Flamarande/41

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Michel Lévy frères (p. 204-213).



XLI


Je partis pour Paris à la fin de septembre, chassé du Cantal par le froid qui devenait très-vif. J’aurais voulu emmener Ambroise à qui, en dépit ou peut-être à cause de mes défiances, je m’étais singulièrement attaché. Je lui représentais que j’étais en position de lui faire gagner sa vie, et que je ne comprenais pas sa retraite d’hiver dans la montagne, lui qui commençait à craindre les rhumatismes et à vouloir se soigner.

— Vous ne connaissez pas nos pays, me répondit-il : il n’y a que le vent qui soit un peu désagréable sur les hauteurs ; mais, quand vient la neige, nous ne souffrons plus du froid. Elle nous enferme dans nos baraques et nous garantit. Quelquefois elle couvre nos toits de plus d’un mètre d’épaisseur ; alors nous creusons des chemins couverts pour circuler d’un bâtiment à l’autre, et il y a des villages où on vit ainsi gaiement comme des cri-cri qui chantent dans une miche de pain. Ici, à Flamarande, on n’est jamais recouvert entièrement, parce que le rocher à pic permet de se déblayer tous les jours. On laisse pourtant les étables se couvrir, et on y couche même les enfants, parce que c’est plus sain et plus chaud.

— Ainsi, lui dis-je, Espérance va dormir cet hiver dans la neige ?

— Sous la neige, ce qui n’est pas la même chose que sur la neige ; et pourquoi ce petit-là craindrait-il le froid plus que les autres enfants ?

— Je ne sais pas, mais peut-être n’y est-il pas habitué. Vous dites qu’il est de race méridionale… S’il a été élevé dans les pays chauds…

Ambroise me regardait si attentivement, que je crus m’être trahi, et me hâtai de parler d’autre chose.

Je m’en retournai à Paris par Clermont. Je m’attendais à des reproches, car je ne m’étais guère pressé en route ; mais M. le comte ne parut pas s’être aperçu de ma négligence, et il ne me fit aucune question sur l’emploi de mon temps. Il ne s’intéressa qu’à l’installation des restes de ses parents dans la chapelle restaurée, et paya la note des dépenses sans me demander pourquoi j’avais fait en même temps réparer le donjon. J’essayai encore de lui parler de Gaston. Il me fit signe de la main que ce sujet m’était désormais interdit, et je n’y revins pas.

Madame la comtesse arriva dans les premiers jours de novembre. Elle aussi avait fait l’école buissonnière, car la vente de Sévines avait pris du temps, et M. le comte disait n’avoir pu ni la rejoindre en Italie ni la faire revenir à Paris. Il n’était plus jaloux d’elle, on eût dit qu’il ne l’avait jamais été. Il était de meilleure humeur qu’avant les événements. Ses dettes étaient payées, sa santé raffermie, et il avait une femme soumise, un fils superbe ; c’était tout ce qu’il avait ambitionné.

Roger était plus gâté, plus diable, plus séduisant que jamais. Madame se portait très-bien aussi, et je crois qu’elle avait embelli encore. J’avais beaucoup redouté de la revoir maigrie et triste comme à son départ. Loin de là, elle semblait radieuse. Elle avait pris son parti, Gaston paraissait oublié, Roger était assez, il était tout pour elle. Dans cette situation, je me demandai si je devais troubler la paix reconquise dans cet intérieur par une révélation périlleuse, et je retombai dans mon accablement. J’avais dû ma guérison physique et morale à une courageuse résolution de consoler cette mère éperdue. Je la retrouvais oublieuse ou abusée définitivement. Je me sentais comme forcé de rester criminel envers elle et coupable à mes propres yeux. Ma timidité vis-à-vis d’elle en augmenta d’autant. Je m’étais flatté, dans mes bons rêves de Flamarande, de conquérir par mes aveux et mon repentir la bienveillance presque amicale qu’elle m’avait témoignée dans sa douleur et que j’avais tant besoin de mieux mériter. Pour voir sa joie et sa reconnaissance, j’aurais, je crois donné ma vie, et j’eusse bravé la fureur, le mépris de mon maître ; mais quoi ! elle ne pensait plus à Gaston. Elle était calme, elle était belle. Elle me regardait tranquillement, elle me parlait avec une douceur polie et froide. Ses yeux n’interrogeaient plus les miens. Sa main ne se tendait plus vers la mienne. Elle avait oublié tout, je n’étais plus que le valet de chambre de M. le comte. Elle n’avait même plus un ordre à me donner.

