tout de même, M. Renaud, sans savoir au juste où voulait aboutir sa vénérable moitié approuvait de la tête chaque parole prononcée par Mme Renaud.

Celle-ci poursuivit :

— Donc, ma chérie, nous avons décidé de te marier !…

Lucienne redoutait depuis quelque temps d’entendre une telle décision exprimée par sa tante, et cependant les paroles de Mme Renaud frappèrent la jeune fille de détresse. À cette détresse se mêla la révolte, puis l’indignation la fit frémir, et peu après ce fut comme un voile d’horreur qui enveloppa son âme. Et pour ne pas laisser pénétrer les sentiments divers qui, à cette minute, se partageaient âprement son esprit et son cœur, Lucienne demeura calme d’apparence.

Le silence qui avait suivi avait paru plus lourd, funèbre presque. M. Renaud, très gêné, fort mal à l’aise, ne sachant que faire pour se donner un certain aplomb qu’il ne parvenait pas à trouver depuis un moment, toussa, bâilla, remua rudement ses ustensiles, plia et déplia sa serviette pour, enfin, pousser un « hem » formidable et pour se rapetisser ensuite, sur sa chaise où il demeura comme un chat battu.

Mme Renaud, qui n’avait pas cessé de regarder sa nièce avec son sourire de bête fauve, reprit :

— Ce soir, ma chérie, tout à l’heure, je pense bien Mme Hartley et son fils seront ici, venus expressément pour recevoir ta réponse. Je sais bien que tu ne refuseras pas un si beau parti, et que tu t’en réjouis déjà à l’avance. C’est que j’ai deviné depuis longtemps tes aspirations — je devrais dire « tes secrets » — et je les ai devancés.

Cette fois, la bonne tante oubliait son « nous » ! Maintenant que le coup était porté sans que Lucienne ne parût se cabrer, Mme Renaud retrouvait toute l’audace dont elle s’était armée. De ce moment, pensait-elle, elle pouvait frapper coup sur coup sans qu’il y eût danger pour elle de représailles. Et elle ajouta :

— Je puis te dire encore, ma chère enfant, que j’ai assuré Mme Hartley et son fils d’une réponse favorable de ta part. Me suis-je trompée, chérie ? acheva Mme Renaud avec un miaulement de chatte qui vient de sauter sur sa proie menue.

Ces dernières paroles de sa tante bouleversèrent Lucienne davantage. Elle voulut crier son horreur… un hoquet s’étouffa dans sa gorge serrée. Son sein fut secoué par un tumulte terrible, un étourdissement la fit vaciller sur sa chaise, et par crainte de tomber à la renverse elle cacha son visage livide.

Mme Renaud feignit de croire à une joie mal contenue et poursuivit :

Je comprends bien que cela t’émeut. Tu ne t’attendais pas sitôt à cette décision que j’ai prise pour ton plus grand bonheur. Oh ! je me doutais bien que tu étais très désireuse et même anxieuse de voir venir ce jour. La crainte de voir un avenir riant t’échapper te faisait souffrir… j’ai bien compris cela. Et sachant aussi que le jeune Hartley te désirait avec toute l’ardeur de son cœur de jeune homme, j’ai compris que cette union était indispensable à votre bonheur réciproque. J’ai donc marché !… Ah ! ma chérie, s’écriat-elle avec une vraie sincérité, comme je suis heureuse pour toi !

Elle se tut avec l’espoir ou l’attente que Lucienne allait cette fois exprimer sa pensée. Mais non… la jeune fille demeura silencieuse. Et ce nouveau silence parut plus lourd, plus grave.

M. Renaud, de plus en plus mal à l’aise, ne put réprimer un grondement. Ce grondement eut l’air d’exciter une colère qui couvait, et cette colère, il la fit retomber sur la pauvre chatte qui lui frôlait les jambes.

— Maudite chatte ! grinça-t-il.

Il lui lança un vigoureux coup de pied.

La petite bête fit entendre un miaulement plaintif.

Indignée, Mme Renaud cria :

— As-tu besoin de la tuer, Prosper ?

