Flamarande/47

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Michel Lévy frères (p. 245-252).



XLVII


Le soleil était encore assez haut pour me permettre d’explorer ce charmant et singulier refuge, sans crainte d’être surpris par la nuit dans les difficiles sentiers qui m’y avaient amené et qui eussent été encore plus difficiles à reconnaître dans l’obscurité. J’étais un bon piéton et je grimpais adroitement, mais je n’avais pas l’œil montagnard, qui perce les ténèbres. Je ne voulus pas quitter cette demeure isolée, qui m’intriguait, sans l’avoir explorée autant que possible. Est-ce là que se cachait la comtesse de Flamarande quand elle venait secrètement voir son fils ?

Sans doute Ambroise Yvoine était son confident et le gardien de cette maison, qui paraissait habitée. Pourtant je n’apercevais ni une figure humaine, ni un chien, ni un animal quelconque ; les volets étaient clos, car il y avait d’épais volets de bois aux fenêtres d’en bas. Ce rez-de-chaussée, si on peut l’appeler ainsi, était situé à la hauteur d’un entresol de Paris. Tout le pied du petit édifice était ou paraissait être un massif de forte maçonnerie destiné à résister aux crues du torrent ou à préserver les chambres de l’humidité. En examinant ce massif, je découvris bientôt qu’il était d’une construction ancienne, et même certains détails dans les matériaux et dans le mode d’emploi me firent juger que cette construction, contemporaine de celle de Flamarande, n’était qu’une ruine restaurée, peut-être une annexe détachée du manoir, et dont les débris oubliés, perdus dans la verdure, avaient échappé longtemps à mon attention.

Je fus encore plus sûr de mon fait quand je me trouvai assez près de la porte pour en examiner l’architecture massive, qui pouvait remonter au xiie siècle. C’était exactement la même porte que celle de la poterne de Flamarande. En elle-même, la porte était moderne, taillée en planches de pin et n’annonçait, par son épaisseur, aucune méfiance des dangers de la solitude. En y portant la main, je vis qu’elle n’était pas fermée, car elle s’ouvrit presque devant moi, sans crier sur ses gonds, sans faire résonner aucune sonnette.

Devant moi s’ouvrait un escalier étroit et raide, recouvert d’un bon tapis de sparterie qui dissimulait l’ébréchure des marches. Un peu plus haut, ces marches étaient en bois, le tapis était en laine, un vieux tapis, mais précieux, de ceux qu’on appelait verdures d’Auvergne. Cela devait provenir du château de Flamarande, où j’en avais vu de semblables servant de tentures de lit dans les chambres occupées par les fermiers.

Je montai sans bruit et me trouvai en face d’une porte entr’ouverte. J’avançai la tête. Je vis une pièce déserte, très-simplement décorée, mais d’un goût et d’un confort qui n’étaient pas le fait d’une famille de paysans. Il n’y avait qu’une chambre à chaque étage. Celle-ci pouvait servir à la fois de salon et de réfectoire. Je l’examinai curieusement. Cette partie de l’édifice était entièrement neuve. Une seule fenêtre qui, par parenthèse était ouverte, sans aucune espèce d’ornement extérieur, éclairait discrètement ce réduit, capitonné en toile grise, bordé de torsades et de glands bleus. Une bonne cheminée de lave doublée de fonte était pleine de fagots et de pommes de pin qui devaient prendre feu en un instant. Les meubles étaient pareils à la tenture ; aucune gravure, aucun tableau, rien qui pût trahir les souvenirs ou les goûts du propriétaire ; sur le carreau formé de laves, un épais tapis de peaux de mouton à longue laine, bien blanc et tout neuf, comme tout le reste de l’ameublement.

De la fenêtre, on dominait tout le paysage et tout le petit enclos. Je constatai encore qu’il n’y avait pour tout jardin que le sol vierge de la montagne avec ses ruisselets capricieux et sa magnifique végétation. Quelques sentiers sinueux, des pierres bien disposées pour franchir les petits cours d’eau, quelques arbustes étrangers à la contrée, mais plantés comme au hasard ou à titre d’essai ; pas un légume, pas de parc ménagé pour quelque bétail, pas une poule ; rien qui sentît le besoin de l’exploitation ou le souci de la vie matérielle. On s’était fait là un nid chaud et tranquille en plein désert et en pleine nature.

Je remarquai encore que, s’il y avait des troupeaux épars sur les hauteurs environnantes, ils étaient à une grande distance et ne descendaient plus comme autrefois dans cette partie du cirque de Mandaille, et je me rappelai que cette région n’était plus, depuis la Révolution, une dépendance de la terre de Flamarande. C’était un communal aliéné apparemment à un particulier depuis que je n’étais venu au pays. Évidemment, la solitude avait été si bien établie, que madame la comtesse pouvait, sous un simple déguisement, venir là, y rester quelques jours et en repartir sans que personne en eût connaissance. J’avais fait quelque chose de plus difficile en amenant Gaston, à l’insu de tous, au manoir même de Flamarande.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque j’entendis grincer une forte serrure au-dessous de moi. C’était l’unique porte de l’habitation que l’on fermait. Entrait-on ou se disposait-on à sortir ? Je me hasardai à regarder par la fenêtre. Je vis Ambroise Yvoine, qui mettait la clef dans sa poche comme un homme qui va à la promenade. Il eût pu me voir en levant la tête. Je me retirai précipitamment et j’entendis, au claquement de ses sabots sur la roche, qu’il s’éloignait. Je pouvais maintenant le voir sans avancer la tête. Il marchait dans la direction de Flamarande, laissant sur sa gauche celle que j’avais prise pour pénétrer dans cette solitude. Il y avait donc par là une communication plus directe.

