Filles de la pluie/La vengeance de Salomé Thorinn

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Bernard Grasset (p. 283-303).




LA VENGEANCE DE
SALOMÉ THORINN


Kéméan partit en faisant claquer la porte.

Alors, Salomé allongea à son fils une formidable gifle parce qu’il avait répondu par un baiser aux adieux de son père.

Et quand le marmot eut fini de pleurer, elle le regarda avec une tendresse coléreuse :

— Dis-le, que tu veux être marin, ose jamais me parler de ça, maudit gabier de poulaine !

Mais le jeune Albert ne répondait pas à la question dont le haut intérêt lui échappait : il avait sept ans. Peut-être même, pensait-il à autre chose. Un léger sourire relevait seulement les coins de sa bouche et l’on sentait dans ce sourire obstiné une volonté têtue de vouloir un jour, sans raisonnement, n’importe quoi, même l’irraisonnable, jusqu’à la fin de ses jours.

— Dis-le à ta mère, dis-le-moi, que tu veux être marin, et je te tuerai, tu m’entends, race de Kéméan, car tu es bien un Kéméan, fit-elle sans orgueil, et le vrai fils de ton père…

Il était tout le portrait de son père, en effet. Un gros front luisant, bombé, et de petits yeux gris ; il avait les épaules carrées, il était gras, solide, imperturbablement réjoui, mais d’une satisfaction intime et mystérieuse, pareil à une plante qui pousse bien, sans en rien dire. Et il regardait le sol, déjà concis et méditatif, la bouche close. Même aux jours de sa première enfance, il avait été aussi peu bruyant, comme pour se préparer aux grands silences et à la monotonie de la vie des mers. Ainsi que beaucoup de gamins du littoral, il avait l’air d’un petit homme ou d’un matelot, dans ses habits qui reproduisaient ceux des grands. Car on ne se met pas en frais, pour l’habillement de la jeunesse à Ouessant.

Salomé s’était assise. Puis, attirant son fils sur ses genoux, elle le regarda, pensive. Ah ! oui, comme il lui ressemblait, à cet homme dont elle se sentait si détachée, maintenant, avec amertume ! Et elle se mit à embrasser l’enfant sur les yeux, sur le front, sur la bouche. Albert, étonné, s’égaya. Alors, perfide, quand elle l’eût vu ainsi en confiance :

— Qu’est-ce que tu veux devenir, un jour, mon Albert ? Et comme il ne répondait pas, elle insinua : — Un marin ?...

L’enfant crut bien faire et répondit : oui.

Il avait lâché ce « oui » comme il aurait dit autre chose. Mais Salomé sentait que ce désir, il pourrait bien l’avoir un jour. Déjà, il dessinait des bateaux avec un clou, sur la terre battue de la chambre. Et quand il avait pu s’échapper de la maison, par deux fois, elle l’avait retrouvé avec des moussaillons, jouant dans une barque de Lan Pol.

— C’est bien la peine ! dit-elle. Et elle se mit à sourire en hochant la tête.


À quinze ans, Salomé avait épousé Ludovic Kéméan, un matelot doux et timide qu’elle adora six semaines, jusqu’à son départ au commerce. Il avait promis de revenir à la fin de la campagne du voilier sur lequel il servait et qu’il estimait à dix mois : sa jeune femme ne le vit que deux ans plus tard, et pendant trois semaines. Comme ils avaient du bien tous les deux, elle le supplia de se mettre à la pêche ou, au pis aller, de s’embarquer sur un caboteur de Brest. De la sorte, la séparation serait moins longue. Kéméan ne disait pas non. Il se grattait la tête en annonçant qu’il verrait. Mais son idée n’était pas là. Et un jour, malgré les larmes de Salomé, il partit rejoindre son bateau.

Car c’est leur volonté, à tous les Ouessantins valides qui ne servent pas sur la flotte, de naviguer sur les long-courriers. « Ce sont les premiers marins du monde, disait, il y a plus d’un siècle, l’amiral Thénard, courageux et disciplinés. » Et Ludovic Kéméan, toujours propre sous son veston bleu et sa casquette à ancre d’or, droit de cœur et d’esprit, était un pur Ouessantin, satisfait de son sort et de son métier que trahissaient des mains rouges et rugueuses, lentes et massives, aptes aux durs travaux de force comme à fignoler des brimborions, pendant des heures.

