Flavie/IX

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Michel Lévy Frères (p. 181-220).

LES

MAÏOLIQUES FLORENTINES



I


Quand on arrive de Rome, au milieu d’une chaîne de montagnes dont, pendant cinq ou six journées de marche, on a suivi de près l’échine formidable, escaladant et redescendant sans cesse les groupes moins escarpés qui se rattachent comme des côtes à une colonne vertébrale gigantesque, on découvre tout à coup, sous ses pieds, une vallée à la fois imposante et délicieuse, où l’Arno caresse une ville à la fois belle et charmante. C’est Florence, la ville des fleurs et des bronzes, des sombres laves et des brillants émaux.

Si, avant que j’eusse vu Rome, on m’eût fait apparaître dans un rêve la ville des césars et des papes, la capitale de l’ancien monde et le sanctuaire des arts, tristement accroupie dans un cloaque immense, morne, stupide, navrant ; désert fétide où l’homme ne peut venir faucher l’herbe sans que la mort le fauche à son tour, j’aurais cru être la dupe d’un cauchemar. Mais, si l’on m’eût montré la ville des Médicis dressant ses flèches sarrasines et ses dômes brillants dans une poussière d’or et de parfums, reposant ses membres robustes dans les prairies humides, au pied des molles collines que surmontent les crêtes neigeuses de l’Apennin, j’aurais dit : « Certes voilà Florence telle que je l’imaginais, Florence petite et puissante, entourée de riants bosquets et couronnée de cimes austères. C’est bien ici que l’on doit trouver les chefs-d’œuvre de la statuaire sublime et les mignonnes élégances de la ciselure ; les terribles divinités dont Michel-Ange a fait palpiter les flancs de marbre, et les petites vierges blanches dont Luca della Robbia a fixé le naïf sourire sous une couche d’émail ; et les immenses cathédrales découpées à jour, de la base au faîte, comme de précieux reliquaires ; et, dans leurs tabernacles, les joyaux d’or et d’ivoire, d’ambre et de pierreries, élancés et fiers sur leurs petits socles de lapis, comme la basilique sur son vaste parvis de marbre blanc. C’est ici le pays des colosses et des bijoux, des belles proportions et des patients détails, des lourds palais dont les blocs abrupts semblent avoir été dressés et rangés par les cyclopes, et des petits angelots que les fées semblent avoir taillés avec amour dans une perle. Ici, la nature a dû inspirer l’artiste dans tous les sens et féconder chacun selon ses aptitudes. Elle a dû en compléter quelques-uns outre mesure, faisant de Michel-Ange un statuaire, un architecte, un peintre, un poëte ; et, de Benvenuto Cellini, un statuaire, un ciseleur et un bijoutier. Ici, les hommes ont dû sentir l’harmonie qui, dans le beau, préside aux contrastes ; ils ont pu marier le riche et le simple, la vigueur et la grâce, le large et le fini dans toutes les créations de l’art, depuis la coupole du temple jusqu’à la coupe du festin. »


II


Si la pauvre belle Italie a perdu son génie créateur, si elle ne produit plus ni fulgurants artistes, ni merveilleux artisans, elle a, du moins, retrouvé le sentiment douloureux de sa grandeur déchue. Le regret est déjà un élément de vie, puisqu’il engendre l’espoir et le désir, précurseur de la force et de la volonté.

D’ailleurs, en fait d’art, les modèles du passé sont là pour l’avenir. Outre que les monuments de l’ère chrétienne sont encore debout, les musées des villes et les collections des amateurs ont recueilli tout ce qui a échappé aux dévastations de la conquête étrangère et au trafic des souverains. L’Italie était si riche, qu’il n’a pas dépendu du monde entier, rué sur elle, de la dépouiller. À Rome, il ne s’agit que de fouiller la terre, quelquefois à la profondeur d’un fer de bêche, pour en faire surgir des merveilles inconnues. Le Vatican et le Capitole ne semblent pas se ressentir de la fureur des barbares, et telle famille princière qui a vendu à la France, au commencement de ce siècle, de quoi remplir notre musée des antiques, a extrait littéralement, du sol inépuisable de ses villas, depuis cette époque, dix fois plus de statues, de vases, de groupes, de bustes, de sarcophages et de vasques qu’elle n’en avait cédé à l’empereur Napoléon.

