Flamarande/25

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Michel Lévy frères (p. 113-116).



XXV


Je me présentai à la sœur de la nourrice comme un pasteur protestant qui, voyageant seul dans sa voiture de poste, avait rencontré une mère et son enfant très-fatigués à un relais de diligence. Je les avais pris par charité dans ma voiture, j’étais un homme évangélique. J’en avais au moins la mine, le costume et le langage.

La pauvre sœur de ma Niçoise ne savait comment me témoigner sa reconnaissance et son admiration. Ce fut bien autre chose quand, après avoir exploré le village, je trouvai une maisonnette plus propre et mieux aérée que la sienne, dont je payai d’avance le loyer — vraiment ce n’était pas cher ! — et où les deux sœurs me promirent de s’installer le lendemain. J’avais fait cette pauvre munificence de mon chef et à mon compte, car M. de Flamarande dans ses instructions n’avait pas prévu que je dusse me tant soucier du bien-être du pauvre petit exilé. Moi, je pensais racheter ma complicité dans cette ténébreuse affaire en me préoccupant de Gaston, comme s’il eût dû porter un jour le nom de Flamarande et retrouver sa mère.

Le lendemain matin, ayant veillé à tout, tout prévu, et remis à la nourrice une somme assez ronde pour payer son silence, je remontai dans ma voiture, et, conformément aux derniers paragraphes de mes instructions, je pris la poste pour l’Italie et m’en allai louer et préparer une villa aux environs de Pérouse, sur les bords du beau lac de Trasimène. Là, je devais attendre l’arrivée de mes maîtres.

Tel fut l’accomplissement du projet hardi et bizarre que le comte avait formé d’ensevelir vivant le fils de sa femme et de le faire passer pour mort dans l’inondation de Sévines. J’avais jugé ce projet irréalisable, mais le succès dépassa de beaucoup mes prévisions, car des années devaient s’écouler avant que le secret fût éventé.

Trois semaines après mon installation au lac de Pérouse, je reçus une lettre qui m’annonçait l’arrivée du comte pour la fin de la semaine, et qui se terminait par ces mots : « Veillez à tout, conformément à mes instructions, derniers paragraphes. »

Je compris qu’il s’agissait de l’enfant, et je relus attentivement le thème relatif à mon départ de Sévines. Je devais ignorer absolument la disparition de l’enfant, puisqu’il était censé englouti par les eaux le 16 mai à deux heures de l’après-midi et que j’avais quitté Sévines à midi ; j’avais été dépêché par M. le comte pour une rentrée importante qu’il avait à faire à Marseille et qui lui causait quelque inquiétude. Auparavant, j’avais été à la ferme de Montcarreau, où il y avait aussi de l’argent à toucher. Le fermier m’ayant fait attendre, je ne m’étais mis en route pour Marseille que le soir, et j’avais pris la poste après avoir, par l’ordre du comte, vendu en route le cheval dont il voulait se défaire. Enfin, à Marseille, j’étais censé avoir reçu de M. le comte une lettre qui m’ordonnait, aussitôt après avoir touché l’argent, de me rendre à Pérouse. Cette lettre n’entrant dans aucun détail, je devais ignorer absolument l’événement de Sévines et témoigner beaucoup d’étonnement et de consternation à Julie, la seule personne qui pût m’en parler, car elle était la seule qu’on dût mener à Pérouse. Quant à madame, il n’était pas probable qu’elle eût l’idée de m’interroger ; mais ma leçon était faite, je pouvais l’attendre de pied ferme.

De pied ferme ! oui, sans doute, j’avais pris déjà l’habitude du rôle impassible qui m’était imposé ; mais mon cœur m’étouffa quand je vis descendre de voiture cette femme si belle et si heureuse un mois auparavant. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Bien qu’elle n’eût pas fait de maladie grave en apprenant son malheur, elle dépérissait, rongée par un chagrin lent et profond. Je pensai qu’elle venait là pour mourir, et M. de Flamarande me parut haïssable. La pensée me vint de tout révéler ; mais j’étais trop avancé, trop compromis pour reculer si vite.

— Attendons, me disais-je. Si elle surmonte cette crise, il sera moins douloureux pour elle d’accepter un fait accompli que de savoir son fils banni et remis à des mains étrangères. Elle ne se résignerait sans doute pas à l’y laisser, et, l’obstination et la résolution de M. le comte étant données, qui sait ce qu’il n’imaginerait pas encore pour que l’enfant ne fût jamais retrouvé ?

Je supportai donc l’épreuve quand madame, en me voyant venir à sa rencontre, me dit :

— Vous savez, Charles, ce qui m’est arrivé ?

Elle n’attendit pas ma réponse, et ma figure seule lui exprima mon feint étonnement. Dès que je fus seul avec Julie et qu’elle eut répondu à mes premières questions, elle entra dans les détails que je brûlais de savoir.