Il aimait sa femme, mais il aimait la mer, en têtu, en simple, attaché à ces longues et fastidieuses navigations des voiliers dont il ne rapportait que des idées confuses sur quelques ports, quelques fariboles exotiques et deux ou trois souvenirs, imprécis, sans lien, qui éclairaient ses yeux bleus et déchaînaient son rire enfantin, quand il les évoquait en des circonstances tout à fait exceptionnelles. Il était faible avec Salomé, plein de concessions pour les choses de la vie courante, comme s’il rassemblait toutes ses forces, toute son énergie, pour le moment où il se déciderait à reprendre son vol. Alors, profitant d’une sortie de sa femme, il faisait lestement son sac de matelot. À son retour, elle le trouvait paré pour le départ.

En sept ans de mariage, il n’avait pas passé six mois avec elle. Et lorsque tant de jours solitaires eurent enfin aigri Salomé, la tristesse de cette existence qui, pourtant, était le sort de tant d’autres îliennes, la révolta. Car elle était restée sage, rigoureusement.

Maintenant, toute intimité avait disparu entre eux. En vain, lorsqu’il revenait au foyer, Ludovic essayait-il de la ramener à lui par la douceur. Salomé le regardait à peine, mauvaise de toute la bile qu’elle avait amassée pendant son absence.

Alors, ils vivaient ensemble, aussi distants que si des milliers de lieues de mer mouvante les avaient séparés. Mais Salomé enrageait, tandis que lui, placide, indifférent aux tempêtes conjugales, reprenait à terre ses habitudes du bord, habitué qu’il était, comme tous les matelots, à se créer des distractions avec des riens.

Il tenait dans un coffre quelques tubes de peinture a l’huile, et, quand il en avait assez de jouer avec son fils, il couvrait tout ce qui lui tombait sous la main, des morceaux de vitres, un pan de mur, un vieux meuble, les portes, n’importe quoi, de larges étendues de couleur bleue où l’on voyait encore la mer avec des lames scrupuleusement égales, en bon ordre, comme les équipages de la flotte quand ils défilent sur le cours d’Ajot. Sur cette eau, à peine différente du ciel, il peignait un trois-mâts ou un quatre, un cinq, un six-mâts, toutes voiles dehors, d’une fidélité absolue, exact jusqu’au moindre détail, jusqu’au moindre filin, déployant sur l’horizon perlé d’oiseaux marins, le loyalisme d’un pavillon tricolore, raide et solennel, comme s’il avait été découpé dans une boîte à sardines. Ou bien, il faisait des modèles de bateaux, logeait une corvette ou un canot de sauvetage dans une bouteille. La maison était encombrée de ces ouvrages de patience naïve. Il travaillait en sifflant un air, toujours le même.


Dans ce dernier séjour, Salomé, plus violente, avait soulevé des disputes dès son arrivée. Par fierté, elle avait depuis longtemps renoncé à lui demander de rester. Cette fois, même, il semblait qu’elle fût irritée de le voir.

C’était le cinquième départ de Kéméan depuis son mariage. Lors du premier, elle l’avait accompagné jusqu’à la Louise et elle était ensuite rentrée chez elle à pleurer pendant des heures, la tête appuyée au mur. Puis, quand elle eut compris que l’obstination de son homme était plus forte que son amour à elle, Salomé ne l’accompagna plus, désormais.

Ludovic partit pour cinq ans.


Il partit pour cinq ans, le premier samedi de juillet, sans avoir pu arracher un baiser à sa coléreuse épouse. Et le surlendemain, à la marée du soir qui atteignit son plein vers onze heures, à son tour, Salomé s’embarqua sur un sloop et fila à Brest où elle resta cinq semaines.


Or, huit mois après, à San Francisco, où le trois-mâts Fébronie, qui naviguait pour la prime, venait de relâcher, Kéméan, le maître d’équipage, rencontra dans un bar un matelot français qui parlait d’Ouessant.

