Fille unique/XI

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE XI


« Tante Claire, papa il est ici avec tante Brigitte. Il va viendre chez mère-vieux.

— Quand ?

— Tout de suite. »

C’était Lilou qui apportait cette nouvelle. Où était Pompon ? Par la plus extraordinaire des exceptions, il ne trottinait point dans l’ombre de son frère.

Car ces deux êtres-là pouvaient aussi peu se quitter que s’accorder.

« Où donc est Pompon ? s’informa Claire.

— Sais pas… L’ai pas vu.

— Et René ?

— Il a couri loin, loin, sans nous, à cause qu’y veut pas que nous nous tuyons les jambes. C’est trop z’élevé, il a dit ; c’est au vieux Château, tiens. Il est avec Yucca.

— Tu pourrais parler plus respectueusement de M. Murcy.

— Papa dit « Yucca », et ma sœur Thérèse aussi !

— Tu embrouilles tout ! Thérèse n’est pas ta sœur.

— Eh bien, René l’appelle comme ça, fit Lilou on frappant du pied.

— Ce n’est pas une raison pour que tu l’imites, toi, nigaud.

— Si tu me grondes, je m’en allerai.

— Va, va, je n’ai pas besoin de toi.

— Mais moi j’en ai besoin, fit-il, redevenu subitement câlin. Tante Claire, ma fée ! tu sais, quand tu te z’as envolée dans les sapins ? Moi je m’en « appelle ». Faut me z’aimer, dis ?

— Oui, oui, » répondit Claire distraite, tout en donnant un dernier coup d’œil à l’ensemble de sa toilette.

Car cet entretien avait lieu dans sa chambre, où Lilou était venu la relancer.

Elle le prit par la main et descendit avec lui.

Mais, au moment de pénétrer au rez-de-chaussée, le gamin hésita, l’air inquiet :

« J’es en peine de Pompon, dit-il. Attends-moi, je vas reviendre avec lui. »

Et, regrimpant l’escalier, il franchit le volet pour retourner dans le parc.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que des cris assourdissants retentissaient, entrecoupés d’appels.

Alors en train de cueillir des fleurs au jardin, afin d’en orner la salle en l’honneur de la visite annoncée, Claire reconnut son nom, à travers les cris et les mots inarticulés.

Elle se mit à courir vers la maison, jeta en passant ses fleurs sur une banquette du vestibule, et, gravissant les degrés quatre à quatre, elle atteint le haut de l’escalier extérieur en moins de vingt secondes. Elle demanda :

« Qui m’appelle ? Qu’y a-t-il ?

— Faut viendre vite, vite, tante Claire ! Pompon à la « serlatine » ! Il va moure ! »

Elle descendit rapidement.

Lilou sanglotait. Sur son visage bouleversé par l’effroi, inondé par les larmes, son nez très peu mouché envoyait des traînées luisantes, que sa petite main inhabile étendait sur tout le visage en voulant les essuyer.

Claire n’y prit pas garde. Emprisonnant la menotte gluante dans la sienne, elle se mit à courir vers le château avec l’enfant. Et, tout en courant, elle interrogeait :

« Ton papa, où est-il ?

— Sais pas.

— Et tes bonnes ?

— Sais pas.

— Mais Pompon ? qui t’a dit qu’il avait la scarlatine ? Un médecin est donc venu ?

— Sais pas.

— Alors que sais-tu ?

— Quand on est malade, c’est la « serlatine », René me l’a dit. Pompon, il est malade.

— Où a-t-il mal ?

— Là-bas, dans le grand trou.

— Je te demande si c’est sa tête, son estomac, ou ses jambes qui lui font mal.

— Sais pas… C’est la « serlatine »… hi… hi… Je veux pas que mon frère y moure.

— On l’a mis au lit ?

— Dans le grand trou y a pas de lit ! »

Claire comprit que l’enfant devait être ailleurs qu’au château. Redoutant un accident, elle reprit :

« Il ne peut pas marcher ?

— Sais pas…

— Qu’appelles-tu le grand trou ?

— Tu sais bien… t’y es viendue. C’est là-bas, où on descend. »

Il indiquait le ravin surplombé par l’énorme bloc de rochers que Claire, à son retour à Arlempdes, pensait devoir s’être détaché sous l’effort des orages.

Elle pressa encore le pas, saisie d’une crainte plus grande.

Son émotion, elle ne s’en rendait pas compte ; son cœur était oppressé comme jamais elle ne l’avait senti oppressé ; mais avait-elle le temps de se demander quel sentiment l’étreignait si fort.

Elle courait, portant presque Lilou toujours sanglotant, et qui répétait sans trêve que son frère allait « moure ».

On atteignit enfin le sentier qui descendait, par des lacets faciles, au fond du « grand trou ». Et on découvrit Pompon, pantelant, affalé, les genoux ramassés contre son estomac, les veux fermés, le teint verdâtre… Il tenait un sac en papier entre ses bras… un sac vide…

« Pompon ! mon chéri ! » fit Claire. Elle le souleva. Il se laissa prendre et mettre debout sans opposer de résistance. Il avait un gros mal de cœur qui eut les suites ordinaires à ce genre de malaise, et, le changement de position aidant, rejeta le contenu du sac : des chocolats à la crème apportés par tante Brigitte, accaparés par le bonhomme et dévorés par lui en l’espace d’un quart d’heure… moins la part réservée à Lilou : quatre petits bonbons sur le demi-kilo !

Avant d’entamer sa provision, Pompon les avait alignés sur une pierre en saillie qu’ils appelaient « la table » dans leurs jeux.

Lilou continuait de pleurer, mais moins fort ; il venait d’apercevoir les chocolats.

Cependant ses cris de tout à l’heure avaient été entendus. Hervé accourait, suivi de sa sœur, de Thérèse et des bonnes.

