Flamarande/26

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Michel Lévy frères (p. 117-120).



XXVI


— C’est une désolation, me dit-elle, et je crois que madame n’y survivra pas. Quant à moi, j’en ferai une maladie, car de la voir pleurer le jour et la nuit…, oui, Charles, ses larmes ne tarissent pas ; elles tombent sur son pain quand elle mange, elles inondent son oreiller quand elle dort. Monsieur lui parle, l’exhorte au courage ; elle ne répond pas, elle n’essuie pas seulement ses yeux, dont les pleurs ont déjà creusé un sillon sur ses joues. Je ne croyais pas qu’une femme pût regretter comme cela un enfant de deux jours, qu’elle a à peine vu. Ce que c’est que la maternité ! Dieu m’en préserve à tout jamais !

Amen, Julie ; mais vous ne me dites pas comment le malheur est arrivé.

— Qui peut le savoir ? Personne ne le sait. Cette imbécile de nourrice que vous aviez procurée…

— Ce n’est pas moi. Je ne la connaissais pas, c’est M. le comte qui m’a donné l’ordre d’aller la chercher à Orléans ; elle était retenue d’avance.

— Ah ! c’est possible. Il n’a dit à personne qui elle était et d’où elle sortait ; même cela inquiétait madame, et tout le monde était étonné autant qu’on peut l’être d’une bizarrerie de M. le comte, qui ne fait rien comme les autres… Tant il y a qu’elle a été à la prairie jusqu’à la cabane des cygnes, comme si cela pouvait intéresser un pauvre petit dont les yeux ne sont pas encore ouverts ! Sans doute qu’elle n’avait jamais vu de cygnes et qu’elle a cédé à une stupide curiosité ; elle y a été et elle n’en est pas revenue. On a vu la trace de ses pieds sur le sable, on l’appelait, on la cherchait partout, quand un jardinier a rapporté son châle et le petit bonnet de l’enfant que l’eau roulait sur le sable de l’allée. On a couru partout ; je crois que, pendant huit jours et huit nuits, on ne s’est pas arrêté un instant. M. le comte ne rentrait plus ; il allait partout, tantôt avec Joseph, le plus souvent seul, à cheval ou à pied ; sa figure restait tranquille, il n’ouvrait la bouche que pour donner des ordres. Il n’espérait rien, il voulait retrouver le corps ; il a fallu y renoncer. Quand quelqu’un se hasardait à lui marquer du chagrin ou de l’intérêt, il disait d’un ton brusque :

» — Ne me parlez pas.

» Quant à madame, elle nous accablait de questions et nous demandait son enfant d’une voix déchirante. On lui a fait croire qu’il ne fallait pas qu’il vînt dans sa chambre pendant qu’elle serait sous le coup de la fièvre de lait ; monsieur n’avait sans doute pas le courage de la tromper, c’est le docteur qui en était chargé. Enfin, lorsque cela n’a plus été possible, on a été forcé de lui avouer que le petit était malade et qu’on l’avait fait changer d’air, parce que l’humidité du rivage avec cette rivière débordée lui était contraire. Cela a pu se soutenir pendant quelques jours encore ; mais, dès qu’elle a pu se lever, elle a voulu aller voir son enfant, et c’est le docteur qui s’est résigné à lui dire qu’il était mort d’une fluxion de poitrine. On lui a caché cette fin trop tragique de l’enfant noyé avec sa nourrice. Nous ne l’avons pas perdue de vue afin qu’elle n’entendît rien qui pût la lui apprendre, et elle n’en sait rien encore, car, aussitôt que le médecin l’a déclarée en état de partir, M. le comte nous a annoncé, à elle et à moi, qu’il nous menait en Italie pour distraire et guérir madame ; mais il n’en viendra pas à bout : madame ne s’intéresse à rien, ne voit rien, ne pense à rien qu’à sa douleur ; elle ne se plaint pas, elle se soumet à tout ce qu’on lui prescrit pour sa santé ; elle ne dit pas : « À quoi bon vivre ? » mais elle se le dit à elle-même ; c’est bien facile à voir, elle en mourra.

Malgré les prédictions de Julie et mes propres inquiétudes, madame se rétablit peu à peu, et même sa tristesse sembla se dissiper. Julie m’en apprit la cause. La comtesse, au bout de trois mois, était de nouveau enceinte et se reprenait à l’espoir d’être mère. M. le comte en parut satisfait. Il montrait depuis l’événement de Sévines une étonnante égalité de caractère. L’Italie lui faisait du bien ; il semblait tout à fait guéri. Il chassait beaucoup sur les bords du lac, voyait peu sa femme en dehors des repas, mais la traitait avec plus de douceur qu’auparavant.

Il se rendit au désir qu’elle lui exprimait de faire ses couches en Italie. Leur villa n’était pas bien belle, je n’avais pu trouver mieux ; mais le site était admirable, l’air excellent, et rien ne rappelait le triste séjour de Sévines.

Un jour, M. le comte me parut de bonne humeur, et je me hasardai à lui demander la permission d’aller à Marseille, où j’avais affaire.

— C’est fort bien, me dit-il, je vous donne un mois de congé. Vous aurez le temps de vous informer de la santé de l’autre ; vous écrirez à la Niçoise, et vous saurez si elle ne manque de rien. Nous n’avons personne dans notre secret, il faut qu’elle ait tout intérêt à le garder.

Je ne confiai point à M. le comte que j’avais le projet d’aller à Nice et de voir par moi-même. J’avais un impérieux besoin de me préoccuper du pauvre enfant, j’en rêvais toutes les nuits ; j’étais comme un homme qui a un crime sur la conscience.