Il racontait comment le dundee Reine-des- Grâces s’était mis au plein, un soir de gros temps, sur les roches de Porz Allemgen. Tous les hommes du bord, sauvetés par les insulaires, avaient regagné le continent. Lui seul, blessé au genou, était demeuré à Ouessant. Il avait conservé de ce séjour un souvenir joyeux et sentimental qu’il attribuait, sans détour, à la beauté facile des natives. Mais Kéméan, semblable à tous les Ouessantins, n’aimait pas les récits de ce genre qui les intéressent de trop près.

Après son rétablissement, avait continué d’expliquer le naufragé, il avait pris le cotre la Lourdes, qui devait le ramener à Brest. Mais les vents étaient tombés brusquement et le voyage dura quarante-huit heures. Il y avait, comme passagère, une Ouessantine qui se rendait pour la première fois « en France ». Elle était belle et curieuse de la vie. Une ardeur singulière se lisait dans ses yeux. Et la deuxième nuit, quand tout, sauf l’homme qui était à la barre, sommeillait sur le bateau, ils s’étaient enlacés, lui et elle, sous le ciel étoilé. Émouvante étreinte... Aujourd’hui encore, ses lèvres conservaient la saveur de cette bouche de femme.

Il avait pensé la revoir à Brest, mais, sitôt débarquée, elle s’était éclipsée pendant qu’il disait adieu à l’équipage et il ne la retrouva jamais plus.

— Comment s’appelait-elle ? demanda tout de même Kéméan.

— Salomé.

Kéméan se gratta la tête et réfléchit.


À Brest, elle avait tiré une vraie bordée de matelot, comme beaucoup d’Ouessantines qui s’échappent et vont là-bas se griser à toutes les lumières de la vie.

Elle avait « chaviré sa coiffe ». Elle allait par les rues, splendide de dédain, nullement étonnée du faux luxe des femmes et du clinquant des boutiques, faisant retourner sur son passage les hommes bouleversés par la sauvagerie de sa beauté. Elle avait retrouvé Angélique, depuis fixée sur le continent, Angélique qui avait des relations dans tout Brest et qui «s’arrêtait pour causer avec des hommes qu’elle ne connaissait pas ». Mais ni Salomé ni Angélique n’avaient, comme beaucoup d’Ouessantines, couru vers cette maison bien connue des insulaires où elles se déshabillent en arrivant, ou elles captivent sous des chapeaux leurs cheveux indociles et revêtent des robes d’emprunt qui leur assurent l’incognito. Elles étaient trop fières de leur costume. Ensemble, elles traversèrent les bouges de la rue Saint-Yves et de la rue de Suffren, les caboulots de la rue Kéravel et de Recouvrance. On les vit à la Brasserie, attablées avec des maritimes, éclipsant les demoiselles fardées de l’endroit ; on les vit dans tous les lieux de plaisir, et descendre la rue de Siam, en tapage, en « filles de la pluie », au grand scandale des très dignes habitantes de la ville qui n’étaient pas loin de se signer.

Salomé apportait à cela une âpre joie et une volonté de s’avilir chaque jour davantage, comme pour se venger en quelques instants de sa longue vertu et des rancœurs de sa vie d’épouse.


Enfin, quand elle eut regagné son île, Salomé Thorinn — elle ne souffrait plus d’être appelée du nom exécré de Kéméan — Salomé connut de nombreuses aventures. Tour à tour, elle s’afficha avec divers officiers coloniaux. Elle devint une habituée des maisons où l’on sacre et où l’on se grise. Elle reçut chez elle des soldats et pis encore. On la signalait aux voyageurs en quête de distractions, et, quand un bateau mouillait à Ouessant, elle était la plus belle parmi les cinq ou six îliennes que l’initiative intéressée de quelques tenanciers mobilisait pour que l’amour serve d’adjuvant au commerce. En un mois, elle était perdue de réputation. Mais personne n’attachait d’importance à cela.

Lorsque, cinq ans plus tard, Ludovic rentra, Salomé ne voulut pas rester sous son toit. Elle émigra à Kernas, chez sa mère. ― Le marin sentit l’inutilité de toute discussion. Il prit seulement son fils et l’emmena comme mousse sur son bateau.

Salomé n’en eut pas une larme. Non point qu’elle n’aimât le petit. Mais, à mesure qu’il avait grandi, il avait ressemblé plus encore à son père abhorré. Au reste, il devait être marin, c’était logique. Et puis, eux partis, elle revint tranquillement dans sa maison.