— Eh bien ! fiche-la dehors ! vociféra M. Renaud.

— Et toi, clama Mme Renaud, les yeux désorbités par la fureur, si l’on te fichait dehors par ce froid de dix degrés ?

— C’est bon, c’est bon, grommela M. Renaud qui, apeuré, se renfonça dans son fauteuil.

Mme Renaud lui décocha un regard de travers. Puis, retrouvant une ombre de son sourire félin de l’instant d’avant, elle demanda à Lucienne :

— Eh bien, chérie, vas-tu me dire ce que tu penses de ce mariage ?

Lucienne, interrogée aussi directement, fit un effort pour dompter la faiblesse qui l’avait saisie. D’une voix pas trop sûre elle répondit :

— Ma tante, je veux réfléchir à la réponse que je dois donner à Mme Hartley. Dès qu’elle sera arrivée, veuillez me prévenir.

La voix lui manqua. Elle se leva vivement pour regagner sa chambre. Elle n’avait pas encore franchi la porte de la salle a manger qu’elle éclata en sanglots… elle s’enfuit.

À ces sanglots entendus M. Renaud bondit sur sa chaise. Il éleva son poing durement fermé et le rabattit lourdement sur la table. Cette table gémit, les ustensiles s’agitèrent, la vaisselle troublée rendit un son vague de bris. Et M. Renaud gronda en regardant sa femme avec des yeux pleins d’éclairs :

— Sacré gueux ! par exemple, ça ne se passera pas comme ça !…

Froid comme une lame d’acier le regard de Mme Renaud croisa celui de M. Renaud.

D’un accent plus froid encore Mme Renaud demanda :

— Qu’est-ce qui ne se passera pas comme ça, Prosper ?

Cet accent de Mme Renaud fut un coup de massue sur le crâne poli de M. Renaud, il s’écroula sur sa chaise.

Et Mme Renaud, très menaçante, dit encore :

— Prosper, prends garde !….

 

Tel que l’avait annoncé Mme Renaud, vers les huit heures Mme Hartley et son fils firent leur apparition.

Ce n’était peut-être pas exactement l’étiquette qu’une femme, comme Mme Hartley, vint avec son fils demander la main d’une jeune fille. Mais aujourd’hui, avec « l’arrivage » à la fortune, on se fabrique une étiquette à soi, commode en tous temps et en tous lieux, qui peut s’adapter parfaitement à toutes les circonstances et à tous les événements. Ensuite, l’argent est si fascinateur, tellement magnétique qu’il éclipse tout ! Que si un homme, au lieu du gant conventionnel, vous jette à la figure une poignée de bank-notes, devant cet homme on se courbe avec un sourire gracieux ! C’est ce qu’on appelle « l’évolution »…

Donc, étiquette mise à part, Mme Hartley et son fils, sur l’invitation expresse de Mme Renaud, venaient demander à Lucienne son consentement personnel à l’union projetée.

Les banalités d’usage furent courtes. On parla de suite de Lucienne et du prochain mariage.

Mme Hartley paraissait très heureuse de l’événement qui allait apporter le parfait bonheur à son fils aimé.

Mme Renaud profita de l’occasion pour mettre à jour — oh ! fort discrètement — les qualités supérieures de sa nièce. Cela n’était pas nécessaire, mais Mme Renaud tenait à ne pas laisser diminuer l’enthousiasme de ses hôtes.

Quant au jeune homme, très timide comme toujours, très songeur, il demeurait silencieux. La conversation des deux dames l’intéressait médiocrement. Du regard il cherchait quelqu’un, ou quelque chose, peut-être bien quelqu’une…

Mme Renaud surprit ce regard et devina l’anxiété du jeune Hartley. Elle décida de marcher de suite au but.

— Ma chère amie, dit-elle avec un aplomb qui eût fait frémir M. Renaud, laissez-moi vous annoncer de suite que Lucienne accepte de grand cœur cette union. Je regrette bien qu’elle soit un peu souffrante, ce soir. Pauvre chérie, miaula-t-elle, elle n’a presque pas soupé.

— Pauvre enfant ! soupira Mme Hartley.

