Flamarande/9

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 39-43).



IX


Un événement fortuit me mit à même de mieux voir et de mieux entendre. Le valet de chambre de madame de Montesparre (elle n’en avait qu’un, qui faisait tout le service) tomba malade, et, comme on n’avait personne de convenable pour le remplacer, la baronne me demanda si je voulais bien diriger le service de la table et du salon pendant quelques jours. M. le comte était auprès d’elle lorsqu’elle m’adressa cette demande, et il me regardait attentivement. Mon premier mouvement fut de m’excuser, disant que je ne connaissais pas ce genre de service.

— Il n’importe, dit M. le comte en me regardant toujours d’un air d’autorité. On vous demande de présider au service des autres ; ce que souhaite le plus madame la baronne, c’est une figure comme il faut à la tête de son intérieur.

— Si monsieur le comte l’exige ?

— Non, je n’ai pas ce droit-là, je vous le demande.

— Monsieur le comte sait bien que je n’ai rien à lui refuser.

Je m’installai dans ma fonction temporaire, et dès lors je pénétrai dans mon Salcède comme avec une lame d’épée. Il ne pensait pas plus à épouser la baronne qu’à s’aller noyer ; mais il était un peu plus habile que je ne l’aurais cru. Il la ménageait sans doute pour écarter les soupçons. Il la comblait de soins et se montrait plus occupé d’elle que de la comtesse. Il était avec elle sur le pied d’une amitié délicate, dévouée, et il ne lui faisait pas la cour ; mais il était si parfait pour elle, pour son fils que, sans être sotte, elle pouvait bien s’y méprendre.

Encore moins il faisait la cour à madame de Flamarande. Il se tenait à distance respectueuse, et c’était elle qui paraissait vouloir l’apprivoiser, ainsi que l’en avait chargée son mari. Elle n’y mettait aucune coquetterie, elle n’en avait pas ; mais, avec son grand air de candeur et de désintéressement, elle lui plaidait sans cesse la cause de l’amour et paraissait ainsi servir les secrets desseins de son amie. Il se laissait volontiers endoctriner et ne donnait la réplique que pour la forcer de continuer son joli prêche.

Je découvris, en l’écoutant, qu’elle avait autant d’esprit que de beauté, et que, si elle ne le faisait pas exprès, elle n’en agissait pas moins de manière à lui faire perdre le peu de raison qui lui restait. Le pauvre garçon était ivre d’amour. Il ne songeait plus à la botanique, ni à aucune étude ; il ne sortait plus seul que le matin avant le lever de ces dames, et c’était pour rêver sans agir. Quand il paraissait devant elles, ce n’était plus le piéton poudreux et barbu que nous avions pour ainsi dire ramassé sur les chemins ; c’était l’homme le plus soigné, le mieux mis, le plus agréable à voir que l’on puisse imaginer, un véritable cavalier, comme on dit pour désigner un homme fait pour servir et charmer les femmes. Avec sa grande taille, sa belle figure, ses yeux noirs rêveurs ou passionnés, il éclipsait tous les autres gentilshommes, et M. le comte, avec sa maigreur, sa taille un peu voûtée, ses yeux pénétrants, mais durs ou sardoniques, sa mise assez négligée et son peu d’empressement auprès du beau sexe, ne paraissait plus rien du tout.

C’est en servant à table que j’appris à connaître M. le comte. Je dois avouer qu’il était d’un commerce plus intéressant qu’agréable avec les personnes de sa condition ; il avait l’esprit chagrin comme les gens qui souffrent du foie. Très-instruit et doué d’une grande mémoire, il aimait la discussion ; mais il n’y portait pas l’aménité qui la rend supportable aux gens du monde. Il tranchait sur toutes choses d’une façon qui blessait et poussait à la contradiction. Plus fort que ses interlocuteurs, il les battait aisément. On lui en voulait, on le déclarait pédant, acerbe et finalement ennuyeux, ce qui est la vengeance des esprits superficiels. Il eût pu être écouté, car il instruisait et parlait bien ; seulement son caractère éloignait de lui et gâtait le bien qu’il eût pu faire.

Sa femme s’en apercevait-elle ? Elle l’écoutait d’un air respectueux et craintif. Elle n’avait ni familiarité ni enjouement avec lui. Ils causaient peu ensemble, et elle n’osait pas causer devant lui, tandis qu’avec Salcède et la baronne elle redevenait vivante et animée.

Je me disais à part moi :

— Quand on se décide à mettre l’amour dans sa vie, on devrait bien se demander si on est propre à inspirer l’amour. Je comprends le beau Salcède s’attachant aux pas des belles femmes ; il les aime trop pour n’en pas être aimé. M. le comte s’est trompé de route, c’est lui qui eût dû se donner à la science, le mariage d’amour n’est pas du tout son fait.

Nous étions à Montesparre depuis six semaines, nous devions y passer deux mois. M. de Salcède avait promis d’y rester huit jours, et il ne parlait plus du tout d’aller en Allemagne comme il l’avait annoncé. Son pied, parfaitement guéri, ne pouvait plus lui servir de prétexte, et il n’en cherchait pas. Il n’avait plus, je crois, aucun projet, aucun but dans la vie ; il aimait, avec ou sans espoir, il aimait, comme on dit, pour aimer. Les soupçons du mari allaient grand train, et je reconnus qu’il observait toutes choses encore mieux que moi. Un jour, je le vis en conférence très-animée avec M. de Salcède. Je crus qu’ils se querellaient et finiraient par se battre ; mais je les vis s’embrasser, et j’en conclus qu’il n’y avait rien ou que monsieur était radicalement trompé.