Toujours, elle sut y vivre indépendante, ne souffrant pas un habitué. Elle était désintéressée mais dédaigneuse et ses attachements furent rares. Elle prêtait son corps sans jamais appartenir à personne. D’ailleurs, la plupart de ceux qui l’approchèrent étaient des brutes qu’elle dominait de son intelligence et de sa miraculeuse séduction : des commerçants de passage, des sous-officiers qui savaient à peine l’apprécier et que l’étrangeté de sa nature emplissait de gaucherie.

Une fois seulement, elle dit sa pensée à un homme qui pouvait la comprendre. Mais tous deux sentirent qu’il était trop tard.

Salomé Thorinn avait alors vingt-six ans. Elle était de haute taille, ce qui la faisait paraître fort mince, mais son corps était sans maigreur et bien pris, sa force physique étonnante. Elle avait le visage d’un ovale très allongé qui mettait en valeur la finesse de ses traits. Sa peau, bien qu’elle ignorât la poudre, avait cette blanche matité que les plus savants artifices sont souvent impuissants à donner ; ses lèvres paraissaient carminées et l’on eût juré, bien à tort, que ses yeux bleus aux paupières lourdes étaient agrandis au kohl. En elle, on rencontrait à la fois quelque chose de naturel et de factice dont le mélange déroutait. La masse ardente de ses cheveux, qu’une raie de milieu divisait, ne contribuait pas médiocrement à cet effet. On eût dit une fille de débauche que la fantaisie d’un soir aurait costumée en madone. Parfois, quand on la surprenait pensive, on voyait à la sévérité de ses traits qu’elle était faite pour une vie régulière et digne et que l’anomalie de sa condition maritale, avec les exigences de sa nature, l’avaient seulement jetée dans le désordre. C’étaient de là qu’étaient venues la flamme de son regard, l’odeur de sa chair, la révolte de sa bouche emportée. Son caractère lui commandait d’être une sainte ou de tomber dans les pires excès. Elle y tomba.

Son inconduite lui attira maints ennuis. Elle était devenue plus mauvaise, plus cruelle et plus belle encore.

Un jour, un voyageur des Dames Élégantes se présenta chez elle pour lui proposer des bagues. Il allait de la sorte, chaque semaine, frapper de maison en maison, entre deux courriers, offrant aux naturelles les raffinements de la civilisation. Ainsi, les draps luxueux, la soie et le velours avaient peu à peu remplacé les étoffes rustiques, tissées jadis dans le pays. Ainsi, des machines à coudre, des parfums, des jupons ornés de dentelles étaient devenus de vente courante, et, quand elles avouaient n’avoir point d’argent, l’adroit mercanti insinuait les moyens de s’en procurer et parlait d’un séjour à Brest : on savait ce que cela voulait dire.

Les bagues étaient présentées dans un écrin. Beau parleur, l’homme vantait sa marchandise, se gaussant des petits anneaux en doublé ornés d’un cœur, gages d’amour que, depuis tant d’années, les îliennes recevaient avec tant de joie puérile, au moment de leurs fiançailles.

Salomé l’écoutait, amusée. Puis, elle mit cinq bagues d’or, une à chaque doigt, et pendant que l’autre batifolait pour bazarder sa camelote, elle lui lança un rude coup de poing qui l’étendit à terre, et, du pied, elle envoya rouler l’écrin sur la route.

On disait encore de Salomé qu’elle avait mené six coloniaux, un soir de noce, au pillage de la villa Storm. Et il y avait aussi une affaire de coups de revolver à laquelle son nom était fâcheusement mêlé.

Avec sa chevelure rouge, son regard effronté, et, parfois, l’insolence éhontée de son geste, elle semblait une bête en révolte. Elle était de celles qui vont insulter les voyageurs du haut des falaises du Stiff. Et le soir, on la retrouvait avec eux.


Souvent, elle passait une semaine chez elle, sans sortir, sans recevoir personne, invisible à tous.