Et, par parenthèse, notre musée d’antiquités de Paris est très-inférieur, comme choix autant que comme étendue, je ne dis pas seulement à ceux du gouvernement pontifical, mais encore à ceux de certains particuliers de Rome.

En dehors de ces grands dépôts d’art, dont l’Italie regorge encore, elle conserve, sinon ses monuments, du moins ses traditions de goût sérieux et de brillante fantaisie dans de moindres sanctuaires. Après les galeries royales ou princières, il y a le cabinet de l’amateur, et, après le trésor des chapelles, cathédrales et couvents, il y a encore, et ceci n’est point d’un moindre intérêt, la boutique de l’antiquaire.


III


Longtemps avant que la mode du bric-à-brac se fût popularisée chez nous (et ce nom donné aux magasins de curiosités, dans l’argot parisien, prouve l’humilité de leur origine), le commerce des objets d’art anciens était répandu dans les villes, dans les bourgades, et jusque dans les cabanes de l’Italie. Après que tous les nababs de l’univers ont rempli leurs palais et leurs galeries de ces débris d’une intarissable splendeur, les passants modestes trouvent encore de quoi remplir leurs poches, et rapporter, de cette terre sacrée, un petit souvenir attendu par les amis ou par la famille ; qui aura une médaille, qui une pierre gravée, celui-ci un petit fragment de mosaïque, celui-là une poterie étrusque ou romaine. Ces produits de l’antique industrie sont encore si abondants, qu’on peut se fier à leur authenticité, pour peu qu’on y regarde. Mais ceux qui datent des temps plus modernes, et de la renaissance particulièrement, appartenant à une floraison de moindre durée et à une nationalité italienne beaucoup plus restreinte que la grandeur romaine, et sa domination sur le monde, sont infiniment plus rares et plus précieux dans le commerce pour les vrais amateurs.


IV


Parmi ces derniers produits, une certaine prédilection s’est attachée aux plus fragiles, par conséquent aux plus rares ; c’était dans l’ordre. L’art céramique, depuis les temps les plus reculés, avait doté l’Italie de modèles admirables en matières simples et solides, toujours à la disposition de l’homme, les marbres et les métaux. Mais l’art du potier, à force de dégénérer, s’était perdu, et ses produits charmants, aux formes élégantes et aux inaltérables couleurs, ne furent plus que des monuments du passé. Pesaro en conserva cependant les procédés sous la domination des Goths ; mais là, comme ailleurs, la poterie, au temps des luttes lombardes, ne fut plus qu’une industrie grossière et de pure utilité domestique.

Vers la fin du moyen âge, l’art se réveille. Sur cette belle terre d’Italie, l’artiste n’a qu’à regarder autour de lui, ou à creuser sous ses pieds. Il retrouve l’œuvre de ses pères, souvent mutilée, il est vrai, mais encore si belle dans ses fragments épars, qu’il admire, s’émeut, comprend, répudie les formes convenues du style byzantin, et peu à peu identifie les tendances de son inspiration à celles du génie de l’antiquité.

Voilà pour les arts qui emploient des matières durables, la pierre, le marbre et les métaux. Mais la peinture avait presque entièrement disparu, si tant est qu’elle eût existé à l’état de perfectionnement dont témoignent les monuments des autres branches de l’art antique. La tradition seule nous a transmis les grands noms des peintres de la Grèce, et les gracieux restes des fresques romaines n’approchent pas de la science des modernes. Les vases étrusques n’offrent que d’élégants dessins lavés à teinte plate. Ce n’est pas là la peinture.