Guidés par les derniers sanglots de Lilou, ils rejoignirent Claire au moment où, sans se soucier des nouveaux accidents menaçant sa toilette, la jeune fille remontait chargée de Pompon toujours vert.

Lilou lui emboîtait le pas, armé de la pièce de conviction : le sac vide.

Tout en marchant, il finissait de croquer ses quatre chocolats. Ses larmes s’étaient enfin arrêtées de couler.

Il dit, hochant la tête :

« Il est gentil, mon frère, il m’en a gardé. Tu es sûre qu’il va pas moure ?

— Sûre, sûre, ainsi cesse de pleurer.

— Je pleure pas, je mange.

— Oh ! Clairette, s’écria Hervé, tendant les bras pour prendre son fils.

— Inutile de nous salir deux, mon cousin, il n’est pas bien lourd, laissez-moi le porter jusqu’à son lit.

— Que pensez-vous qu’il ait, le pauvre petit ?

— Rassurez-vous, ce n’est qu’une indigestion. »

Elle conta comment elle se trouvait là, l’émoi de Lilou, ses appels, sa peur que son frère n’eût la scarlatine.

« C’est bizarre… prononça Hervé sans expliquer davantage sa pensée.

— Eh bien, Claire, observa Thérèse, et vos théories, qu’en avez-vous fait ?… »

Les yeux de la jeune femme avaient un éclat humide. Elle était émue, mais surtout contente, cela se devinait.

Elle poursuivit :

« C’est curieux ; nous sommes tous au château, et c’est vous que Lilou appelle ! »

De Kosen regarda Mme  Murcy : elle venait de l’exprimer, la pensée qu’il n’avait pas dite.

Mais Claire repartit :

« C’est bien simple : il me quittait. C’est pour cela que j’ai été la première dont le nom lui soit venu à l’esprit.

— Peut-être, en effet », murmura Thérèse.

L’une des bonnes s’offrit à son tour à porter Pompon. Mais alors ce fut celui-ci qui, un peu remis du terrible mal de cœur, se cramponna au cou de sa jeune tante.

« Me laisse pas. Ze veux que tu me tiendes tout le temps. C’est toi qui m’as ôté mon mal… »

Cependant, une fois le petit malade sur son lit, tandis que Kate lui préparait du thé et que Gretchen le déshabillait, Claire s’éclipsa, emmenée par Thérèse dans sa chambre.

La jeune femme riait.

« Quel joli démenti vous venez de vous donner, Clairette !

— Un démenti, parce que j’ai eu peur un instant ! Il est certain que je me suis laissé impressionner par les cris de Lilou : c’est irraisonné, ça.

— Oh ! ma chérie, en pareil cas le cœur ne prend jamais le temps de raisonner.

— Pouah ! » fit Claire, quittant sa robe avec dégoût.

Cécilia vint poser sur les bras de sa mère le bébé qu’elle promenait par l’appartement, ramassa la robe salie et l’emporta.

Un quart d’heure plus tard elle en présentait une autre à Mlle  Andelot ; s’étant rendu compte que, pour être parfait, le nettoyage prendrait beaucoup de temps, elle était allée en demander une à Sidonie.

Claire l’endossa, toute maussade, et voulut retourner chez elle aussitôt.

« Ne prendrez-vous pas des nouvelles de Pompon ? demanda Thérèse.

— Si, naturellement. Ce que je veux éviter, par exemple, c’est de rentrer dans sa chambre. Il aurait peut-être la fantaisie de vouloir me garder : merci bien ! Ma chère amie, quelle corvée d’élever des enfants ! Je souhaite n’en jamais avoir. »

Thérèse lui rit au nez.

Elles venaient de quitter ensemble l’appartement et se disposaient à passer dans la partie opposée du château, occupée par Hervé et les petits, lorsque le baron émergea de l’escalier.

« Je montais la garde, dit-il. Pompon vient de s’endormir. Ma cousine, je suis confus de l’ennui que vous a causé ce gamin. Je vous offre nos excuses à tous les deux. Demeurez encore quelques minutes au château : le temps de faire connaissance avec ma sœur ; je n’ai pas pu vous présenter l’une à l’autre, au milieu de cet émoi.

— Je vais m’assurer que le petit malade n’a pas de fièvre, annonça Thérèse ; au revoir, Clairette. »

Elle s’engagea dans les corridors du premier étage, tandis qu’Hervé, offrant cérémonieusement le bras à sa cousine, la conduisait au salon, où Mme  de Ludan attendait.

De caractère, sinon de physionomie, elle était beaucoup plus Liernay-Sauvetal que son frère, Mme  de Ludan. Elle eût accueilli avec froideur, même peut-être avec ennui, la communication d’Hervé touchant leur origine, si son mari, esprit très droit, et qui avait sur elle une grande influence, n’eût manifesté sa sympathie et sa pitié pour les vieux parents dépossédés de leurs droits et de leurs joies d’aïeuls.

Toutefois, bien que ramenée de ce fait à de meilleurs sentiments de famille, Brigitte restait sans enthousiasme.

Elle accueillit Claire avec une bienveillance un peu hautaine.

Froissée par cette attitude, la jeune fille se retira presque aussitôt.

En la reconduisant jusqu’à mi-chemin, Hervé la remercia encore. Ils échangèrent une cordiale poignée de main.

« À tout à l’heure, ma cousine, j’ai une telle impatience de revoir grand’mère !

— Pensez-vous que Mme  de Ludan partage votre hâte ? fit Claire ironiquement.

— Elle ne l’a pas connue autant que moi. C’était tous les jours que nous nous faufilions avec mon père dans la vieille maison, et à n’importe quel moment. Ne soyez pas inquiète de la froideur de Brigitte ; cela fondra comme neige d’avril, en revoyant notre aïeule. »

Claire eut un geste vague, signifiant :

« Tant mieux !… » sans trop y croire.