Un jour qu’elle s’était ainsi cloîtrée, la trompe de Le Marchais, si bruyante qu’elle jetait l’émoi dans les poulaillers des voisinages et faisait trembler les vitres de toutes les maisons, parvint jusqu’à ses oreilles. Le Marchais, un ancien soldat établi dans l’île, venait de réaliser une idée géniale. Pour concurrencer les débitants, il avait acheté une voiture sur laquelle il charriait un tonneau de trois-six. Et maintenant, il allait porter l’alcool à domicile, sollicitant l’acheteur, éveillant les désirs par sa trompe damnée qui lançait à travers champs comme une invite à boire, excitant la soif chez celles qui travaillaient. Quand on n’allait pas à lui, il entrait dans les chaumières, le verre en main, et offrait la liqueur tentatrice. Pour lui, aussi, tout était bon si l’argent faisait défaut : la laine filée ou non, le poisson ou quelques boisseaux de blé, des bijoux ou des instruments de travail.

Véritable progrès !... Et maintenant, il y avait des hameaux que son apparition tirait seule d’une torpeur mortelle, des seuils où de jeunes îliennes au regard égaré se tenaient accroupies, attendant le passage du sauveur pour se traîner à ses pieds, implorant l’eau du parfait bonheur.

Salomé ne buvait pas. Et ce jour-là, pourtant, elle se fit emplir une demi-bouteille, cherchant l’ivresse, — et elle la vida sans l’avoir trouvée.

Les ombres du soir s’étaient abattues sur l’île, quand Mme Locronan la fit appeler à l’hôtel des Mers qu’elle venait d’ouvrir depuis quelques mois.

Salomé voulut bien s’y rendre. Elle eut tort. Trois touristes étaient arrivés le jour même avec deux femmes. Salomé comprit bien qu’on l’offrait à leur curiosité. Les étrangers, les femmes surtout, la regardaient avec un étonnement qui accrut encore sa mauvaise humeur.

On se mit à table. Un colonial, engagé comme extra, servait en uniforme. Le champagne fusa bientôt. Pour montrer qu’elle se riait des grâces affectées des mouliguens, Salomé secoua son aversion, s’anima, et les hommes, dès cet instant, n’eurent plus d’yeux que pour cette créature étonnante et superbe dont on avait cru pouvoir s’amuser, tout à l’heure.

Vers minuit, les têtes étaient fortement alourdies. Salomé proposa une promenade en mer. Et son ascendant était si grand sur les hommes, qu’ils l’auraient tous suivie jusqu’au bout du monde ; et les femmes, piquées au jeu, n’osèrent soulever d’objections et approuvèrent, un peu tremblantes, quand même, à l’idée « d’aller sur l’eau », par la nuit. On prit un des canots du port. L’embarcation s’éloigna du rivage.

Alors, tous entonnèrent une chanson et leurs voix résonnèrent vers Pern et le Runiou ; une chanson qu’on entendait jusque sous les toits endormis, une chanson inconnue dans l’île, et dont Rosa Jourdren dit plus tard « qu’on n’aurait pas osé en répéter un mot. »

Salomé chantait aussi. Mais ses traits étaient durs et ses yeux avaient un regard mauvais qui échappait à l’ivresse de ses compagnons. Elle les haïssait, ces étrangers, ceux-là comme tous les autres, ceux qu’elle avait connus précédemment, et tout ce qui venait d’eux. Et ce soir, sa pensée haineuse s’étendait jusqu’au continent, jusqu’aux mers lointaines qui lui avaient enlevé son mari, jusqu’à tout, jusqu’à cette fatalité mystérieuse qui avait causé sa perte comme celle de tant de ses sœurs, la corruption de l’île, enfin.

Et pendant qu’on répétait le refrain maudit, Salomé, arrêtant les rameurs inexperts, avait pris un aviron pour godiller. Elle s’était dressée à l’arrière du bateau, et son corps s’inclinait gracieux, dans le rythme particulier de la nage. L’embarcation glissa vers le Corce qui découpait son ombre immense sur les eaux argentées par la lune. À vingt brasses de l’îlot, une roche que Salomé pouvait seule reconnaître, aux tourbillons et aux remous qu’elle formait, affleurait un peu au-dessous du niveau des eaux. Alors, pour la première fois, Salomé sourit. Et il y avait quelque chose de perfide et d’implacable, une joie considérable, aussi, dans ce sourire, car, gouvernant vers l’écueil, elle jeta dessus la barque qui chavira dans un accompagnement de cris désespérés.


Or, une semaine après ce drame, Hodges s’était arrêté pour dire bonjour à Gervais, devant le débit de Louise Abgrall.