On peut donc croire que la peinture, comme la musique des anciens, était un art, sinon inférieur dans son inspiration et dans son sentiment, du moins très-borné dans ses moyens d’expansion et de manifestation, relativement à ce qu’ils sont aujourd’hui. La peinture, comme la musique, fut donc créée de nouveau après le moyen âge, et nous avons le droit de les regarder comme des conquêtes du génie moderne.

Alors naquit une branche également nouvelle de la peinture, celle qui s’applique à la céramique. L’industrie du potier se réveilla, chercha ses anciens procédés et ses anciens matériaux, et, ne les retrouvant pas, en découvrit de plus précieux et de plus variés. La peinture avait composé sa palette nouvelle, elle avait trouvé l’usage de la gamme complète des couleurs. La céramique avait à profiter de ce progrès ; mais il fallait, pour colorier la terre cuite, des procédés totalement inconnus aux anciens, qui n’avaient su employer que deux ou trois tons toujours les mêmes, le noir, le roux et le brun.

Ces procédés furent trouvés beaucoup plus lentement et plus péniblement que ceux de la peinture sur bois et sur toile, car il fallait deviner la chimie, et, par des séries d’expériences, arriver à s’assurer de l’action du feu sur les matières employées.


V


Ici commence l’histoire de la faïence que nous appellerons maiolique, puisque tel est son vrai nom en Italie, et que celui qui a prévalu chez nous est impropre.

Il n’est ni juste ni exact d’attribuer le renouvellement ni le perfectionnement de cette industrie à la ville de Faenza, Faenza n’étant ni le berceau ni le centre exclusif de sa renaissance. Plusieurs villes d’Italie, Pesaro, Gubbio, Urbino, Castel-Durante, Pise, Cafaggiolo, Foligno, Spello et tant d’autres encore pourraient réclamer leur part de gloire, car il s’agit bien moins d’une date d’ancienneté dans l’établissement des diverses fabriques, que d’une date de perfectionnement dans la fabrication.

Chose étrange à dire en passant, cette renaissance si peu éloignée de nous est déjà voilée d’incertitudes ; chaque jour, les savants amateurs découvrent sur les maioliques éparses dans les musées ou dans le commerce les témoignages de l’existence de fabriques excellentes, que l’on ne sait plus où placer sur la carte d’Italie.

Quant à l’origine du mot maiolica, il est peut-être aussi impropre que celui de faenza ; mais il a pour lui l’ancienneté et la vraisemblance. C’est de Majorque, où ils vainquirent les Maures, que les Pisans rapportèrent ces grands bassins émaillés de diverses couleurs, qu’ils incrustèrent comme ornements dans les façades de leurs églises et qui furent imités ensuite dans un goût tout oriental. Une colonie mauresque vint aussi s’établir dans les États de l’Église et y fabriqua des terres cuites dont le style se répandit dans toute l’Italie.

Maiolique est donc un terme générique appliqué dans le principe à un goût, à un style, et cette désignation en fait d’art est toujours préférable à celle que l’on tire d’une localité incertaine ou contestable. Maiolique, dans ce sens, signifierait, à juste titre, industrie d’origine mauresque, tandis que faïence signifie objet fabriqué à Faenza, ce qui, dans la plupart des cas, est une erreur dont témoigne la marque patente de l’objet.

Certaines époques successives marquèrent les phases du progrès, et les diverses fabriques y apportèrent donc leur contingent. Il fallut certaines périodes d’années pour s’assurer la conquête d’un seul ton. L’emploi de certain rouge, de certain vert, du bleu turquin, du jaune pâle ou bouton d’or, du blanc mat ou brillant ; puis des nuances intermédiaires, du chamois, du brun doux, du rosacé, lie de vin, etc., etc., signalent, aux yeux éclairés des connaisseurs, des dates à peu près certaines, des localités à peu près exclusives à certaines époques, et jusqu’aux ouvriers habiles dont le monogramme est souvent fort mystérieux. Il y a là toute une histoire, toute une science pleine d’attraits comme toutes les sciences, pour ceux qui l’approfondissent et qui s’en emparent.