Un jour, elle me trouva à quatre pattes dans l’antichambre, servant de monture à l’impétueux Roger, qui, tout en me tenant au cou et m’embrassant, me donnait des coups de talon dans les côtes. Elle le prit vivement dans ses bras, comme si elle eût craint que je ne lui fisse du mal.

— Ah ! madame, lui dis-je en me relevant, vous ne savez pas comme j’aime les enfants !

— Je le sais, répondit-elle, je sais que vous avez un très-bon cœur ; mais vous gâtez trop Roger. Il en abuse et deviendra méchant.

Il me sembla que le moment était comme fatalement amené pour ma confession et j’allais supplier madame de m’entendre en particulier ; mais, avant que j’eusse pu trouver un mot pour exprimer mon intention, elle avait disparu, emportant son fils, et je n’eus pas le courage de la suivre.

Un autre jour, je reçus des mains du facteur une lettre à son adresse, et je reconnus l’écriture de madame de Montesparre. J’étais résolu à ne plus servir d’espion, et j’allais remettre cette lettre à Julie lorsque M. le comte passa près de moi rapidement et la prit en disant :

— Suivez-moi.

Quand je fus dans son cabinet :

— Lisez-moi cela, dit-il.

Je ne voulais plus, je tremblais, ma révolte allait éclater. Il ne voulut pas s’en apercevoir. Il brisa le cachet et me remit le papier en disant :

— Lisez donc !

Je lus :

« Montesparre, le 2 janvier 1846.

» Ma chère Rolande, j’ai à vous parler ; je serai à Paris dans quelques jours. Je descendrai à mon appartement, toujours le même, et je vous attendrai, car j’ai horreur de votre mari et ne veux pas le voir. Je ne vous parlerai pas de Salcède, je ne sais où il est. Je vous parlerai de moi. Vous devinez que j’ai besoin d’un service, et, quel que soit le passé entre nous, je vous connais trop pour croire que vous hésiterez.

» BERTHE. »

— Fort bien, dit le comte en reprenant la lettre. Madame Berthe est consolée aussi et veut procéder à quelque autre mariage. Madame de Flamarande n’a que faire de semblables confidences. Donnez-moi la cassette aux lettres.

J’objectai que toutes ces lettres supprimées constituaient une imprudence de la part de M. le comte. Madame de Montesparre venant à Paris, il était bien impossible que madame la comtesse ne la rencontrât pas dans le monde, pour peu qu’elle y mît le pied. Ces dames ne manqueraient pas de s’expliquer, et la confiscation de leur correspondance éveillerait les soupçons de madame de Flamarande.

— Vous êtes bien simple, me répondit le comte, si vous croyez que madame de Flamarande n’a pas deviné tout ce qui ne lui a pas été dit. Elle s’est confessée par son silence, elle a accepté son châtiment, elle a fait son devoir et réparé sa faute. Je veux qu’on la laisse tranquille désormais ; elle va fort peu dans le monde, elle acceptera sans regret de n’y plus aller du tout. Elle recevra chez elle, et madame de Montesparre n’osera s’y présenter. Tout est bien ainsi ; mais vous ne me disiez pas, Charles, que la baronne était à Montesparre.

— Elle n’y était pas à mon dernier voyage.

— On la disait malade dans le Midi, reprit le comte ; elle a maintenant des allures assez mystérieuses, quelque nouvelle passion sous roche ; elle en a trop pour être l’amie d’une femme qui n’en doit point avoir. Donnez l’ordre qu’on ne la reçoive pas, si elle se présente.

Je ne donnai point d’ordre, et huit jours se passèrent sans qu’on entendît parler de la baronne. Je m’informai comme par hasard à son hôtel, elle était arrivée ; mais, huit jours s’étant encore écoulés sans qu’on la vît et sans qu’elle écrivît de nouveau, M. le comte pensa qu’elle avait renoncé à voir la comtesse, soit qu’elle fût justement blessée de son silence, soit qu’elle eût déjà oublié le désir, un instant éprouvé, de revoir sa chère Rolande. C’était, selon lui, le plus probable. Les femmes, disait-il, sont moins nuisibles qu’on ne croit ; leur légèreté les détourne le plus souvent des malices dont elles nous menacent.

