Flamarande/11

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Michel Lévy frères (p. 48-51).



XI


Nous trouvâmes la baronne toute seule. Ses hôtes étaient partis pour la chasse, et ne devaient rentrer qu’à la nuit. Elle s’empressa de réinstaller la comtesse dans son appartement, et, comme je défaisais la malle de monsieur dans le petit salon, j’entendis qu’il disait à la baronne :

— Comment ! tout le monde vous a quittée aujourd’hui, même Salcède ?

— Même Salcède, répondit-elle. Il voulait bien me tenir compagnie ; mais, depuis quelques jours, il a de violents maux de tête, et je l’ai forcé d’aller avec les autres. Que voulez-vous ! il est habitué à vivre au grand air, nos salons l’étouffent.

On dîna donc avec les Léville, et on se retira de bonne heure sans attendre les chasseurs, qui avaient annoncé vouloir dîner chez l’un de ces messieurs ; peut-être même ne rentreraient-ils que le lendemain. Ils avaient bien recommandé qu’on ne les attendît pas plus tard que dix heures. À onze heures, personne n’étant rentré, on ferma les portes. Madame de Flamarande, très-fatiguée, s’était couchée ; monsieur, très-agité, restait au salon avec madame la baronne. J’attendais, seul dans l’antichambre, qu’il se retirât et m’envoyât dormir, lorsque je crus entendre sonner à la grille. Je m’y rendis après quelque hésitation, n’étant pas sûr de ne m’être pas trompé.

— Restez tranquille, me dit le jardinier, qui faisait office de concierge, je ne dormais pas ; c’est M. de Salcède qui vient de rentrer. Les autres ne rentreront pas ce soir ; on peut dormir.

Je m’étonnais de ne pas m’être croisé avec M. de Salcède, puisqu’il demeurait dans le corps de logis où étaient le salon et les appartements de la baronne. Je jugeai qu’il avait pris par le parterre, et que j’allais entendre sa voix dans le salon. Il n’y était pas. Je me dis encore qu’il s’était peut-être un peu exalté dans cette partie de garçons, et qu’il avait été droit à son lit, sans vouloir se montrer. Un quart d’heure après, M. le comte quittait la baronne et me disait :

— Je n’ai besoin de rien.

— Personne n’est rentré ? me demanda la baronne.

Je répondis que M. de Salcède était rentré seul.

— Eh bien, reprit-elle, où donc est-il, que nous ne l’avons pas vu ?

— Il sera monté se rhabiller, dit M. le comte avec ironie, et vous pouvez encore le recevoir ; il n’est pas bien tard.

Je suivis monsieur, qui prit le parterre pour regagner son rez-de-chaussée. Il ne s’étonna pas de voir la porte-fenêtre du petit salon ouverte, et il entra tranquillement ; mais aussitôt j’entendis un cri étouffé et vis M. le comte ressortir en tenant à la gorge M. de Salcède, qu’il avait surpris chez lui. Monsieur n’avait aucune arme, sans quoi il l’eût certainement égorgé. Il essayait de l’étrangler, et sans doute la fureur décuplait ses forces ; mais M. de Salcède, qui était plus fort que lui, se dégagea aisément et lui dit d’une voix assez calme :

— Pas de bruit ! Au jardin ! expliquons-nous au jardin !

Le jardin n’était séparé du parterre par aucun mur. Ces messieurs s’éloignèrent donc ; je remarquai que le marquis tenait un bouquet qu’il n’avait pas lâché dans la lutte, et qu’il cachait sur sa poitrine sans que monsieur, exaspéré, y fît attention. Il ne pensait qu’à tuer son rival, car il se retourna et me dit :

— Deux fusils de chasse, les premiers venus : on tirera au sort. Courez !

— Il n’en trouvera pas, répondit M. de Salcède ; qu’il apporte le vôtre, vous en disposerez, si vous me trouvez coupable.

Ils s’éloignèrent, et mon premier mouvement fut de savoir si la comtesse était complice de l’entreprise par trop évidente de M. de Salcède. En mettant tout au mieux, il avait voulu lui dire un éternel adieu. S’y était-elle prêtée ?

Je pénétrai dans le petit salon et n’entendis aucun bruit. La porte de la chambre à coucher était ouverte. Je m’avançai sur le seuil ; madame ne se servait pas de veilleuse, tout était sombre. Je n’osai pas avancer, je restai à l’entrée, retenant ma respiration. Je saisis celle de la comtesse, égale et tranquille comme le souffle doux d’un enfant qui dort. Je ne pouvais pas pousser plus loin mes investigations ; je remarquai seulement que sa fenêtre était entr’ouverte, retenue par l’espagnolette ; elle dormait souvent ainsi, craignant beaucoup la chaleur.