Flamarande/49

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Michel Lévy frères (p. 261-270).



XLIX


Au bout de trois heures, j’avais tout lu, même les lettres de madame de Flamarande, cachées dans un tiroir particulier avec un secret ad hoc. J’avais compté tout l’argent de M. de Salcède, vingt-cinq mille francs en billets de banque et en traites sur l’étranger, cinq mille francs en monnaies d’or et d’argent, françaises et étrangères. Un pareil en cas monétaire abandonné ainsi dans la maison du désert témoignait de la moralité du pays ou de l’insouciance du propriétaire. Pourtant Salcède devait tenir à cette bourse, elle était évidemment en réserve pour une éventualité imprévue qui le forcerait de passer soudainement à l’étranger avec l’enfant, peut-être avec la comtesse. Cette réserve n’était pas destinée à payer l’achat de sa terre et la construction de sa maisonnette ; je trouvai toutes les factures acquittées, ainsi que le contrat de vente passé avec la commune. Une partie de la forêt qui garnissait les pentes du puy Griou était comprise dans le marché. L’acquisition des terrains datait de 1847 ; la bâtisse avait été terminée en 1848. Il y avait donc environ deux ans que M. de Salcède était installé là sous le simple prénom de M. Alphonse, comme le témoignaient toutes les lettres à lui adressées poste restante à Saint-Cirgues de Jordanne, et je ne l’avais pas su, et M. le comte ne s’en était pas douté ! et le monde entier, sauf mesdames de Flamarande et de Montesparre, le croyait fixé en Amérique ! Ses lettres d’affaires ou de famille, venant de Paris ou d’Espagne, lui étaient parvenues par l’intermédiaire de la fidèle Berthe. Par elle, il savait du dehors tout ce qui pouvait l’intéresser. Personne ne savait rien de lui au delà du petit canton qu’il habitait. À Montesparre même, on ne paraissait pas soupçonner son voisinage. Il est vrai que je n’avais pu interroger aucune personne du château, et que mademoiselle Suzanne, que j’avais questionnée à Paris, avait fort bien pu se moquer de moi.

Tout me fut expliqué quand j’eus pris connaissance des nombreuses et émouvantes lettres de Berthe de Montesparre. C’était l’historique complet et minutieux des faits que j’avais pressentis et de ceux que j’avais ignorés. Je ne pourrais transcrire toutes ces lettres, et j’en donnerai seulement le résumé.

Madame de Montesparre avait toujours ardemment aimé M. de Salcède, et, se croyant aimée de lui, elle avait eu l’imprudence de lui ouvrir son cœur ; mais Salcède n’avait aimé qu’une femme en sa vie ; il l’aimait toujours. Selon lui, cette femme, madame de Flamarande, ne lui avait jamais appartenu. Je n’avais sous les yeux aucune dénégation formelle écrite de sa main ; je constatais seulement sa discrétion persévérante par les réponses de madame de Montesparre, qui, du reste, était fort sceptique à l’endroit de cette prétendue innocence. J’en citerai quelques traits que j’ai transcrits cette nuit-là.


« 1845, 13 avril, Paris.