À mesure que les procédés s’étendaient et se complétaient, l’imagination, le goût et le savoir marchaient dans le milieu général de l’époque. L’ouvrier devenait artiste. Il apprenait le dessin, il comprenait et copiait les maîtres, il osait transporter les grandes compositions de la peinture sur la terre fragile et sur les délicats ustensiles de la céramique. Certaines de ces reproductions furent si belles, qu’on ne sait si on doit les croire toutes traitées d’après les cartons des maîtres, et qu’on doute s’ils n’ont pas mis quelquefois eux-mêmes la main à la pâte. Ce ne serait pas plus invraisemblable qu’une foule de fresques attribuées en Italie à ces maîtres, et qui leur font moins d’honneur.

Mais ce n’était pas assez d’être peintres ; les vasiers (car ce mot italien de vasajo exprime mieux que notre vulgaire mot de potier l’exercice d’un art si noble), les vasiers avaient été entraînés, comme les anciens, par le goût général, à devenir statuaires et à faire un bel emploi des figures d’hommes et d’animaux en relief et en ronde bosse. Ce fut donc un art complet, exigeant de nombreuses connaissances et de nombreuses aptitudes : science des matériaux à employer, et qui furent cherchés avec ardeur dans le lit de certains torrents, dans le bassin de certains lacs, dans les cendres volcaniques de certaines montagnes ; science de la cuisson, ingrate et difficile à régler par épreuves successives sur le degré différent de susceptibilité des couleurs ; science du modeleur devant s’appliquer à la nature morte et à la nature vivante, à l’interprétation des formes et des mouvements, non pour arriver à une exactitude sans effet, mais à ce caractère, à cette grâce et à cette vérité de sentiment qui caractérisent leur emploi heureux dans l’ornementation ; science du dessin, par conséquent, et de la couleur en peinture, traités l’un et l’autre d’une manière spéciale, c’est-à-dire avec une certaine sobriété et un certain éclat qui ne prétendent pas à reproduire les effets de la peinture sur toile, mais à en obtenir d’autres particuliers au genre maiolique[1].

Et sur toute cette habileté, le génie de la renaissance fit pleuvoir les étincelles de ce goût exquis qui s’imprime, dans les époques heureuses, sur tous les ouvrages de l’homme. C’est alors que l’on vit apparaître sur les tables les plus somptueuses comme sur les plus modestes, aux festins des épousailles, sur la crédence de Charles-Quint comme au chevet de l’accouchée bourgeoise, sur les doctes rayons des laboratoires scientifiques comme dans l’officine des humbles drogueries, cette multitude d’objets superbes, charmants ou naïfs, toujours gracieux et intéressants, que les amateurs recherchent aujourd’hui avec tant d’ardeur : les grands plats de noces à sujets érotiques ; les grands bassins et les mignonnes soucoupes à confitures destinées à circuler dans les bals, tout figurés d’amours chantants, de trophées de musique et de devises galantes ; les fruitières enroulées de feuillages éclatants et de fruits en relief combinés, non pour se confondre avec les véritables, mais pour les faire ressortir par un heureux contraste ; les coupes capricieuses, les buires élancées ou pansues, enlacées de serpents ou d’oiseaux, ou flanquées d’armoiries ; les écuelles entrant les unes dans les autres, offertes en présent aux femmes en gésine, et représentant des sujets d’heureux augure ; les magnifiques plateaux à sujets héroïques, profanes ou sacrés, réservés pour la table des princes ou des évêques, et les vasques portées par des sirènes aux reins souples, ou bordées de poissons et de grenouilles jouant dans les herbes marines ; et les riches encriers illustrés d’allégories poétiques ou savantes ; et les petites fiasques en forme de fruits ; et les grandes fontaines de dessert versant différentes sortes de vins ; et les vases magiques « disposés pour verser à plaisir les liquides sur ceux qui s’en servaient, afin de bafouer ceux qui en ignoraient l’artifice ; » enfin ces précieux vases de pharmacie, dont les collections firent plus tard la richesse de certains couvents.