Et elle poursuivit son chemin.

Peu après, de Kosen et sa sœur se rendaient chez Mme  Andelot.

Une légère émotion rosa le visage aristocratiquement pâle de Mme  de Ludan, lorsqu’elle revit la salle, puis la vieille dame, très peu changée, et occupant comme autrefois sa bergère à coussins de plume.

« Je me rappelle… je reconnais cette pièce… le piano était déjà à cette place… » murmura-t-elle à son frère, tout en franchissant l’espace qui la séparait de l’aïeule.

Et à celle-ci :

« Vous n’avez pas vieilli, madame. Je revois votre visage presque tel au fond de mes souvenirs.

— Bonjour, grand’mère chérie. Tu t’es bien portée en mon absence ? » demanda Hervé.

Il baisa le cher vieux visage et apporta sa chaise à sa place accoutumée.

« Tu es ici comme chez toi, observa Mme  de Ludan. Moi aussi… grand’mère… prononça-t-elle après avoir hésité deux secondes devant le nom familial, je voudrais vous embrasser. »

Son visage aux lignes altières, au profil chevalin, s’éclaira d’un joli sourire.

Hervé glissa un regard satisfait du côté de sa cousine, qui inclina la tête en signe qu’elle avait compris : la neige fondait peu à peu, en effet…

« C’est une orgueilleuse, mais elle prend mieux son parti de la situation que je ne l’aurais pensé », se dit-elle, tout en continuant d’observer le moindres changements de physionomie de Brigitte.

Faisant à mauvais jeu bon visage, Mme  de Ludan finit par se montrer aimable avec tout le monde ; même avec les vieilles cousines, encore qu’en son for intérieur elle se divertît follement des prétentions de Rogatienne, de la taille de Pétiôto, unie à cet ironique surnom.

La visite s’acheva au milieu de projets d’excursion, la sœur d’Hervé étant d’une nature remuante qui s’arrangeait mal de la vie sédentaire.

Elle n’avait pas d’enfants ; là était peut-être le secret du vague ennui qui la poussait à déserter le logis.

Son frère dut s’engager à lui faire explorer chaque jour quelque coin du pays. Grand’mère n’y perdit rien. Le matin, avant le départ, sitôt de retour, le soir, Hervé accourait.

Un après-midi que la pluie avait retenu au château les promeneurs, Brigitte vint demander à Mme  Andelot :

« Confiez-moi Clairette demain. Nous allons au Mézenc, M. Murcy, Hervé, René et moi. Mme  Murcy se dévoue à garder tous les enfants, puisque, étant nourrice, elle ne saurait quitter son plus jeune bébé une journée entière.

« Les jardinières… »

Mme  de Ludan s’interrompit de détailler les étapes de la promenade pour s’écrier :

« Oh ! grand’mère ! les drôles de voitures, si étroites et si cahotantes ! Je n’avais gardé aucun souvenir de ces véhicules bizarres ; les jardinières, donc, puisqu’elles sont seules possibles, nous conduiront à Ussel et nous y attendront pour le retour, en sorte que nous serons ici d’assez bonne heure ; seulement, il faut partir à l’aube.

— Et d’Ussel, quel est l’itinéraire ? s’informa Clairette, certaine que grand’mère ne lui refuserait pas le plaisir proposé !

— Hervé m’a dit qu’on traversait Goudet, Saint-Martin-de-Fugères, les Estables. Il paraît que le pays est superbe par là !

— Et justement je ne le connais pas ! Tu veux, grand’mère, hein ? c’est entendu. »

Mme  Andelot eut un sourire indulgent, bien qu’un peu malin.

Tandis que sa tête s’inclinait en signe d’acquiescement, ses yeux semblaient dire à sa petite-fille :

« Si je ne voulais pas, tu serais capable d’y aller tout de même ; mieux vaut t’éviter l’occasion de t’insurger… »

Puis elle s’informa :

« Et, à partir d’Ussel ?

— Un break commandé au Puy nous attendra. Nous emportons des provisions ; tout est prévu. N’ayez aucune crainte pour ma cousine, je veillerai à ce qu’elle ne commette pas d’imprudences. »

Ce fut une journée d’enchantements pour la jeune fille. De bons postiers accoutumés à passer partout, des chevaux de montagne au pied sûr, les emportaient d’une allure égale, pas trop rapide, à travers des gorges sauvages, sur des hauteurs vertigineuses, par des chemins hardis jusqu’à l’audace, mais qu’on n’avait pas même la pensée d’explorer du regard, d’abord parce que les yeux étaient rivés au paysage, et aussi parce que le cocher, aguerri, connaissant bien sa montagne, tenait ses bêtes en main avec une habileté rassurante.

Et, tout en roulant vers la plus haute des Cévennes, on causait.

« Ce qui m’a frappé en venant ici et depuis que je parcours le Velay, observa Brigitte, c’est la quantité de châteaux plus ou moins en ruines que l’on rencontre.

— J’en ai été frappé aussi, repartit Yucca. Je crois que, si on se promenait en ballon, on aurait l’impression d’un immense échiquier : chaque case étant représentée par l’un de ces castels féodaux dont le nombre vous surprend, madame. Vous avez dû remarquer aussi que tous sont perchés de façon à dominer une vaste étendue de pays.

« Je me figure que les seigneurs de ce temps-là consacraient leur vie à guerroyer entre eux.

— Quand ils ne détroussaient pas les voyageurs, tels de simples brigands », interrompit Hervé.