» Quittez l’Amérique, revenez ! Elle a ou elle aura bientôt besoin de vous. Elle n’est pas si consolée, elle n’est pas si heureuse que je vous le disais et qu’on le croyait autour d’elle. Elle a bien eu un second fils qu’elle adore et que son mari ne peut attribuer qu’à lui-même ; mais l’autre, celui qu’elle a perdu et qu’elle a cru mort naturellement,… il faut bien à présent tout vous dire, vous êtes guéri, vous êtes de force à supporter un nouveau coup ; ce premier enfant, qu’on lui a dit mort de maladie, M. de Flamarande l’a renié, et, selon toute apparence, il l’a fait ou l’a laissé mourir, ou encore il l’a fait disparaître et élever quelque part. Rolande est à Sévines depuis huit jours, et là elle a appris de son mari que l’enfant et la nourrice avaient été noyés. Rien ne le prouve, elle n’y croit pas, elle espère, elle s’exalte, elle devient folle. Il la brutalise et la menace. Elle a dû renoncer à ses recherches et retourner en Italie ; mais, en partant, elle m’écrit en secret pour me supplier de les continuer, et je le veux bien, mais je ne sais comment m’y prendre. Il faut que vous acceptiez ce soin-là. Vous êtes riche, vous êtes libre, vous aimez les voyages, que je n’aime point du tout. Il faut retrouver cet enfant ou acquérir la preuve de sa mort, à laquelle je ne crois pas pour mon compte. Voici pourquoi : un mien cousin, qui demeure l’été près de Bourges (le vieux Frépont que vous avez vu à Montesparre lorsqu’il se faisait battre au billard par M. de Flamarande), m’a dit tout à l’heure avoir vu au relais de poste de Bourges, le 16 mai 1841, un voyageur qui pressait les postillons pour changer ses chevaux, et qui est remonté dans son coupé, d’où sortaient les vagissements d’un petit enfant. Frépont se rappelle la date, qui est celle de la naissance de sa petite-nièce. Il courait au-devant du père, qui arrivait de Paris, et il regardait avec anxiété toutes les voitures et toutes les figures qu’il rencontrait. Celle du voyageur en question lui parut invraisemblable, c’est son expression, et son accent contrefait. Il assure avoir parfaitement reconnu M. Charles, le valet de chambre dévoué et gâté du comte de Flamarande, le même qui a été dans la confidence de toutes choses à Montesparre. Mon vieux Frépont affirme tellement le fait qui l’a frappé (à une époque où personne ne soupçonnait le comte), que je crois maintenant à un enlèvement. Il faut partir de là et surveiller ledit Charles, qui est toujours là et qui voyage beaucoup pour le compte de son maître. Venez à Paris sous le plus strict incognito. Ne descendez pas à votre hôtel et ne paraissez pas chez moi, car ma maison est surveillée par cet espion. J’attendrai à Paris que vous me donniez avis de votre arrivée. J’irai m’entendre avec vous à l’adresse que vous m’indiquerez. Au train dont marche la vapeur à présent, je compte que vous pouvez être revenu, au plus tard, à la fin du mois prochain. Je vous rappelle, entendez-vous, ingrat ? Et ce n’est pas pour le plaisir de vous revoir, espoir égoïste que vous ne réaliseriez pas ; je vous appelle à mon secours pour qu’à nous deux nous guérissions ce cœur brisé d’une pauvre mère dont la douleur me navre. Je ne la crois pas aussi innocente de son propre malheur qu’il vous a plu de me le dire et de me le jurer… Ne vous fâchez pas, mauvaise tête ! Qui peut douter de votre honneur ? Mais l’honneur d’un homme ne consiste-t-il pas, dans certains cas, à mentir très-résolûment pour sauver celui d’une femme ? Pauvre Rolande ! comment eût-elle résisté à votre passion ? Elle était si jeune, si tristement mariée, et vous aviez le cœur tellement pris, la tête tellement montée ! Quelque jour, vous m’avouerez la vraie vérité, quand vous aurez bien reconnu que je ne suis plus une rivale et ne veux connaître sa faute que pour lui en épargner les cruelles conséquences. Venez, votre sœur Berthe vous attend. »

Les lettres suivantes de madame de Montesparre m’apprirent que Salcède avait immédiatement quitté l’Amérique, qu’elle l’avait revu à Paris, qu’ils y avaient cherché et retrouvé les traces de la Niçoise, que Salcède l’avait découverte à Villebon et amenée non-seulement à tout avouer, mais à lui donner des preuves écrites. La chose lui avait coûté cher, mais il ne le regrettait pas. Il y eût sacrifié sa fortune. Aussitôt après, il s’était agi de découvrir où j’avais conduit Gaston après l’avoir repris à la nourrice. On s’était attaché à mes pas, on avait su que j’étais allé installer à Flamarande les tombeaux retirés de Sévines lors de la vente. Salcède s’y était rendu, et, déguisé en paysan, il s’était facilement abouché avec son ancien guide Ambroise Yvoine, lequel, m’ayant parfaitement reconnu à la Violette, n’avait pas eu de peine à lui faire voir et embrasser Gaston, moi présent pour ainsi dire.

À partir de ce moment, madame de Flamarande avait été informée de tout par la baronne. Et ici je placerai un des billets de Rolande à Berthe, datant de cette époque, et communiqué à Salcède, qui l’avait mis à part, avec d’autres lettres de la même à la même.

« Ma Berthe chérie, mon ange gardien, et lui, mon sauveur, ma providence, mes anges de consolation, soyez bénis ! Vous l’avez retrouvé ! Il n’est pas mort, il n’est pas exilé absolument de la maison paternelle. Il est bien portant, il est beau, il est heureux, et, puisqu’il est là, il me sera rendu ; son père me rendra justice. Il n’y a pas d’explication à espérer de lui ; il verra ma conduite et ouvrira les yeux à l’évidence. D’ailleurs, quoi qu’il arrive, les droits de mon fils aîné subsistent, et un jour viendra… Mais je le verrai auparavant, mon enfant adoré, je veux le voir ! J’irai chez vous si secrètement, que personne ne le saura jamais. Je veux voir aussi celui qui me l’a retrouvé ; je veux le remercier, l’absoudre du passé à cause du présent. Il ne faut plus qu’il songe à autre chose qu’au bonheur qu’il me rend. Vite, vite, écrivez-moi que vous m’attendez, et je simule une indisposition pour m’enfermer. Je confie Roger à des gens sûrs, je prends le bateau à vapeur et je vous arrive. Répondez, répondez à votre Rolande qui vous adore. »


