Flamarande/45

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Michel Lévy frères (p. 232-238).



XLV


Je me tenais tranquille depuis longtemps, découragé et n’observant presque plus rien, lorsque M. le comte eut affaire en Angleterre et s’y rendit sans me prescrire de l’accompagner. Je crus deviner qu’il voulait y installer sa maîtresse, et que ma présence le gênait. Je ne lui avais pas dissimulé combien je blâmais cette liaison et combien peu de cas je faisais des femmes entretenues. Il me laissa donc à Paris auprès de madame la comtesse, qui était souffrante d’une bronchite et qui attendait d’être guérie pour retourner en Normandie avec le printemps ; mais, au lieu de guérir, elle parut plus malade et garda souvent la chambre. Julie n’était plus à son service. Elle avait voulu se marier, et madame lui avait fait un sort. Elle l’avait remplacée par mademoiselle Hurst, une vieille fille anglaise, qui parlait couramment plusieurs langues étrangères et qui était fort utile à Roger. Hélène Hurst était une personne douce et froide, qui parlait le français avec difficulté et avec répugnance, disait-elle, mais qui au fond n’aimait pas la conversation et se méfiait de moi. Il m’était devenu à peu près impossible de savoir à quoi s’occupait madame, et si elle était malade en réalité.

Une fois elle gardait la chambre et même le lit, au dire d’Hélène, lorsque, me sentant surpris et impatienté de cette claustration, je me hasardai à montrer de l’inquiétude et à demander pourquoi Hélène n’appelait pas le médecin.

— Madame ne veut pas, répondit l’Anglaise ; elle suit ses prescriptions, elle se préserve du froid et s’abstient de parler.

Là-dessus elle me tourna le dos et entra dans l’appartement de madame, portant une théière et fermant soigneusement chaque porte après elle.

Je n’avais aucun prétexte pour la suivre, et jamais je ne pénétrais dans les appartements de madame ; je n’avais même plus l’occasion de la voir, car je ne menais plus Roger à la promenade. Il avait huit ans, et M. le comte lui avait donné un précepteur, bien qu’il n’en eût aucun besoin et que sa mère lui eût donné autant d’instruction que son âge en comportait. Ce précepteur était une espèce de prêtre étranger, espagnol autant qu’on en pouvait juger par un léger accent. Il était ponctuel, doux, calme, nullement fanatique, et muet comme un coffre avec les gens de la maison. Impossible de savoir s’il plaisait ou déplaisait à madame. Il avait été choisi par monsieur ; il n’y avait pas de conflit apparent au sujet de l’éducation de Roger.

L’enfant demeurait toujours auprès de sa mère. Il prenait ses leçons dans le salon particulier de madame, et l’abbé le promenait quand elle ne pouvait pas sortir. Il prenait ses repas avec elle. L’abbé logeait et mangeait dehors. À partir de six heures du soir, on ne le voyait plus. Il demeurait fort près de nous ; mais je savais qu’il ne rentrait à son logis que vers dix heures du soir.

Inquiet de la disparition de madame, car il y avait quatre jours déjà qu’elle ne bougeait pas, je me décidai à interroger l’enfant, un matin que je le trouvai galopant sur son cheval de bois dans la galerie. Il parut surpris de mes questions.

— Maman va bien, me dit-il, elle est au lit.

— Est-ce qu’elle mange un peu ?

— Certainement. Comment vivrait-elle, si elle ne mangeait pas ?

— Vous déjeunez toujours avec elle ?

— Non ; depuis… depuis je ne sais pas combien de jours, elle mange dans son lit, et moi avec Hélène dans le salon.

— Mais vous la voyez souvent, tous les jours ?

Roger me regarda, étonné et confus, comme si je le faisais ressouvenir de sa mère absente et déjà oubliée.

— Je vais l’embrasser, me dit-il.

Et il sortit en courant.

Je ne le retins pas. Il me répugnait de faire constater par ce cher enfant l’absence de sa mère, ou de l’amener à la trahir. Je le revis dans la journée et ne lui demandai rien. Je me reprochais d’en avoir déjà trop dit. Je me rassurai en le retrouvant gai et pétulant comme à l’ordinaire.