Yucca reprit :

« Le Jura donne l’impression d’un pays neuf, un pays qui s’éveillerait seulement à la vie. Il en va autrement ici : le Velay, c’est l’ancêtre. Il fait partie du massif central, celui qui forma la Gaule primitive : la première terre habitable, enfin. Que de générations ont dû s’y succéder !… »

Et, avec un sourire qui semblait se railler lui-même :

« Ne vous étonnez pas de mon érudition ; nous avons tous dû savoir ces choses, mais cela s’oublie… Ma science date d’hier soir. J’ai lu ces détails dans le livre d’archéologie qu’Hervé m’a prêté. J’y ai vu qu’avant les châteaux et autres demeures construites de main d’homme, ce qui servait d’habitation aux habitants de la contrée, c’étaient les grottes dont le pays est sillonné. Un fait curieux, et constaté récemment encore, les Vellaves et les Cévenols des temps féodaux y enterrèrent leurs morts. Ces grottes sont la résultante des convulsions terribles d’où est sortie la configuration actuelle de la contrée, évidemment. Quels hommes ont été les témoins de ces phénomènes géologiques ? Ah ! mes amis ! s’écria l’enthousiaste garçon, c’est à ce moment qu’il aurait fallu vivre ! s’endormir un soir sur le bord d’un lac ombragé par des palmiers, des sophoras, des lauriers, des magnolias, des mimosas…, se sentir soulevé dans le rêve, aux grondements furieux de cent cinquante volcans prêts à vomir la flamme, à laisser couler la lave, et, au matin, dominer du haut du mont Anis ou du dike d’Aiguilhe le pays transfiguré ! … Pas banal, ce spectacle-là. »

De Kosen riait aux larmes, à écouter son ami. Il demanda :

« As-tu calculé ce qu’aurait dû dormir cet heureux mortel, pour, ayant fermé les yeux à l’époque des magnolias et des palmiers, les rouvrir sur le mont Anis ? Peut-être dix siècles… peut-être davantage…

— Vraiment, interrompit Claire, les vallées étaient des lacs, et il croissait des mimosas sur leurs bords, mon cousin ?

— On a retrouvé des empreintes de toutes les plantes qu’a citées Murcy dans les couches des terrains les plus anciens, oui, Clairette : dans les arkoses de Brives, dans les marnes et les gypses d’Espaly, dans les calcaires de Ronzon. Puisque cela vous intéresse, sachez qu’en ces temps primitifs les crocodiles habitaient nos cours d’eau, ainsi que les tortues et que les flamants, — les œufs et les plumes recueillis en font foi, — cachaient leurs nids dans les roseaux des bords. Oui… mais plus tard, tout change, le climat se modifie jusqu’à permettre au renne de s’acclimater : nous voici loin des mimosas… »

Ce fut en causeries de ce genre que s’écoula le trajet ; causeries interrompues à tout instant par quelque exclamation arrachée aux voyageurs émerveillés.

Il était midi lorsqu’on atteignit la cime du Mézenc.

Claire n’avait nulle idée du spectacle unique qu’elle allait avoir sous les yeux.

À l’est, occupant tout le fond, les Alpes : une blancheur qui s’enlevait sur le ciel très bleu en arêtes brillantes et se développait sur trois cents kilomètres. À l’ouest, les vieux volcans endormis de l’Auvergne et du Velay ; des cônes rouges barrés de longues traînées noires, racontant où cheminait la lave. Presque à ses pieds, des lacs limpides, et loin, loin, à l’autre bout de la France, — vers le midi rien ne borne la vue, — un coin de mer, celui-là même où, jadis, saint Louis s’embarquait.

« C’est beau ! c’est beau ! mon Dieu que c’est beau ! » répétait Clairette, incapable de définir autrement ses impressions.

Elle ajouta, après un silence, avec un regard reconnaissant qui se trompa de route, puisqu’il s’adressa à Hervé, alors qu’en bonne justice il aurait dû aller à Mme de Ludan :

« Combien je vous remercie de m’avoir amenée ! je n’imaginais rien de pareil à ce que l’on voit d’ici. »

On descendit jusqu’à un repli de terrain abrité du vent et l’on s’assit devant les provisions qu’un domestique avait déballées.

Que cela ressemblait peu aux excursions faites en la compagnie de Pêtiôto, sous la conduite de Théofrède.

Tous les dix pas cette bonne Sidonie s’informait : « Tu es bien, Clairette, tu ne sens pas trop d’air ? Mets donc ton manteau, tu vas t’enrhumer… C’est pas vilain, tiens, ces pierres qu’on voit là-bas… dommage que le chemin soit si mauvais. Ah ! parlez-moi de la plaine ! »

Ainsi se traduisaient les préoccupations et les admirations de la vieille fille.

Certain jour, Claire avait eu envie de la battre. Ne s’était-elle pas avisée d’émettre cette énormité : « Nous sommes bien là, c’est sûr. Mais je me trouverais tout aussi contente en face de ma corbeille de raccommodages, mon aiguille à la main ! »

Il était presque nuit lorsque la caravane regagna le logis. Grand’mère commençait d’être en peine. Elle écouta avec une joie recueillie le récit de sa petite-fille. Elle y était allée, elle aussi, visiter le Mézenc, jadis, au temps de sa jeunesse. Dans les impressions enthousiastes de Claire, elle retrouvait les siennes ; des yeux lumineux de la jeune fille, les paysages entrevus semblaient se refléter dans ses pauvres yeux voilés, tant ils étaient redevenus vivants…


… Pompon avait été quelques jours à se remettre de son indigestion, sur laquelle s’était greffée une petite irritation d’estomac ; mais il n’y paraissait plus ; il avait repris toute sa vivacité d’antan.

Chose singulière, Brigitte de Ludan ne parvenait pas à gagner son amitié ; pas plus que celle de Lilou, du reste.