Vous était-il au pluriel ? On pouvait le croire. Madame de Flamarande, qui était alors en Italie, n’avait fait que la moitié du chemin. Après mon départ de Flamarande, on lui avait conduit son fils à Marseille, elle l’avait embrassé avec ivresse ; mais Salcède n’était pas là, il avait craint de la revoir, sa passion étant plus vive que jamais. On avait donné pour prétexte à madame qu’il jugeait sa présence au rendez-vous trop dangereuse pour elle au cas où ce voyage serait découvert. Elle n’avait vu avec l’enfant que la baronne et Ambroise. Michelin, pour consentir à laisser voyager l’enfant, avait été mis dans la confidence jusqu’à un certain point. Il pensait que Salcède était son parent et connaissait sa mère. Il avait été si bien récompensé de son adoption et de ses soins, qu’il ne craignait plus rien et se fiait absolument à Salcède.

J’arrivai bientôt, par la lecture de ces lettres, à l’époque du fameux rendez-vous au bois de Boulogne. Salcède étant venu à Paris secrètement, la comtesse avait insisté pour le remercier elle-même. Il paraissait avoir beaucoup repoussé cette entrevue malgré le violent désir qu’il avait de s’y rendre. Il craignait pour la réputation de la comtesse et n’avait cédé qu’à la condition que la baronne serait présente ; mais la baronne n’y alla pas. Elle lui avait écrit le lendemain une lettre fort significative.

« Non ! je n’ai pas eu le courage de vous voir à ses pieds, voilà tout ! Il ne m’est arrivé aucun accident. C’est volontairement que je vous ai manqué de parole. Je ne pensais pas que vous vous plaindriez de mon absence. Ah ! pardonnez-moi de souffrir ! vous m’avez entraînée dans un système d’héroïsme qui souvent dépasse mes forces. J’y persisterai, soyez tranquille ; mais laissez-moi pleurer seule, et ne vous en inquiétez pas. Vous avez été heureux, vous l’êtes… C’est en même temps mon désespoir et ma consolation. »


Je cherchai en vain dans toute la correspondance une autre allusion à ce rendez-vous. Je dus me contenter de cette preuve, qui avait à mes yeux une grande importance.

Les lettres de 1848 et 49 ne me révélèrent aucune nouvelle entrevue de la comtesse avec Salcède ou avec Gaston ; mais elles trahissaient la passion, conçue ou rallumée, de madame Rolande pour Salcède, passion exaltée, mystique, qu’elle interprétait dans le sens d’une reconnaissance toute maternelle, mais qui ne donnait pas le change à la clairvoyante Berthe, car la comtesse lui disait :


« Non, non, ne faites pas fausse route, mon amie, je n’ai point pour lui le sentiment que vous appelez amour, et, si c’est ce sentiment-là qu’il a jadis éprouvé pour moi et qui m’a été si fatal, mon pardon l’efface, mais ma conscience ne l’absout pas. Heureusement vous vous trompez, parce que vous ne comprenez pas ; non, vous ignorez cette amitié enthousiaste qui ne veut de l’être aimé que le plus pur de sa pensée. Il dit qu’il n’a pénétré chez moi (me croyant partie !) que pour prendre des fleurs dont j’avais aspiré le parfum ; un parfum, c’est quelque chose d’immatériel, c’est le contraire de ce que vous supposez ! Je ne veux pas croire, je ne crois pas qu’il ait un seul instant dans sa vie abjuré le respect dû à la femme de celui qui était son ami ; la désirer eût été un crime à ses yeux comme aux miens. Je sais que peu d’hommes sont capables de cet amour de l’âme qui exclut l’idée de possession coupable ; mais ne connaissez-vous pas cet homme si pur, si scrupuleux et si loyal ? Toute cette vie studieuse et recueillie, cette vie angélique que vous admirez tant et dont vous me disiez : « C’est une exception parmi les exceptions idéales, c’est le seul être au monde qu’on puisse vénérer absolument. » Eh bien, cette vie-là n’est-elle pas faite pour vous rassurer ? »


Dans une autre lettre, la comtesse disait à son amie :


« La preuve que je n’ai pas le genre d’affection que vous supposez, c’est que, le jour où il ne