Évidemment j’étais prisonnier à l’insu d’Yvoine. Habitait-il cette maison ou venait-il seulement donner de l’air aux appartements ? J’avais dû entrer sans qu’il me vît, j’avais dû me croiser avec lui sans le voir.

Étais-je enfermé là pour quelques heures seulement ? reviendrait-il le soir ou dans quelques jours ? Ma situation pouvait devenir inquiétante. Dans ce désert, il paraissait tout à fait inutile de crier et d’appeler, car la voix des bergers et les aboiements des chiens de la montagne n’arrivaient pas jusqu’à moi, et je ne pouvais les distinguer que comme des points épars dans l’herbage.

Mais il n’est pas difficile de descendre d’un entre-sol, même sur un mur lisse et recrépi, pour peu que l’on ait une corde ou un drap de lit. Les rideaux de la fenêtre pouvaient au besoin me servir. D’ailleurs, puisque j’avais trouvé la fenêtre ouverte, Yvoine viendrait certainement la refermer avant la nuit. Je me tranquillisai et même je songeai qu’il fallait mettre le temps à profit pour chercher dans cette maison le secret de madame de Flamarande, non pas seulement ses visites à son fils, je ne pouvais plus douter du fait et j’étais résolu à ne pas y apporter d’obstacles, mais ses relations avec Salcède, dont je comptais acquérir la preuve.

Elle était là ou nulle part au monde, cette preuve qui devait être pour moi la garantie de Roger contre les empiétements de l’avenir. Il fallait la trouver, il fallait explorer minutieusement le refuge. J’ignorais encore que tel était le nom de cette habitation, qui, jadis, avait été en effet une dépendance du manoir.

Je montai résolument à l’étage supérieur, où une autre pièce s’ouvrait sur l’escalier de bois garni là d’une simple natte. La porte n’était pas fermée à clef. Je pénétrai dans une sorte de cabinet de travail des plus simples : une grande table de bois blanc, un bureau en chêne, un fauteuil de cuir avec une chaise élevée à côté. Le long des murs, des rayons chargés de livres et d’herbiers ; — cela sentait le Salcède. Toute la flore des montagnes était là. Il y avait aussi des cadres d’insectes et des échantillons minéralogiques. C’était le cabinet d’un naturaliste. Ces études étaient fort étrangères à madame Rolande. Donc, j’étais chez M. le marquis de Salcède.

Je montai encore et ne trouvai qu’un petit grenier rempli de gros échantillons minéralogiques, de bottes de plantes sauvages séchées avec leurs graines, des caisses, des malles, des armes et des chaussures de chasse ; aucune adresse sur les caisses, aucune malle dont je connusse l’origine, aucun carton, aucun vestige de la présence d’une femme.

Je redescendis au cabinet de travail. Je ne voyais de lit nulle part, je découvris enfin celui du naturaliste, caché par un panneau mobile de sa bibliothèque et formant alcôve dans l’épaisseur de la muraille. Ce lit, assez recherché, trahissait un reste des habitudes de l’homme du monde. Ce n’était point Ambroise qui couchait là.

Au salon, même perquisition me fit découvrir une alcôve pareille derrière un panneau de boiserie et un lit encore plus recherché avec oreiller, draps blancs très-fins pliés sur le matelas de grosse soie blanche, oreiller garni de dentelles, couvre-pieds de satin ouaté de duvet. C’était bien là le lit d’une femme élégante ; mais pas un chiffon, pas un ruban, pas une épingle oubliée.

Je remontai chez Salcède et portai toute mon attention, d’abord sur la grande table ; devant le fauteuil, un livre ouvert ; devant la chaise élevée, un cahier à moitié écrit d’une écriture enfantine très-ferme et d’une orthographe presque irréprochable ; sur la couverture le nom d’Espérance. C’était un cahier de dictées. Le gros livre était un traité de géologie.

Pas de doutes possibles. M. de Salcède s’était fait le précepteur de Gaston. Gaston venait là tous les jours prendre ses leçons ; mais il n’y était pas venu depuis une quinzaine, car chaque dictée était datée, et l’encre du petit encrier qui servait à l’enfant était sèche ; j’en conclus que l’enfant avait été ou absent ou malade. Dans le premier cas, on l’avait conduit à sa mère ; dans le second, sa mère était venue le voir.

J’abordai alors la chose importante, le bureau de M. de Salcède, placé dans l’embrasure de la fenêtre, qui était assez profonde, la partie neuve de l’édifice ayant l’épaisseur qu’il avait dû avoir autrefois. Il n’y avait pas de serrure à ce meuble de fabrique moderne. Il s’ouvrait au moyen d’un secret ; mais il n’y a pas de secret de ce genre pour un valet de chambre investi, comme je l’étais, de la confiance de son maître. En un instant, je trouvai la combinaison, et le meuble fut ouvert sans effraction et sans bruit.

Le cœur me battait à se rompre. Je m’étais tellement monté la tête pour le maintien des droits de Roger que je n’étais en cet instant la proie d’aucun scrupule. Je craignais simplement d’être surpris avant d’avoir pu saisir la preuve de la vérité. Le soleil touchait déjà la cime dentelée des montagnes ; il jetait un vif éclat, mais la nuit viendrait vite dans le cirque, on rentrerait sans doute… Je n’avais plus un moment à perdre.