Les reprenait-elle sur leur langue incorrecte avec trop d’insistance, sa physionomie quelque peu sévère et hautaine, au repos, leur en imposait-elle, ou bien la crainte qu’elle leur avait toujours inspirée s’était-elle accrue en proportion de leur sympathie pour Claire ?… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils la fuyaient obstinément ; tandis que la jeune fille pouvait les rabrouer, les renvoyer… une heure après ils revenaient, câlins ou colères, suivant leur disposition du moment, mais ils revenaient.

Un matin, ils grattèrent à sa porte, il n’était pas sept heures.

On avait projeté ce jour-là de se rendre aux grottes de Beth. L’excursion ne demandant qu’un après midi, Thérèse avait consenti à en être, et de Kosen avait promis à Lilou et à Pompon de les emmener.

Claire ne fut donc pas trop surprise de leur visite matinale ; la crainte qu’on ne les oubliât avait dû les faire sortir du lit plus tôt qu’à l’ordinaire.

Ce n’était pas tout à fait cela. Sous l’empire d’une idée qui les tracassait, ils s’étaient échappés à demi vêtus des mains de leurs bonnes.

Lilou était encore en pantoufles. Ayant enfilé sa blouse lui-même, tout en marchant, Pompon l’avait mise à l’envers.

Ils donnaient des coups de poing dans la porte et criaient tous les deux :

« Claire ! Claire tante ! ouvre vite ! »

« Claire tante » passa un peignoir et ouvrit.

À peine entré, Lilou déclara d’un ton violent :

« Faut que tu es une maman z’à nous tout de suite. Tante Brigitte a dit hier qu’elle nous en achèterait une à Paris, une belle ! Moi, j’aime pas les mamans de Paris. Je veux toi. »

Il souligna cette déclaration d’un coup de talon énergique sur le parquet.

« Moi aussi, ze veux toi, appuya Pompon tout en faisant d’inutiles efforts pour boutonner sa blouse.

— Je vous ai dit cent fois que je ne voulais pas être une maman ; ni la vôtre, ni celle d’aucun bébé. Je déteste les enfants.

— Tu nous détestes pas, nous, fit Lilou. L’aut’ jour, tu as dit que tu nous aimais. Oui, oui, je l’ai bien entendu ! Tu l’as dit à ma sœur Thérèse. »

La jeune fille ne répondit pas tout de suite. C’était vrai qu’elle avait dit cela à Thérèse, et c’était vrai aussi qu’elle le pensait.

Comment se faisait-il qu’elle se fût ainsi attachée à ses neveux ? Elle ne se le demandait même pas : elle le constatait, voilà tout. Mais d’en convenir avec eux, elle n’avait garde.

« Pourquoi me parler d’être votre maman ? Je suis votre tante : cela suffit. Une tante, c’est presque une maman, insinua-t-elle.

— Non, non, non ! Tante Brigitte, c’est pas une maman du tout.

— Et puis, moi, poursuivit Claire, croyant avoir découvert un argument sans réplique, pour que je devienne une maman « z’à vous », il faudrait que mon père me le permît.

— Où il est, ton père ? s’informa Pompon.

— En Russie, mes petits ; autant dire à l’autre bout de l’Europe.

— Vas-y, tu lui demanderas la permission, firent-ils, s’accrochant à elle, câlins.

— Je ne peux pas ; c’est trop loin ; cela me fatiguerait. Et puis j’aurais peur à voyager seule. »

Lilou regarda son frère et déclara bravement :

« Nous y ailerons, nous deux, nous avons pas peur.

— Allez d’abord dire bonjour à mère-vieux, c’est plus pressé que de vous rendre en Russie. Il se trouve que Modeste a fait hier des galettes à votre intention. Vous retournerez ensuite achever votre toilette : vous n’êtes pas même peignés. Avez-vous pris votre tub, au moins ?

— Oui, oui. Peigne-nous, toi, nous crierons pas.

— Moi le premier, fit Pompon.

— Non, moi… »

Ping ! paf ! deux gifles, et bientôt quatre, suivies de hurlements…

Claire prononça sans s’émouvoir :

« Quand vous aurez fini… Je vous préviens que je peignerai d’abord celui qui cessera le premier de crier. »

Aussitôt ils se battirent pour s’empêcher mutuellement de fermer la bouche ; et, ne parvenant pas à leurs fins, présentèrent en même temps leurs deux têtes au peigne et à la brosse que brandissait Clairette.

« Et vous voudriez !… murmura-t-elle. Ah ! Dieu m’en préserve ! »

Elle rougit en formulant ce souhait. Son front se barra soudain d’un pli dur, et ses yeux devinrent tristes.

Elle passait alternativement le peigne dans les cheveux noirs de Lilou, puis dans la perruque frisée de Pompon, afin d’éviter une troisième bataille.

Et, peu à peu, ses traits se détendaient, mais le sourire qui lui vint aux lèvres était plutôt ironique. Elle songeait :

« Brigitte prétend se charger de choisir une maman à ces petits… Choisie par elle, la seconde baronne de Kosen sera une nouvelle édition de la première… Et encore… Si elle ne s’entendait pas avec son mari, Gisèle aimait bien ses enfants, mon cousin l’a dit à grand’mère… Tandis que… Pauvres gamins… et… pauvre Hervé !… »

La voyant demeurer silencieuse, perdue en des réflexions qui la tenaient à part d’eux, Lilou et Pompon la crurent fâchée. Cela les rendit sages. Ils se laissèrent peigner sans une protestation, sans un cri. Et, avec leur mobilité d’humeur accoutumée, une fois bien pomponnés, parfumés tous les deux, ils s’embrassèrent.

« À présent, la prière », dit Lilou, se mettant à genoux où il se trouvait.

Claire le fit se relever, et les conduisit devant son crucifix.