Cet art eut son développement, son apogée et sa décadence, en raison du destin des autres arts dont il s’était inspiré et dont il était une sorte de corollaire galant et luxueux.


VI


Le goût change. Les produits de la Chine se répandirent dans notre monde, et la faïence fut détrônée par la porcelaine. Les belles inventions de Bernard Palissy furent oubliées pour les potiches, et la maiolique italienne fut complétement discréditée. Passeri écrivait, il y a cent ans : « Une cause de décadence dans cet art vient de ce que l’idée s’est introduite que la noblesse consiste à prouver quatre générations de personnes oisives et inutiles… Et d’ailleurs… les bambochades chinoises en imposèrent aux yeux des grands, qui ne sont pas les personnes les plus instruites du genre humain. Aussi, je me figure que, de ce moment et plus tard, quand les produits de nos manufactures arrivaient dans les grandes cours, travaillés seulement pour ceux qui s’y entendaient, les grands barons, dont la fantaisie était toute pour les choses indiennes, s’en seront moqués, les regardant comme choses d’un goût suranné et propres aux petites gens. »

Dieu nous garde de partager le mépris du bon Passeri pour la porcelaine chinoise et japonaise. Là où il ne voyait que le précieux de la matière et l’éclat des couleurs ; là où, peut-être, les grands barons de son temps ne cherchaient que le grotesque et le nouveau, les artistes voyaient l’art naïf et ingénieux, l’harmonie miraculeuse des tons les plus heurtés, la grâce ou la puissance des proportions, et le caractère monumental que, dans la simplicité de leurs formes, les vases chinois ont rendu aussi frappant que celui de l’art étrusque.

D’ailleurs, c’est peut-être à tort que l’on appelle caprices des lois de la mode. Si l’on y pensait bien, on reconnaîtrait que ce besoin de changement est une faculté providentielle de l’esprit humain, qui tantôt s’élance vers les progrès de l’avenir avec ardeur, tantôt revient avec amour vers ceux du passé. Abandonner pour reprendre, et reprendre pour abandonner, telle est la marche du goût, et, sans cet instinct qui ne s’est jamais ralenti sous aucun rapport dans l’humanité, le passé entravant trop l’avenir, et l’avenir détruisant trop le passé, passé et avenir ne seraient plus que de vains mots : l’homme n’aurait jamais conscience de lui-même.

Grâce à cette précieuse inconstance, l’Europe vit fleurir sa propre industrie et ses belles créations dans les produits de la Saxe et de Sèvres. Puis, grâce encore à ce besoin de regarder derrière soi après avoir couru en avant, la mode redemanda ce qu’elle avait dédaigné. Une réaction toute moderne du luxe fit rechercher les vieilles faïences, et il arriva que, leur fragilité les ayant rendues assez rares, elles acquirent dans le commerce une valeur exubérante. On rechercha les écrits qui pouvaient jeter quelque lumière sur leur date et sur leur emploi ; les amateurs se firent savants, et on s’arracha à prix d’or jusqu’à de minces débris.

Chez les enthousiastes, la spécialité peut dégénérer en manie ; chez certains riches illettrés, la gloire de payer cher un objet quasi introuvable peut n’être qu’une satisfaction puérile. Pourtant, n’en disons pas de mal. Il est heureux que de consciencieux pédants s’absorbent naïvement dans la contemplation d’un rébus sur un tesson, et que des parvenus magnifiques sauvent de la destruction les vestiges d’une belle industrie perdue et d’un art caractéristique désormais sans équivalent.

Mais n’y avait-il rien de plus au bout de cette recherche ? S’agissait-il seulement de conserver pour admirer, et ne pouvait-on étudier pour reproduire ?

Ce but sérieux ne pouvait être envisagé et poursuivi que par un antiquaire sérieux, et, s’il est hasardé d’affirmer qu’à Florence seulement il pouvait être atteint, du moins on peut dire que Florence est le lieu par excellence pour cette application de l’esprit et de la volonté aux arts de luxe et aux industries de choix.


