Flamarande/52

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 293-297).



LII


Comment je regagnai Paris après tant de fatigue et d’agitation morale, je n’ai pas à le raconter. Ceci ne concerne que moi ; d’ailleurs, j’ai la mémoire trouble à l’endroit de cette partie de mon voyage. J’avais une fièvre violente, et je dus me mettre au lit en arrivant. Je fus très-sérieusement et assez longtemps malade. M. de Flamarande était toujours en Angleterre, et semblait vouloir s’y fixer. Il avait mal pris, comme on peut croire, la révolution de février, et il ne voulait pas entendre à l’éventualité de l’Empire. Il n’était pas plus d’accord avec les légitimistes, qu’il trouvait trop constitutionnels. Il ne concevait en politique qu’une monarchie absolue avec la prédominance du clergé. Il était brouillé avec son monde et se déplaisait partout en France. Il aimait mieux protester contre toutes choses par son absence, et se tenir à l’étranger en position d’émigré volontaire. Madame de Flamarande était à Ménouville avec son fils, le précepteur et mademoiselle Hurst. Je passai l’été à Paris, souffrant, oisif et profondément dégoûté d’un service qui me créait une responsabilité sans travail et sans moyen de me rendre utile.

J’en écrivis à M. de Flamarande pour lui demander de me rendre ma liberté, que je ne pouvais reprendre moi-même après les services que j’avais reçus de lui. Il me répondit qu’il partait pour Ménouville et désirait m’y trouver, pour que j’eusse à lui expliquer les motifs de mon découragement. Je le revis donc en Normandie aux premiers jours de l’hiver. Il y venait pour remplacer son intendant, mort d’une fluxion de poitrine. Madame y était encore et l’attendait avec Roger, que je fus heureux de retrouver. La vue de cet enfant pouvait seule alléger le poids de ma tristesse.

J’avais résolu de ne jamais exposer la comtesse au courroux de son mari. Je me tins parole. Le comte ne sut pas ma course à Flamarande et ne m’adressa aucune question.

— Je vois, me dit-il, que vous voulez me quitter parce que l’ennui vous consume. Vous êtes une nature active et vous ne vous contentez pas d’une sinécure. Je vous offre un travail sérieux et une situation plus élevée. Remplacez ce pauvre Martin qui vient de mourir, soyez mon intendant. Je ferai avec vous le marché qui vous plaira, ou des appointements fixes ou une part proportionnelle dans les bénéfices.

La position était bonne et nullement au-dessus de ma compétence ou de mes forces. La portion des terres environnant le château n’étant pas affermée, on l’avait gardée en régie, et la surveillance de cette exploitation m’offrait un travail agréable ; mais le comte y mit une condition à laquelle je répondis par un refus. M. de Flamarande, tout en délaissant sa femme, voulait qu’elle fût surveillée.

— Je ne m’occupe pas du passé, disait-il, je souhaite même qu’on ne m’en parle jamais. J’ai passé l’éponge sur cette mauvaise page du tableau. Il y a plus : que madame renoue ses relations avec la baronne, que le secret lui soit révélé, qu’elle sache où est son fils, qu’elle veuille le voir en secret, tout cela peut arriver. M. de Salcède peut revenir en France. Ils peuvent s’écrire à propos de l’enfant… Oui, je prévois toutes les éventualités, j’accepte toutes les hypothèses, excepté celle où les circonstances de ce rapprochement seraient telles que j’eusse à craindre l’intrusion d’un nouvel enfant dans ma famille. Comme cette fois j’aurais la certitude indiscutable qu’il ne m’appartiendrait pas, je désire, je veux être averti à temps pour prendre mes mesures.

Je lui fis observer qu’étant fixé à Ménouville, je ne pourrais jamais savoir ce qui se passerait à Paris. Il me répondit que j’aurais ce soin à Ménouville seulement et qu’à Paris il aurait un autre surveillant. Il insista, je refusai. J’étais las jusqu’à l’écœurement du métier qu’il m’imposait. Je rougissais de m’y être prêté. J’avais à racheter ma dignité, fût-ce au prix de la misère. Je repoussai les dons qu’il m’offrait en cas de retraite. Il m’avait assez récompensé en m’aidant à payer les dettes de mon père. Je ne voulais rien de plus, rien surtout qui eût l’air de payer ma discrétion.

J’étais absolument décidé et j’avais pris congé de lui, ma valise était bouclée, j’allais partir, lorsque Roger entra dans ma chambre, et, se jetant à mon cou, me reprocha en sanglotant de ne plus l’aimer, puisque je voulais l’abandonner. Ne plus l’aimer ! quand ses larmes me déchiraient le cœur ! L’abandonner !… quand, pour préserver son avenir, j’avais fait des choses, non pas seulement pénibles et périlleuses, mais honteuses et répugnantes ! Il fallut céder à ses prières et à ses caresses. Je retournai auprès de son père et lui demandai de me garder sans conditions. Il céda à son tour.

— Vous aimez trop Roger, me dit-il, pour permettre qu’un scandale se produise autour de lui. Ne me promettez rien, j’y consens. Je mets mon fils sous la garde de votre affection pour lui et de votre respect pour l’honneur du nom qu’il porte.

Toutes choses réglées, M. de Flamarande repartit pour Londres, après avoir demandé à sa femme si elle voulait l’y accompagner ou retourner à Paris.

Il la laissait absolument maîtresse de son choix. Elle répondit qu’elle n’avait aucun choix à faire, aucun parti à prendre et qu’elle ferait ce qui lui serait ordonné par lui. Cette soumission aveugle l’embarrassa beaucoup. Il souhaitait n’avoir plus à s’occuper d’elle ; mais il ne voulait pas paraître la délaisser.

— Eh bien, lui dit-il pour terminer, allez à Paris. Le climat est meilleur pour Roger que celui de Londres ; mais, s’il vous vient le moindre désir de voir l’Angleterre, écrivez-moi, et je serai à vos ordres.