Deux jours se passèrent encore ainsi. Le cuisinier préparait les minces repas de la malade. Le valet de chambre de madame les portait dans l’antichambre et les remettait à Hélène, qui déposait les assiettes vides au même endroit. Les visites étaient consignées à la porte sans exception. On avait ordre de dire que madame était sortie et même partie pour la campagne. Le médecin vint et s’en retourna, la croyant guérie.

Le lendemain, Roger vint à moi dans la galerie, il avait l’air soucieux, et j’en fis la remarque.

— Dis-moi, s’écria-t-il en me jetant les bras au cou, si, quand une personne est malade, c’est qu’elle est fâchée ?

Et, comme je ne comprenais pas, il ajouta :

— Maman ne veut plus que je la voie et que je l’embrasse.

— Est-ce que vous ne l’avez pas embrassée hier ?

— Ni hier, ni ce matin, ni les jours d’avant. Je l’ai bien vue couchée sur son lit avec sa grande robe blanche, mais elle regardait du côté de la muraille, et, quand je lui ai parlé, elle n’a pas bougé. Ça m’a fait peur, je me suis mis à crier ; Hélène est venue me prendre et m’a dit : « Si vous criez, vous ferez mourir votre maman ! » Et elle m’a donné un pantin bien drôle, ce qui m’a consolé, comme tu penses. Mais, ce matin, elle a voulu m’empêcher d’entrer, et j’ai pleuré encore ; j’ai même pleuré bien fort pour que maman entende, et pourtant elle n’a pas bougé, elle n’a pas dit : « Qu’est-ce qu’il a donc ? Ne le contrariez pas. » Peut-être que maman est fâchée parce que je lui fais du bruit, ou peut-être qu’elle est morte et qu’Hélène ne veut pas me le dire.

Les craintes de l’enfant se communiquèrent à moi, et je ne sus que lui répondre. Alors il se mit à sangloter et à répéter :

— Maman ! je veux voir maman !

Je le conduisis à Hélène, qui le prit et l’embrassa en disant :

— Oui, oui, vous verrez maman.

Et elle me ferma brusquement la porte au visage.

J’interrogeai Paul, le valet de chambre de madame.

— Je suis inquiet, lui dis-je ; si madame est sérieusement malade, mon devoir serait d’écrire à monsieur.

— Je n’en sais pas plus que vous, répondit Paul, je n’entre jamais dans la chambre de madame. C’est Hélène qui fait tout son service. Écrivez à M. le comte, si vous croyez devoir le faire ; moi, je ne me permettrai pas cela. Je sais qu’Hélène est tranquille et ne montre aucune tristesse, qu’elle amuse le petit dans le salon, et qu’il y fait grand train, chose qu’on ne lui permettrait pas, si madame était bien malade.

Je n’osais montrer mes doutes, mais j’étais convaincu que madame n’était pas dans la maison depuis huit jours, et qu’Hélène mettait un paquet de lingerie sur son lit pour simuler aux yeux de Roger une personne couchée.

Pour moi, cette absence mystérieuse était un fait avéré d’inconduite.

J’aurais pu écrire au mari, faire chasser la confidente. Je ne voulais pas persécuter madame. Je me tins tranquille, mais j’observai attentivement l’heure de son retour, car il fallait bien qu’elle rentrât, ce qui était plus difficile que de sortir sans être observée.

Le soir même, vers dix heures, comme je me tenais en observation, tantôt dans l’avant-cour, tantôt devant la loge, où je feignais de jouer avec le chien, je vis une femme voilée, mal vêtue, et qui paraissait courbée par l’âge, passer sans rien dire devant la loge du suisse et monter l’escalier de service du premier pavillon de droite, celui qu’occupait la comtesse.

Je m’élançai sur ses traces. Malgré son dos voûté et sa démarche traînante, elle monta si rapidement qu’au moment de la rejoindre, je vis se refermer la porte de l’office, par où elle venait d’entrer.