La mer avait rendu cinq cadavres, la veille et l’avant-veille ; et ce jour-là, on annonçait qu’une étrangère venait d’être découverte dans une petite crique voisine de Pern. Seul, le corps de Salomé Thorinn demeurait introuvable et Hodges s’en attristait car il portait dans son cœur le souvenir de cette fille étrange et qu’il avait aimée.

On ne comptait qu’un survivant, le cuisinier de l’hôtel, qu’on avait emmené dans la sortie nocturne, Parisien grassouillet, à peau de fille, et dont la mer, dégoûtée, n’avait pas voulu. Malgré que la plupart des gens le jugeassent incapable de fournir des détails satisfaisants sur l’accident, on l’interrogea, car ce sinistre, par un temps si calme, demeurait inexplicable. Le jeune homme ne devait guère éclaircir les faits : ses allégations paraissaient devoir établir que Salomé avait fait couler le bateau exprès, ce qui faisait hausser les épaules de tous. Seule, Louise Abgrall, une Ouessantine, adoptait cette version fantaisiste et disait que Salomé avait dû agir ainsi « par vengeance », mais elle ne savait pas en indiquer les motifs.

Au reste, on n’attachait plus guère d’importance à cette affaire déjà vieille d’une semaine. D’autres événements défrayaient les conversations. Guélennec était mort de délire alcoolique ; le père Le Duff, de Cadoran, avait violé sa fille et les gendarmes venaient de l’arrêter sur la dénonciation de la mère de l’enfant. En un mois, on avait compté trois attaques nocturnes ; les hommes, le soleil couché, ne sortaient plus qu’armés de triques. Et, par ordre du commandant de place, cinq débits avaient été consignés à la troupe. Mais ce qui émouvait surtout, c’était l’assassinat du maçon Croguennec, sur lequel les magistrats instructeurs ne parvenaient pas à jeter la lumière. Sa femme et sa fille, âgée de quinze ans, étaient sous les verrous, à Brest, accusées de l’avoir étranglé, une nuit d’orgie, avec deux coloniaux, leurs amants, incarcérés eux aussi.

Et Gervais et Louise Abgrall causaient avec regret de Croguennec, un homme du continent, sage et travailleur, qui avait épousé une îlienne. L’avilissement de son entourage, peu à peu, avait eu raison de lui. Mère et fille le grisaient pour qu’il pardonnât à leurs débauches.

— On l’avait réveillé pendant son sommeil et il avait crié : — « Eh ! oh ! ». Il croyait qu’on voulait lui passer à boire. C’est alors qu’il fut mis à mort.

— Ah ! Quelle honte ! fit Louise Abgrall, tout s’en va !...

Et comme Hodges l’interrogeait sur Salomé Thorinn, elle se retourna, emportée :

— Et vous, l’Anglais ou l’Allemand, fit-elle, parce qu’on ne sait pas qui vous êtes et ce que vous faites ici, après tout, sauvez-vous, fichez-nous la paix !... F... -nous le camp, avec vos progrès et vos inventions du diable, vos journaux, vos phares, votre télégraphie sans fil et vos soldats et votre argent qui a corrompu notre île. Laissez-nous nos anciens usages, et, que vous veniez de France ou d’ailleurs, partez, allez coloniser plus loin : nous en avons assez d’être traités comme des nègres ou des canaques !...

Et Louise Abgrall, qui pourtant, avait bien des torts à se reprocher envers sa petite patrie, car elle vendait un alcool funeste, car elle tenait dans son grenier un lit à louer, à la nuit ou à la course, un lit dont les panneaux avaient été défoncés par les pieds crispés qui avaient passé au travers, car son débit était une boîte à soldats et à filles, car elle aidait, depuis des ans, à la prostitution, d’une façon à la fois habile et inconsciente, Louise Abgrall dit (et Hodges pensa qu’elle s’y connaissait) :

— Ah ! C’est un pays de pirates !...

Et Gervais, qui avait bien des torts, lui aussi, envers l’île autrefois si pure, si majestueuse dans sa simplicité antique, cette Ouessant si longtemps oubliée dans l’azur des flots et dans la cristallisation d’un passé candide, Gervais regardait pensivement la terre :

— C’est une île perdue.

Admiral’s Hard.          
East Stonehouse.