Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre IV

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 26-31).

IV


Auguste Préault m’écrivait, il y a trente ans, son deuil de la disparition du rire en France, me rappelant ce rire immense de nos pères, Rabelais, Molière, Voltaire, qu’on entendait d’un bout à l’autre du monde et dont la terre restait égayée, purifiée, fécondée.

S’ils riaient si bien, ces fiers esprits, c’est que le rire alors avait de l’écho chez nous. Et, de fait, je me rappelle combien, il y a soixante ans, on riait encore, quoique déjà les terribles guerres de l’Empire eussent attristé le monde. Cet attristement par la guerre, au commencement du siècle, les vieux paysans me le signalaient il y a cinquante ans ; toutefois, ceux qui étaient vieux en 1830 conservaient encore quelque chose de l’ancienne gaieté.

Je les vois encore et les verrai toujours, le grand oncle Alexandre, mon père, le cousin Hamel, le cousin Helliot, décoré à Marengo de la main de Bonaparte. Quels bruyants, quels larges et entraînants éclats de rire ! La maison en tressaillait d’aise de la salle à l’atelier ; et si d’aventure on se mettait à raconter les faits, hauts faits, méfaits et bienfaits de maître Pierre Carlu, ça n’en finissait plus. On ne reprenait connaissance de l’heure qu’en voyant le grand-oncle frapper du poing la table, se lever et dire :

— Ah v’là jour !

Les bulletins météorologiques nous avaient annoncé pour ces jours-ci des bouleversements terribles de l’atmosphère que devait suivre un véritable déluge.

Tout cela se résume en une petite pluie fine…

Il en sera peut-être de même des grandes catastrophes et des grandes révolutions prédites par tout le monde et qui semblent, en effet, nous menacer. Nombre de transformations se sont accomplies sans révolutions, sans catastrophes et sans tremblements de terre, de même que se sont produites, selon M. Lyell, les transformations géologiques.

Le peu à peu est la grande loi du monde. Peu à peu les continents se sont modifiés, transportés, défaits, refaits.

Peu à peu s’est faite et se continue la transformation de tout l’ordre social, sans en excepter même la propriété et la famille. Ce que nous prophétisaient bruyamment de 1830 à 1840 les plus hardis socialistes, Proudhon à leur tête, nous le voyons aujourd’hui dépassé de beaucoup en ce qui concerne la propriété, sans bouleversement soudain, sans cataclysmes, et par la seule loi du peu à peu.

Au pauvre spectacle donné par les politiciens qui, de l’avant ou de l’arrière, prétendent diriger les choses, l’écœurement devient général. Je le partagerais si le souvenir de cœurs droits, de vaillants esprits connus autrefois et maintenant encore, ne me conservait l’assurance que l’homme n’est pas toujours méprisable.

Il y a du bon et du divin en lui comme dans la nature.

N’y aurait-il pas pour toute vie quelques vieilles et chères figures dont le souvenir reste comme un réconfort exquis.

Parmi les inoubliables et les inoubliés de mon enfance, cœurs d’or, esprits sains et droits qui pour toujours devaient donner à ma jeune cervelle un peu de confiance en la nature humaine, j’aime à me rappeler surtout ma tante Hilaire, une sœur de mon père et de beaucoup son aînée ; entre elle et lui étaient nées neuf autres filles et un premier garçon. Je ne la connus que déjà mère de grands enfants, alors que j’avais au plus cinq ans. Je me rappelle avec délices les bons petits galuchons qu’elle tirait de son four, en dirigeant pour un jour de gala la cuisson de ses viandes.

Dans la besace des pauvres qui se présentaient à la ferme, je la vois encore fourrant de grosses miches. On eût dit qu’une fée semait autour d’elle l’abondance. Il y avait toujours dans ses poches quelque chose à donner aux petits et aux vieux.

Ceci remonte à ma plus lointaine enfance ; mais j’avais de vingt-cinq à vingt-six ans quand je vis tante Hilaire pour la dernière fois (peu de temps après notre installation au Tot). Malgré les soixante-dix ans dont elle devait approcher, sa beauté de vieille me saisit. Surmontant un front superbe, d’abondants et fins cheveux blancs encadraient son visage frais et pur jusqu’à la transparence.

Les yeux scintillaient vifs et pénétrants. La bouche souriante était bonne, vraie et sûre. Voix vibrante, agréablement timbrée, geste net et loyal.

Maîtresse femme d’un maître homme qui, simple fermier cauchois, avait su partout se faire respecter, tante Hilaire était la personne considérée dans la famille ; elle avait d’ailleurs été un peu la mère de ses onze frères et sœurs. Toute la parenté ne jurait que par elle : ses décisions, ses avis faisaient loi, même pour son homme, tout maire qu’il était de sa petite commune.

Des bonnes femmes comme ça, j’en ai connu cinq ou six ; cela suffit pour que toute une vie en reste éclairée.

Une sœur de ma mère, et son aînée de trois ou quatre ans, tante Adélaïde, fut aussi une jolie personne d’un très vif et très amusant esprit, mais esprit mordant et sarcastique.

Les mots à l’emporte-pièce qu’elle ne sut jamais retenir et les commérages qu’elle aimait, amenèrent dans la famille des zizanies dont elle fut la première à souffrir, jusqu’à en devenir presque folle.

Tante Hilaire, mariée au village, comme elle y était née, avait eu la bonne chance de rester toute sa vie une franche paysanne. Tante Adélaïde, née aussi au village, mais mariée jeune à la ville, prit les allures bourgeoises, belles toilettes sans goût, le luxe rococo ; ce fut pour elle une cause d’infériorité.

Il m’a été dit plus d’une fois que mes paysans dans La Campagne et dans les Labêche étaient des paysans de pure invention, que jamais ces gens-là n’avaient existé, que je ne les avais pas vus, mais imaginés et rêvés.

— Est-ce que j’ai rêvé tante Hilaire ? est-ce que j’ai rêvé la famille Vannier, mise en scène dans La Campagne ?

Et l’oncle Buron, qui nous racontait les malheurs de sa vie militaire en Hollande de façon à faire pouffer de rire ?