Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Imprimerie Julien Lecerf (p. 39-44).

VII


Un bon souvenir me revient :

C’était au mois de juin 1872. Nous habitions le Boisguillaume. M. Pouchet et Georges étaient venus nous voir, suivis d’une toute jeune et très jolie biquette.

La conversation entre Georges et moi s’engagea, à propos de cette biquette, sur les changements qui pourront d’ici à cent mille ans se produire dans toute l’animalité. Nous donnions cours à notre imagination, arrangeant à notre fantaisie le monde de ce temps-là. Notre ardeur pour le transformisme nous faisait mettre gaillardement toute la faune à la refonte. Pouchet père, la main rabattue en conque sur l’oreille, essayait de suivre la conversation, mais n’arrivait à saisir qu’un mot de temps en temps, malgré nos efforts de voix. Comme il venait d’entendre que dans cent mille ans toute l’animalité serait transformée, il dit, s’adressant à Georges, avec un sourire de profonde incrédulité :

— Si bien donc, monsieur mon fils, que dans cent mille ans ma Zoologie classique ne sera plus exacte ?…

Que le soleil est délicieux, quand il se montre aux feuilles tombantes !… Rarement les arbres ont été plus beaux. La température d’ailleurs parfaite. On sent très bien qu’une vie immense enveloppe et couve cette mort apparente des derniers jours d’automne.

Une vilaine tête d’abbé apparaissant à la bibliothèque m’a rappelé ceci :

Ma mère, qui avait la foi du charbonnier, avait aussi, comme le charbonnier, très peu de sympathie pour le prêtre ; tout homme d’église lui était suspect, et plus d’une fois, au Tot, elle me reprocha d’en fréquenter quelques-uns. Les dimanches, elle allait à la messe, quand elle n’était pas empêchée, et c’était tout.

Elle arrangeait et dérangeait les choses à sa façon ; mais, en pleine liberté d’esprit, elle avait certainement son petit grain de foi. Dans ces dernières années un jour ne se passait pas sans qu’elle fît une lecture de l’Imitation. Petit garçon, elle m’avait habitué à faire ma prière matin et soir ; à plus de vingt ans cela durait encore. La crainte de l’affliger m’avait fait prolonger jusque-là cette soumission. J’y mis fin pourtant et, à ma grande surprise, ma mère ne dit mot, comprenant sans doute qu’une telle habitude jurait trop avec des idées que je ne dissimulais nullement et qui étaient celles de mon père.

Plus tard, quand elle me vit ne pas me marier à l’église, ne pas faire baptiser les enfants, elle me dit :

— Tu fais ce que tu veux pour toi, pour ta femme et tes enfants ; je demande seulement que pour moi tu fasses selon mon désir. Promets-moi que tu feras venir un prêtre à mes derniers moments.

Je le lui promis et j’ai tenu parole. Elle-même d’ailleurs, la veille de sa mort, me rappela ma promesse.

— Quel prêtre veux-tu que je te fasse venir ?

— Je n’en connais aucun ; celui que tu voudras.

J’avais entendu parler favorablement d’un vicaire, jeune encore, assez agréable de sa personne (quoique depuis il soit devenu très laid), et que nous avions connu enfant : l’abbé X***.

Je le fis venir et le laissai seul avec la pauvre mourante, déjà suffoquée par la congestion pulmonaire qui allait l’enlever, mais ayant encore toute sa présence d’esprit.

L’entretien ne fut pas long. L’abbé sortit, vint à moi avec toutes sortes de condoléances et de compliments.

J’entrai aussitôt dans la chambre de ma mère, qui me dit, avec un léger haussement d’épaules :

— Tu m’as envoyé là un drôle de perroquet.

C’est lui — maintenant curé de X*** — que je voyais hier à la Bibliothèque.

Le monde végétal entre dans son repos annuel avec sérénité, avec calme. Du 15 novembre au 15 janvier, tout va dormir ; mais comme les premiers jours de ce sommeil ressemblent peu aux derniers, à ceux où devra se manifester doucement le réveil !…

D’abord, on dirait que rien n’a changé. À je ne sais quelle austérité grandiose, on sent en novembre une sorte de mort planant sur la nature. Mort apparente.

Les deux mois passés, au 15 janvier, l’herbe aura, ici et là, des sourires. Les bourgeons aux arbres, aux arbustes, commenceront de se gonfler.

Mais en novembre, tout se ferme, se blottit, se resserre… Antithèse de l’épanouissement.

La lumière, s’affaiblissant de jour en jour, donne à cette saison, en grande partie, son caractère mélancolique. Dès la mi-janvier, au contraire, le phénomène se produit en sens inverse ; tout s’éveille, s’égaie…

Oh ! la lumière, c’est de quoi nous vivons.

Mais que la campagne est belle encore, et quels souvenirs se réveillent de mes promenades d’automne et d’hiver sur les coteaux, dans les bois et les prairies du Tot !

Il n’y avait pas seulement les promenades solitaires ; il y avait aussi les promenades avec les amis, les interminables causeries au bord de l’eau, dans les bois, à pied le plus souvent, mais quelquefois à cheval (avec Dumesnil). Conversations sérieuses, conversations folles, et puis, dans quelque coin retiré, les lectures à haute voix de nos grands tragiques avec Levallois, histoires rustiques recueillies sur le vif avec Michelet, épisodes de la Révolution narrés par l’historien à table le soir ou dans le jour le long des sentiers, tout cela hante aujourd’hui ma mémoire de vieux.

Auguste Préault, le pétulant Morin, l’excellent docteur Delzeuzes, poète aimable, R. L., notre dessinateur, Pouchet père et Pouchet fils, Georges Pennetier, Alfred Péron, et combien d’autres, sont venus là ! À Tandos, dans la poussière de la route, Préault me dessinait, du bout de sa canne, les tétons de la princesse Mathilde, avec anecdoctes analogues au sujet.

On parlait d’art, et Préault de déployer toute sa verve, tout son génie ; car il en avait, comme artiste, et plus encore peut-être comme penseur et causeur.

Au Rombaux, dont les avenues étaient alors si pleines de majesté, nous nous promenions avec Adèle Michelet (Mme  Dumesnil), avec son frère Charles, avec Levavasseur, et D…, accompagné de sa femme, si intelligente et si douce, de sa belle-sœur, si jolie, si fine et si fière.

Les demoiselles Levavasseur aussi, dans mes souvenirs, égaient ces paysages de Cordelleville, de Clères, du Mont-Cauvaire, de Cardonville, etc.

Que d’éclats de rire, et parfois aussi que de paroles prophétiques, dont quelques-unes se sont réalisées !…