Le jeune Hartley frissonna, et d’innombrables rougeurs passèrent sur son front.

— Je vous assure pourtant, chère amie, continua Mme Renaud, que nous ne la privons pas de soins.

— Je vous crois, chère madame.

— Nous avons consulté les meilleurs médecins, ajouta Mme Renaud.

— Je n’en doute pas. Qu’ont-ils dit ?

— Ils ont tous conclu au même traitement, répondit Mme Renaud sur un ton très sérieux… le mariage !

— Je crois bien, fit Mme Hartley avec un sourire sans signification.

— Et je le crois également, chère amie. Tenez ! moi-même, avant de me marier, j’étais comme Lucienne, maigre, pâle, nerveuse, languissante. Voulez-vous que je vous dise, chère amie ?… on se fait trop de bile quand on est jeune fille !

— C’est vrai ! avoua Mme Hartley.

À ce moment, le jeune Hartley qui n’avait pas encore prononcé une parole, demanda d’une voix tremblante :

— Mademoiselle Lucienne est-elle vraiment bien malade ?

— Oh ! rassurez-vous, sourit Mme Renaud. Une simple indisposition… un petit malaise passager qui l’a prise avant souper. Mais je suis certaine qu’elle est remise à présent… vous allez voir.

Elle appela aussitôt :

— Lucienne !

Aucune réponse ne troubla le silence qui suivit cet appel :

— Lucienne ! répéta Mme Renaud en élevant la voix.

Le même silence demeura.

— Elle s’est peut-être couchée pour un moment, émit Mme Renaud, et elle se sera endormie. Si vous voulez m’excuser, je vais monter à sa chambre.

— Mais, oui… allez, chère Mme Renaud. Mme Renaud s’éloigna pour se rendre à la chambre de sa nièce.

Elle trouva la porte hermétiquement close.

Dans cette porte elle frappa deux petits coups. Aucune réponse de l’intérieur.

Mme Renaud appela à voix basse :

— Dors-tu, chérie ?

Rien…

Sûre que Lucienne s’était endormie d’un profond sommeil, Mme Renaud se hasarda à ouvrir la porte. L’obscurité régnait dans la chambre. Mme Renaud marcha sur la pointe des pieds, et, tâtonnant, elle trouva le bouton électrique. Lorsque la lumière jaillit du plafond, Mme Renaud aperçut la jeune fille étendue sur son lit blanc, plus blanche que la blancheur des draps, et paraissant dormir.

Pourtant, en y regardant de plus près, ce sommeil parut fort étrange à Mme Renaud.

Elle courut au lit, saisit une main de Lucienne. La main était roide et froide. Mme Renaud eut peur, elle s’affola, secoua rudement la jeune fille. Celle-ci demeura inerte.

Alors Mme Renaud poussa un cri terrible.

À ce cri un grognement répondit de la pièce voisine. La minute suivante, M. Renaud, très blême, bondit dans la chambre ; il demeura stupide devant l’immobilité cadavérique de Lucienne.

Mme Hartley et son fils arrivaient, accourant au cri entendu. Ils demeurèrent comme épouvantés.

Durant une minute un silence terrible pesa sur les êtres et les choses de cette chambre où l’on croyait entendre battre les ailes de la mort. Chacun s’entre-regardait n’osant formuler la même pensée funèbre qui l’assiégeait.

À la fin, le jeune Hartley secoua sa torpeur et s’approcha du lit.

Il examina attentivement la jeune fille durant quelques secondes, et avec un soupir d’espoir, il murmura :

— Elle n’est qu’évanouie !

Toutes les poitrines respirèrent. M. Renaud grogna :

— Sacré gué ! il n’aurait plus manqué que ça !

Mme Renaud bégaya, la lèvre tordue :

— Comme j’ai eu peur, mon Dieu !

— Pauvre enfant ! souffla Mme Hartley avec des larmes à ses yeux.

Mais déjà le jeune Hartley commandait qu’on appelât un médecin.

M. Renaud, retrouvant ses jambes du jeune âge, partit comme un coup de vent vers le téléphone.

Lucienne demeurait toujours évanouie.