« Dites comme vous en avez l’habitude. Pompon commença :

« Mon petit Zèzus, ze vous donne mon cœur, prendez-le, et… et… Ze sais plus, tante Claire. »

Embarrassée, celle-ci leur fit réciter le Pater l’un après l’autre.

« Et que le bon Dieu bénisse papa et le rende bien heureux ! tu nous le fais pas dire ? s’écria Lilou scandalisé.

— Si… Si… »

Elle songeait :

« Moi aussi, quand j’avais leur âge, on me faisait demander cela au bon Dieu… pourquoi est-ce que je l’oublie si souvent aujourd’hui ! … »

Sa prière d’enfant lui revenait. Elle la leur apprit toute. Ils répétaient docilement les mots, attentifs à ne rien omettre.

Quand ce fut fini, Lilou conclut, se relevant :

« Nous reviendrons la faire, tous les jours, vers toi, notre prière.

— Pourquoi pas vous faire aussi laver, peigner, habiller tous les jours par moi !… Vous avez des bonnes… » fit-elle, de nouveau assombrie.

Après avoir conduit ses neveux à sa grand’mère, en leur recommandant de ne point s’attarder, la jeune fille remonta chez elle et s’habilla en vue de la promenade projetée.

Vers une heure, Hervé vint chercher sa cousine ; ce serait l’occasion de passer quelques minutes avec Mme  Andelot.

« Déjà prête ! », s’exclama-t-il surpris, en voyant entrer Claire en chapeau, gantée, son capulet sur le bras.

Elle se mit à rire.

« Vous ne comptiez pas sur une telle exactitude de ma part, avouez-le. Mais cela ne nous oblige point à partir tout de suite. Je suis certaine que Thérèse n’en a pas fini avec ses bébés ; je m’étonne même qu’elle les quitte.

— Moi aussi. C’est une bien charmante femme, ajouta Hervé, s’adressant à sa grand’mère autant qu’à sa cousine. Je n’ai jamais vu personne faire aussi simplement abnégation de soi. Elle vient aujourd’hui parce que Yucca lui a dit, à propos de cette excursion, que, si elle préférait rester, il s’en abstiendrait, ne voulant pas la laisser si souvent seule. Et, poursuivit Hervé, baisant les mains ridées de grand’mère, moi, qui ai un si gros arriéré à combler, non seulement je t’abandonne pour tout un après-midi, mais encore je te prive de ta petite compagne ; j’en ai des remords.

— Oh ! protesta Claire d’un ton indépendant, calmez vos scrupules de conscience. Je ne suis pas une Thérèse, moi. Je ne saurais rester longtemps en place. S’il me fallait m’asseoir une à deux heures en face de dominos à remuer j’y gagnerais la migraine. Demandez à grand’mère si elle me voit beaucoup l’après-midi. »

Il lui jeta un regard de reproche. Sa voix avait des inflexions presque sèches, lorsqu’il lui dit en se levant :

« Je suis à vos ordres, ma cousine ; nous partirons quand vous voudrez. À demain, grand’mère. Qu’est-ce que je dis ! à ce soir. Mais demain je te promets ma matinée tout entière. Nous ferons avec les enfants une bonne partie de loto, en souvenir d’autrefois. On ne vous contraindra point d’y prendre part, Clairette, soyez sans inquiétude, ajouta-t-il ironiquement.

— On y perdrait sa peine », répliqua-t-elle sur le même ton.

Ils firent la première partie du chemin en silence. Hervé était soucieux.

« Vous n’avez pas vu mes fils ce matin ? J’en serais étonné, se décida-t-il enfin à prononcer.

— À sept heures ils étaient à ma porte, à demi vêtus. Ils ont exigé que j’achève leur toilette et d’abord que je les peigne.

— Et… vous avez obéi ?

— J’ai obéi… Si je sais pourquoi, par exemple ! »

Elle réfléchit quelques secondes.

« Voilà !… Je suis entêtée, je le suis beaucoup, mais je crois qu’ils le sont encore plus que moi. Ce doit être là le secret de leur pouvoir. Avez-vous lu cette page de l’Évangile où Notre-Seigneur explique par une parabole toute simple la puissance de l’obstination… Un ami frappe à la porte de son ami et le prie de lui donner des pains : il lui est survenu un hôte en pleine nuit et il n’a pas pour apaiser sa faim. L’ami refuse : il est couché, ses enfants dorment, le bruit qu’il ferait en se levant pourrait les réveiller… Mais le quémandeur heurte plus fort, insiste, supplie… Si bien que l’autre cède afin d’avoir la paix.

— Qu’enseigne le Christ par cette figure ? demanda Hervé, souriant en lui-même du tour imprévu de l’entretien.

— Ce que Lilou et Pompon pratiquent à un degré incomparable : la persévérance dans la prière… Car Notre-Seigneur ajoute :

« Pensez-vous que si un homme cède à la fin aux instances de son ami, non parce qu’il est son ami, mais parce qu’il veut se débarrasser de ses importunités, Dieu pourra résister à la prière du juste ? »

— Mes compliments ! vous êtes ferrée, dit Hervé.

— Je n’y ai pas de mérite, grand’mère se fait lire l’Évangile par Rogatienne chaque soir après souper ; il arrive que je suis là… »

On eût dit qu’elle prenait plaisir à se dépouiller de tout ce qui l’eut pu rehausser aux yeux de son cousin.

Elle avait répondu d’un petit air détaché, moqueur, semblant dire :

« Ah ! vous vous imaginez que je suis capable de faire moi-même des lectures aussi graves : je vais vous fixer là-dessus… »

Quand ils parvinrent au terre-plein où les jardinières attendaient, attelées, ils virent tout le monde réuni, hors Pompon et Lilou.