VII


Un homme de savoir et d’imagination, M. Giovanni Freppa, était en voie de faire sa fortune dans le commerce des objets d’art. Une passion plus vive et plus belle s’empara de lui et le décida à sacrifier une partie de cette fortune à la découverte des mystérieux procédés qu’aucune manufacture ne songeait à retrouver. Il étudia le précieux manuscrit de Piccol Passo, illustre vasajo du XVIe siècle, les ouvrages de Montanari, de Mazza, de Passeri, etc. Il n’y trouva rien d’absolu.

Les maîtres jaloux avaient gardé leurs secrets particuliers. Les manufactures, également jalouses de leur monopole, n’en avaient pas transmis la tradition. Les auteurs savants donnaient des indications contradictoires. Passeri en était aux on dit et aux commentaires. Son livre naïf et charmant (traduit en français par M. Henry Delange avec un appendice très-intéressant pour les amateurs, Paris, décembre 1853) pourrait se résumer par cette triste conclusion : Nous ne retrouverons pas l’art de faire la maiolique, et il n’est pas probable que nous trouvions celui de faire de la porcelaine.

Heureusement, Passeri s’est trompé. On a trouvé depuis longtemps la porcelaine, et M. Freppa vient de retrouver la maiolique.

Le manuscrit de Piccol Passo, plus intéressant quant au fond, ne put être consulté à loisir par l’antiquaire. D’ailleurs, les recettes écrites ne sont rien sans l’expérience sous les yeux. Il s’agissait de deviner ce qui ne s’explique que par le fait même, et, pour hasarder des essais coûteux, il fallait avoir la foi.

En fait d’industrie, la foi, quand elle n’est pas une affaire de certitude, est rarement partagée. M. Freppa sut pourtant appuyer la sienne sur des appréciations si logiques, et montra tant de discernement dans le labyrinthe où les assertions contradictoires des auteurs spéciaux engageaient son esprit, qu’il put être secondé. Il s’adressa à l’excellente fabrique du marquis Ginori, à Doccia, près Florence.

Il fit part de ses idées à M. Giusto Giusti, chimiste de cette fabrique, qui travailla avec amour à suivre ses indications ; il trouva dans le peintre Francesco Giusti un expérimentateur habile des procédés aperçus par lui ; et, après six années de recherches, de persévérance et de sacrifices, après avoir surmonté d’immenses difficultés, faute d’officine exclusivement consacrée à ces essais, après avoir recommencé patiemment les épreuves les plus compliquées, la vérité se dégagea enfin patente et absolue : les procédés, tous les procédés furent trouvés.

Oui, tous, même celui du maestro Giorgio Andreoli, le plus grand potier de la renaissance. Ce secret consistait, outre l’emploi et la beauté de toutes les nuances, dans un émail à reflet métallique irisé, « cette teinte d’or, dit Passeri, faite avec une habileté qui, à présent, s’est perdue. À les considérer (les maioliques de maestro Giorgio) sous un aspect dans lequel le rayon visuel forme avec celui de la lumière un angle obtus, il scintille à la surface une très-belle couleur d’or, et, dans les parties saillantes, vous observez un changement, tantôt en rouge-rubis, tantôt en vert-émeraude très-brillant, etc. »

En désespoir de cause, disait M. Delange, dans son appendice à la traduction de Passeri, on est venu à dire que l’irisation métallique des anciennes maioliques était un bénéfice du temps et non un effet de l’art. Le hasard a pu aider le premier qui s’en est servi, mais, à coup sûr, il a continué avec connaissance de cause.

Ainsi raisonna M. Freppa ; mais ce ne fut point le hasard qui vint à son secours, ce fut l’induction, cette raison souveraine dans les esprits attentifs. Un jour, l’épreuve cent fois tentée réussit, le secret de maestro Giorgio fut retrouvé, et, non-seulement sur les reliefs, mais encore sur les surfaces planes et polies, le jaune prit, au jour frisant, le reflet de l’or, le bleu celui du saphir, et ainsi de tous les autres tons qui se mêlèrent dans une irisation splendide.

