Flamarande/4

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Michel Lévy frères (p. 18-21).



IV


M. de Salcède se fit un peu prier, il désirait sans doute que madame s’en mêlât. À l’instigation de son mari, elle lui passa de nouveau la main sous le bras en lui disant avec sa belle voix douce et son sourire d’enfant :

— Nous le voulons !

Vraiment, les maris, tant qu’ils ne sont pas trompés, sont doués d’une étrange candeur ; aussi, quand ils le sont ou croient l’être, on les voit passer d’un excès à l’autre. Moi, qui n’ai jamais été porté au mariage, je fus en ce moment aussi lucide que monsieur était aveuglé : ce fut ma première observation dans la voie qu’il m’avait ouverte, et cette observation fut aussi nette que profonde.

M. de Salcède n’avait pas encore aimé. Il se croyait épris exclusivement de botanique. Il était candide comme un enfant, et il était bien réellement un enfant ; il n’avait à cette époque que vingt et un ans. Il avait des goûts sérieux et jugeait la femme un être frivole, ennemi du travail utile et du recueillement ; mais l’âge était venu où la nature parle plus haut que la raison. Il vit cette belle femme et l’aima tout aussitôt comme un fou. Il l’aima d’autant plus qu’il ne s’en aperçut pour ainsi dire point. Du moins, je m’en aperçus avant lui, moi qui l’examinais froidement et suivais d’un œil attentif et désintéressé ses mouvements et ses regards. En un quart d’heure, ce jeune homme avait franchi, sans le savoir, un abîme. Sa figure et sa voix étaient changées. Son attitude était comme brisée, son œil n’avait plus d’éclairs. Sa fierté, qu’il exhalait par tous les pores un instant auparavant, était vaincue. Il ne marchait plus de même. C’était comme s’il n’avait plus conscience de sa force et de sa volonté ; il chancelait par moments comme un homme ivre.

Enfin, au bout d’une demi-heure de marche, nous vîmes se dresser devant nous le donjon de Flamarande, énorme bloc de maçonnerie qui dominait d’autres bâtiments en partie ruinés. Le site, que madame trouva magnifique, me sembla vraiment terrible. Le donjon était porté par un rocher à pic de deux ou trois cents mètres, contre lequel un torrent encombré de roches et de débris grondait effroyablement. Sur les pentes rapides des montagnes environnantes s’étageaient de tristes forêts de sapins et de hêtres. Le hameau de Flamarande, c’est-à-dire une douzaine de chaumières perchées sur ce roc isolé, faisait grand effet au soleil couchant ; c’était comme un décor de théâtre, mais on ne pouvait imaginer sur ce théâtre que des actions tragiques ou une navrante captivité.

Les fermiers accoururent à notre rencontre, et, comme il paraissait impossible de monter en voiture jusqu’aux maisons, une douzaine de paysans se mirent à pousser les roues et la caisse si vigoureusement que les chevaux arrivèrent sans grand effort jusqu’au pied du donjon. Madame était de bonne humeur, elle trouvait tout charmant. Le vieux fermier Michelin lui présenta son fils et sa bru, avec toute la famille, qui se disposa à déloger du manoir pour nous y installer. Madame jeta un coup d’œil sur le vieux pavillon encore debout qu’occupaient les fermiers. Il y avait là quelques grandes chambres sombres qui avaient encore des tapisseries et des meubles du temps de Louis XIV. Madame craignit la malpropreté et déclara qu’elle se faisait un plaisir de coucher sur la paille fraîche dans le donjon, mais elle accepta de dîner dans la grande salle du rez-de-chaussée, et la mère Michelin, aidée de sa bru et de sa servante, se mit à l’œuvre avec empressement.

Nous avions apporté quelques provisions qui ne furent pas nécessaires. Le pays fournissait du gibier en abondance, et le garde-manger en était bien garni. J’entendis dire que c’était grâce à M. de Salcède. Il avait chassé la veille avec le fils du fermier, et ils avaient rapporté des lièvres et des perdrix. Madame Michelin s’entendait à rôtir, tout fut trouvé exquis, et moi aussi je fis un excellent repas. J’avais veillé avec soin durant la route sur le panier de vins : M. le comte but à tous ses aïeux et au manoir, berceau de sa famille. Il se monta un peu la tête et projeta de chasser le lendemain avec M. de Salcède. Celui-ci s’en défendit, disant qu’il ne fallait pas laisser madame seule dans cette montagne, qu’elle s’y ennuierait. Madame protesta, prétendit qu’elle n’avait jamais rien vu de si beau que Flamarande, qu’elle ne voulait pas qu’on se privât pour elle de quoi que ce fût, et qu’elle saurait fort bien se plaire un jour dans cette solitude. On manda Ambroise Yvoine, qui était le guide rencontré la veille escortant M. de Salcède. Il promit d’être sur pied à trois heures du matin.