« Les enfants, où sont-ils donc ? » s’informa Hervé.

On parut surpris.

« Nous les croyions avec toi, répondit Mme  de Ludan.

— Je ne les ai pas vus depuis le déjeuner.

— Et vous, Claire ? demanda Thérèse.

— Ils ont quitté la maison vers huit heures, et n’y ont plus reparu de la matinée.

— Allons ! bien ! Les voilà qui vont nous mettre en retard, ces mômes-là ! s’écria René en partant à leur recherche.

— Je suis certain qu’à la voix de Mlle Claire ils accourront », dit Yucca.

La jeune fille observa :

« Si les bonnes étaient plus attentives à les garder, cela n’arriverait pas.

— Il faut bien que le personnel déjeune, repartit Brigitte.

— Déjeuner ! vous n’êtes pas dans le train, ma cousine, fit Claire en riant. Demandez à Lilou, il vous répondra qu’à cette heure-ci les domestiques boulottent. »

Mme de Ludan eut un geste consterné. Claire avait bien prévu ce résultat ; elle n’en rit que de plus belle.

« Mauvaise, lui murmura Hervé en aparté, cela vous plaît de faire ressortir devant un juge tel que ma sœur la déplorable éducation de mes fils. »

Elle eut un mouvement d’épaules insouciant. Puis, après avoir tourné l’habitation, elle appela les petits, ajoutant à leurs noms les épithètes les plus caressantes.

Au bout de cinq minutes, ils n’avaient point reparu. Il fallut bien s’avouer qu’ils devaient être ailleurs que dans le parc… mais, où ?…

Il n’était guère supposable que quelque chose leur eût fait oublier la visite aux grottes de Beth, cette promenade tant désirée. Peut-être la crainte qu’on ne revînt sur la résolution de les emmener leur avait-elle fait prendre les devants. Ils avaient pu se dire que, si on les rencontrait loin déjà du château, on serait bien forcé de les faire monter en voiture.

« Mais par où auront-ils passé ? Ils ne connaissent pas le chemin que nous allons suivre, observa le jeune papa.

— À cinq ans, on n’en pense pas si long, dit Thérèse. Le plus pressé, à mon avis, c’est d’explorer routes et sentiers sans perdre de temps. »

On se partagea les recherches. Hervé et Yucca battraient le parc en tous sens, René irait explorer le chemin reliant le château à celui qui se dirige vers Arlempdes en longeant le plateau ; le premier cocher, Césaire, descendrait vers celui qui suit la vallée.

« Et s’ils se sont dirigés du côté des bois d’Arlempdes par le pont du Camaret ? » prononça Claire.

Un effroi se peignit sur les visages, à ces mots.

Le pont du Camaret !… un vieil édifice dont les parapets s’en sont allés pierre à pierre au fond de l’eau ; un de ces ponts à dos d’âne, incommodes et dangereux, avec leur double pente, et dominant de haut la Méjeanne : en tout un passage redoutable pour des bambins de cinq ans.

« J’y vais moi-même, s’écria Hervé. Césaire, sellez-moi un cheval. »

Deux minutes plus tard, de Kosen descendait au grand trot les lacets du chemin coupant les pâturages, les champs d’orge et de seigle étagés sur la pente de la colline.

Il était fou d’angoisse. Comme il allait s’engager dans le mauvais sentier qui s’embranche de celui du château au chemin vicinal reliant les deux rives de la Méjeanne par le pont du Camaret, un jeune homme parut au bas de la pente.

En apercevant Hervé, il lui fit de la main signe qu’il était là pour lui, et, sitôt à portée d’être entendu, annonça : « Les enfants sont chez moi, monsieur de Kosen. »

Celui-ci, qui avait retenu son cheval pour écouter, se porta d’un temps de trot jusqu’auprès du nouveau venu, et mit pied à terre.

« Monsieur l’instituteur d’Arlempdes, si j’ai bonne mémoire », dit-il en lui tendant la main.

Le jeune homme inclina la tête affirmativement et reprit :

« J’ai trouvé vos bébés assis sous l’ancien pont-levis, le porche, ainsi qu’on l’appelle. Ils se croyaient en Russie.

— En Russie ! répéta Hervé abasourdi.

— Comme je les détrompai, ils se levèrent dans l’intention de poursuivre leur voyage. Vous pensez bien que je ne les laissai pas aller plus loin. Je me représentai votre inquiétude, monsieur le baron, en constatant leur disparition. J’imaginai de leur dire que j’allais leur montrer, sur une grande carte, le pays où ils se rendaient. C’est ainsi que je les décidai à me suivre. Ils sont en ce moment sous la garde de deux gentils garçons à qui je donne, le jeudi, des leçons supplémentaires ; on a dû les faire goûter pour les occuper tandis que j’accourais à Vielprat vous avertir. J’aurais perdu mon temps à vouloir les ramener ; ils semblent férus à un point extraordinaire de leur idée de voyage. Je vous conseille, monsieur le baron, de filer au trot ! qui sait si vos enfants auront consenti à rester à l’école ; elle n’a rien de plaisant.

— Oui, j’ai vu cela. On vous a ouvert une façade dans la première enceinte du château : des murs épais de un mètre cinquante ; cela doit donner un jour triste.

— Si triste, que les deux petits ont fait la grimace en entrant dans la salle de classe.

— Je suivrai le plateau pour revenir ; il se peut donc que nous ne nous rencontrions pas, monsieur. Permettez-moi d’aller vous remercier chez vous. »

Ils échangèrent encore une poignée de main, et de Kosen repartit au grand trot.

L’instituteur n’avait pas tort de craindre. Ils n’y étaient pas restés longtemps, à l’école, les petits voyageurs.