Le procédé acquis, l’art vint vite. M. Freppa avait en lui-même le foyer d’inspiration, la chose qui ne se donne pas, mais qui s’impose, le goût ! Son esprit, ses yeux étaient, pour ainsi dire, nourris des plus précieux échantillons de ce goût de la renaissance, et son riche musée, sans cesse alimenté par le passage plus ou moins rapide des objets d’art de toutes les époques, était devenu pour lui un sujet d’incessantes méditations. Artiste, il fit faire des dessins d’après les maîtres anciens ; il sut diriger leurs travaux, et, inspirant aux autres la conscience du beau qu’il portait en lui, il arriva à faire confectionner des ouvrages qui trompèrent complétement l’œil des connaisseurs les plus exercés.

Pour certains produits, il arriva même à la similitude, puisqu’il retrouva d’anciens moules qui avaient servi à la maiolique en bas-relief, véritables trésors qui gisaient oubliés dans la poussière des greniers, et dont il se servit avec un plein succès. Ces mignons bas-reliefs, représentant des scènes mythologiques à nombreux personnages dans une petite plaque coloriée d’une manière ravissante, sont d’un emploi exquis dans les meubles et coffrets de chêne sculpté, à la manière de nos incrustations de vieux Sèvres dans les bois de rose.

Il est donc impossible de reconnaître une maiolique que M. Freppa peut livrer aujourd’hui pour deux cents francs, parce qu’elle sort de la fabrique de Doccia, d’une toute semblable, mais de fabrication ancienne, qu’il est forcé de vendre deux mille francs, parce qu’elle n’est venue dans ses mains qu’à grand prix. Je me trompe, il y a une manière de les distinguer l’une de l’autre. L’ancienne est écornée, usée ou recollée ; mais, pour peu qu’on y tienne, M. Freppa appelle un ouvrier adroit, le charge d’entailler le contour de la maiolique neuve, de limer les saillies, voire de la briser et de la recoller en autant de morceaux qu’on voudra pour qu’elle ait meilleur air et passe pour avoir été payée un prix fou.

L’exposition toscane, ouverte aujourd’hui au Palais de l’Industrie, offre aux regards plusieurs échantillons de la fabrique de Doccia, exécutés sous la direction ou sur les dessins de M. Freppa. Nous ignorons s’il s’y trouve des spécimens du fameux émail irisé. Nous en avons vu dans son musée à Florence, et nous les avons comparés avec ceux de la renaissance sans pouvoir les en distinguer. Mais, en artiste plus qu’en industriel, M. Freppa, faisant déjà bon marché de cette découverte, pleurée par le bon Passeri et consorts, a appelé notre attention sur des compositions d’un ordre très-élevé et d’une beauté remarquable.

Il a dû envoyer à l’Exposition de Paris deux très-grands vases de forme ovoïde, anses à chimères, historiés de peintures d’après les fresques d’Andrea del Sarto ; — une grande jatte à pied, forme trilobe, trois anses à tête de monstres, entrelacs en relief à l’extérieur, peinture à l’intérieur ; le Jugement de Pâris, d’après Jules Romain ; plusieurs autres vases et plateaux, coupes, drageoirs, buires, assiettes ornées à sujets, arabesques, grotesques, dans le style des diverses villes de la Romagne ; enfin un très-grand bassin, contour orné de petits Amours sur fond noir ; au centre, grand sujet d’après Jules Romain : Son fatti i doni al populo romano, etc.

D’après ce que nous avons vu de ces produits à Florence, nous sommes certain qu’ils attireront chez nous l’intérêt des amateurs. Mais nous ne pouvons nous détacher du riant souvenir de Florence sans voir apparaître devant nous, au milieu d’un bosquet d’azalées gigantesques, la ravissante maison Pandolfini, intérieur décoré par les soins de M. Freppa. La dame de ce palais, dernière descendante du secrétaire de Léon X, a fait honneur à son origine en choisissant un antiquaire de ce mérite et de cette inspiration pour embellir sa demeure. C’est la seule où tout soit entendu pour le confortable, sans qu’une parcelle, un brimborion du décor ou de l’ameublement ne charme les yeux et l’esprit.