Je n’étais pas aussi tranquille. Qui sait si madame de Montesparre ne tenait pas la clef du grand secret ? Si je ne m’abusais pas, Ambroise m’ayant reconnu à la Violette, et depuis étant allé à Sévines, Ambroise Yvoine devait tout savoir ou tout pressentir. Si l’homme que j’avais vu disparaître comme par enchantement à mon approche, et qu’Ambroise prétendait être le meunier Simon, n’était autre que M. de Salcède déguisé, et si la baronne était alors secrètement à Montesparre, était-il invraisemblable que ces trois personnes, liées entre elles, eussent commenté l’apparition miraculeuse d’un enfant mystérieux dans la crèche de Michelin ? Madame de Montesparre aurait, dans ce cas, résolu d’avertir madame de Flamarande, et, en lui écrivant prudemment comme pour lui demander un service, elle se réservait de lui apporter une grande joie. Il fallait donc me hâter de tout révéler à la comtesse, si je voulais en avoir le mérite, au lieu de porter la honte et l’odieux d’être signalé par d’autres à son aversion.

Je ne dormais plus, et de nouveau je me sentais très-malade.

— Il faut en finir, me disais-je ; ce soir, demain, je parlerai.

Et je ne parlais pas, redoutant l’éclat de cette bombe incendiaire que j’allais lancer dans un intérieur redevenu si paisible et si satisfait.

Et d’ailleurs, comment parler dans cette maison où tout était minutieusement surveillé par le maître en personne ? Il ne se fiait peut-être plus à moi, et, sans en faire rien paraître, il m’espionnait sans doute assez pour voir que je n’espionnais plus. Une fois déjà, à Sévines, il m’avait surpris, prêt à le trahir ; il avait vu sa femme à mes pieds. — Je songeai que, si je pouvais rencontrer madame dehors, j’aurais bien l’habileté de lui parler sur la portière de sa voiture sans être entendu de Joseph ; mais Roger et sa bonne, une grosse Normande très-curieuse, l’accompagnaient partout. Je me mis à suivre madame dans Paris. Je n’étais pas valet de pied, je ne pouvais monter derrière sa voiture. Je prenais un cabriolet de place et le payais fort cher pour qu’il suivît son équipage ; mais elle ne faisait pas ou presque pas de visites, et c’était toujours dans des hôtels où les maîtres occupaient le rez-de-chaussée. Il n’y avait pas moyen de la rejoindre dans un escalier et de lui parler sur un palier quelconque. Elle n’allait ni chez sa couturière, ni chez sa modiste ; toutes ses fournisseuses la servaient à domicile. Aux promenades publiques, elle tenait toujours son fils par la main, et là d’ailleurs elle n’eût pas pu s’arrêter, encore moins se dérober pour parler à un valet de chambre. Un jour que je la suivais avec beaucoup d’espoir, car Roger était un peu enrhumé et elle était sortie sans lui, je la vis avec surprise prendre le chemin du bois de Boulogne. Il faisait très-sombre et très-humide, et ce n’était ni le jour ni l’heure pour se promener.

À cette époque-là, le bois n’était pas un parc royal à l’anglaise. Il n’y avait ni lacs, ni rochers, ni cascades, mais il y avait des arbres, des bruyères, des chemins où l’on entrait profondément dans le sable, des clairières mélancoliques, des endroits déserts en un mot, et, sachant que madame aimait ces endroits-là, je me disais qu’elle y mettrait pied à terre et que je pourrais l’entretenir en toute sécurité. Par malheur, je ne pouvais la suivre que d’assez loin, mon cocher avait un mauvais cheval : je la perdis de vue après qu’elle eut dépassé la porte Maillot, dont j’étais loin encore. Si peu qu’il y eût d’équipages ce jour-là, les traces des roues s’entrecroisaient sur le sable, et je dus aller au hasard. Ce maudit sable rendit encore plus pénible l’allure de mon cheval. Je payai l’homme, et, sautant à terre, je m’en fus à travers bois, coupant les taillis pour aviser chaque allée, me fiant à mon étoile plus qu’à mon discernement.