Ayant considéré avec attention, sur la carte, cette Russie qui, vue ainsi, ne leur paraissait pas loin du tout, ils avaient réclamé leur liberté avec de tels cris, que les deux jeunes garçons, chargés de les amuser un moment, n’avaient pas osé les retenir de force. L’un d’eux s’était borné à les suivre à distance.

Et maintenant ils trottinaient sur le chemin qui va rejoindre Ussel par Martiaux.

« Faut marcher vite, vite, pour être arrivés avant le « noir », répétait Lilou de temps à autre.

Le galop d’un cheval les fit soudain se retourner. Reconnaissant leur père dans le cavalier qui venait à eux, ils battirent des mains, enchantés.

Ils étaient un peu las… papa les prendrait sur son cheval… on y serait tout de suite, en Russie !

Hervé se vit accueilli par ces mots : « Tu vas viendre avec nous. »

Feignant d’ignorer le but de ce voyage, dont le motif lui échappait absolument, au lieu de répondre à la requête des petits, il s’informa :

« Où donc alliez-vous ainsi, polissons ?

— En Russie, chez le papa de tante Claire.

— Comment savez-vous qu’il habite la Russie, le papa de tante Claire ?

— C’est elle qui nous l’a dit.

— Est-ce elle, aussi, qui vous a conseillé ce voyage ? fit Hervé.

— Oh non ! Elle a dit qu’elle peut pas être une maman z’à nous sans la permission de son papa.

— Et, interrompit Pompon, en donnant une bourrade à Lilou pour l’obliger de se taire, ze lui ai dit qu’elle alle en Russie, elle a dit qu’elle y allerait pas, à cause c’est trop loin.

— Alors nous sont partis, conclut Lilou. Fais-nous monter sur ton cheval, tu veux, papa. »

Hervé les assit tant bien que mal sur le devant de la selle, ce qui les combla d’aise. Où les choses se gâtèrent, c’est quand ils le virent tourner la tête de sa monture du côté d’Arlempdes.

« Pourquoi que tu veux pas y viendre, en Russie ? gémissaient-ils de concert.

— Mes pauvres chéris, c’est une idée fixe, décidément », murmura-t-il, plutôt pour lui-même que pour eux.

Il réfléchit quelques minutes, puis, jugeant nécessaire de couper court à cette fantaisie :

« Écoutez avec attention ce que je vais vous expliquer, prononça-t-il, parlant lentement et pesant ses mots ; et surtout ne le répétez à personne.

— Rien qu’à tante Claire, nous le raconterons, déclara Lilou.

— À elle moins qu’à tout autre, insista le papa sévèrement.

— Pourquoi ?

— Parce que vous finiriez par si bien l’ennuyer qu’elle quitterait Arlempdes ; vous ne la verriez plus. »

Les deux bonshommes se mirent à crier comme si on les assassinait.

« Si vous ne vous taisez pas, je vous donne à votre tante Brigitte pour qu’elle vous emporte à Paris. »

Silence immédiat.

« À la bonne heure. Maintenant, écoutez-moi. Vous ne direz pas à Claire où vous alliez, et vous ne lui demanderez plus d’être votre maman. Vous voyez bien qu’elle ne veut pas de vous pour ses enfants ; et moi non plus, je ne veux pas d’elle pour vous, déclara-t-il d’un ton dur.

— Pourquoi ? fit Lilou, fixant sur son père ses yeux irrités.

— Parce qu’elle ne serait pas pour vous une bonne mère. Elle ne s’occuperait de vous qu’autant que vous l’amuseriez. Elle ne fait jamais ce qui l’ennuie. La trouvez-vous quelquefois auprès de mère-vieux, quand vous y allez, l’après-midi ?

— Non.

— Vous voyez bien !… Quand on ne sait pas faire le sacrifice de ses préférences à une grand’mère, on n’est pas davantage capable d’élever des enfants. Ainsi, que plus jamais vous ne me parliez d’elle à ce propos, et que plus jamais vous ne la tourmentiez ; ou bien tante Brigitte vous emmène.

— Quand qu’elle s’en alle ? interrogea Lilou méditatif.

— Pas avant nous, c’est probable. Mais, si vous me désobéissez, elle partira dès demain et vous serez du voyage. »

La menace devait être terrible, car ils ne dirent plus mot.

Afin de couper court aux questions qu’il prévoyait, jugeant au reste que cette escapade ne méritait pas moins, Hervé mit ses fils aux arrêts dans leur chambre pour tout l’après-midi.

« Où allaient-ils ainsi ? » demanda Brigitte à son frère lorsqu’elle le vit redescendre après avoir enfermé lui-même les coupables.

De Kosen et Mme de Ludan étaient seuls sur le palier, où cette dernière était venue attendre.

« À Claire, je dirai qu’ils avaient pris les devants, sans plus ; mais la vérité, ajouta-t-il, regardant sa sœur dans les yeux, comme s’il eût voulu l’avertir d’être attentive, c’est qu’ils se rendaient en Russie, avec l’intention de demander pour moi la main de la petite cousine à son père.

— Il est temps que je te cherche une femme, mon ami ! c’est, je crois, le seul moyen de couper court à cette toquade.

— Toquade en effet, d’autant plus inexplicable de la part des enfants qu’elle n’est nullement encouragée ; cela, j’en suis absolument certain, insista-t-il, pour répondre au geste de doute esquissé par Brigitte.

— Je veux bien l’admettre, repartit la jeune femme avec un sourire ambigu ; mais je n’en persiste que davantage à te remarier, mon cher. Et… si je ne m’abuse, j’ai découvert… retrouvé, plutôt, la veille de mon départ, la perle que j’ambitionne pour belle-sœur. N’attends pas que je te la nomme : je veux que tu la voies sans savoir que c’est elle… Nous en reparlerons à Paris.

— Soit… » fit Hervé songeur.