Là, vous n’êtes plus poursuivi de ces entassements de festons et d’astragales qui, dans tous les palais italiens, vous chargent la tête, tandis que des murs froids ou dégradés, flanqués de canapés d’auberge, vous font tristement sourire, mélange d’opulence et de misère, de goût et d’incurie qui caractérise tristement ces villas trop vantées. Quelques-unes s’efforcent vainement d’être riches et brillantes dans toutes leurs parties. En tant que musées, elles sont, à coup sûr, dignes de l’admiration du monde entier ; on peut aussi se les imaginer étincelantes de fêtes royales ou solennellement consacrées à quelques grandes cérémonies d’un autre âge. Mais, dans ces enfilades de pièces incommensurables, sous ces voûtes illustrées par les peintures des maîtres, parmi ces colonnes froidement austères ou follement parées, rien ne semble possible pour la vie intime, rien n’est approprié aux besoins de l’homme d’aujourd’hui, et, si on les traverse avec ravissement ou avec émotion, on n’y voudrait pas rester, même en peinture.

La maison Pandolfini, car, Dieu merci, c’est une maison, est donc la seule où nous ayons compris qu’on puisse vivre sans prendre en grippe les ornements d’invention humaine, et sans éprouver le besoin d’aller courir loin des marbres et des dorures, dans quelque ravin sauvage, parmi les ronces et les cailloux, pour retrouver, n’importe où et comment, le laisser aller naïf de la nature, l’imprévu de la forme et de la couleur.

Ce sont trois ou quatre belles pièces, non démesurées, meublées, selon l’éclectisme moderne, de toute sorte de belles choses anciennes, où dominent un grand goût, une harmonie générale et une composition à la fois pittoresque et commode dans l’ameublement. Les armoires et crédences en chêne noir, à ornements sculptés et dorés sur le bois même, nous ont paru chose toute nouvelle, bien qu’elle ait son type consacré anciennement. Cela repose de ce que l’on voit partout, et l’effet en est à la fois doux et sévère, riche et simple.

Tâchez de pénétrer dans ce sanctuaire, vous qui allez à Florence, et, quand vous aurez vu la chapelle de Michel-Ange, le Persée de Cellini (le socle surtout), la loge dei Lanzi, la salle des Cinq-Cents, les ivoires et l’orfévrerie du vieux palais, la galerie degli Uffizi, la façade du palais Strozzi et celle du palais Pitti, les riantes Cascines et les portes de bronze de la cathédrale, vous verrez encore à loisir et avec délices, dans le musée Freppa, les petits bas-reliefs émaillés de Luca della Robbia, les jolis marbres de Donatello, les lustres fleuris de Venise, et les maioliques, authentiques ou non, de maestro Giorgio, du moine Francesco Xantho, d’Oratio Fontana, d’Alphonse Patanazzi, de maestro Vergillio, etc., etc.

Nohant, 7 juin 1855.

FIN

  1. Le défaut de la porcelaine de notre époque, d’autant plus sensible dans les magnifiques porcelaines de Sèvres qu’il y est cherché comme une qualité, c’est la perfection des peintures, arrivant à l’imitation fidèle de la miniature et au fini des toiles de chevalet. Eh bien, ceci nous a toujours semblé un non-sens. Un tableau n’est pas à sa place sur un vase, à moins que, par son exécution naïve et harmonieuse dans la gamme de convention applicable à la céramique, il ne soit comme une traduction libre. Les tons de la peinture à l’huile sont toujours mal encadrés par l’or de la porcelaine, et toujours mal éclairés par le vernis de la porcelaine. Les anciens émailleurs le savaient bien, et leurs chairs étaient des ivoires plus que des chairs. L’œil accueille avec plaisir cette convention, et repousse, sans s’en rendre compte, ce qui s’en écarte.