Fleurs d’Orient/L’éventail de deuil

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Armand Colin (p. 287-314).


L’ÉVENTAIL DE DEUIL




Le philosophe Tchouan-Tse, un soir, rentra chez lui, très soucieux, et tenant à la main un éventail blanc.

Ce Tchouan-Tse avait été un des disciples favoris du grand Lao-Tse, celui que l’on appelait l’Enfant Vieillard, parce qu’il était né avec des cheveux blancs. Le maître avait révélé à l’élève le sens mystérieux des cinq mille mots du Tao-Te-King et ne lui avait rien caché, d’ailleurs, des arcanes de la bonne doctrine. Tchouan-Tse était illustre déjà : c’était un modèle de vertu et de savoir, son âme avait su se détacher de tout, comme il convient à l’âme d’un philosophe.

Un beau jour, pourtant, l’amour était venu lui prouver qu’il n’était pas aussi invulnérable qu’il le croyait. Une jeune princesse, aperçue par hasard, au moment où le vent jouait avec son voile, avait bouleversé toute sa sagesse et désorienté sa philosophie. Après quelques combats, il s’était rendu de bonne grâce et avait demandé la jeune fille en mariage.

C’était une descendante des rois de Tsi, et, malgré le royaume perdu depuis des siècles, cette famille était fière de sa noblesse et difficile dans ses alliances. Mais un sage illustre peut prétendre à tout : la princesse de Tsi, qui s’appelait Tien, ce qui veut dire Céleste, avait agréé le philosophe et était devenue sa femme.

Tchouan-Tse s’était retiré, avec elle, loin des cours, loin des villes, au pied d’une belle montagne, dans une contrée solitaire du royaume de Song, où il était né, et là, il s’efforçait de faire vivre, en bonne intelligence, la sagesse et le mariage.

Il était donc rentré, un soir, soucieux, pour la première fois depuis ses noces, et rapportant un éventail blanc, qu’il n’avait pas emporté.

Sur sa table de travail, en laque rouge fleurie d’or, l’encre était délayée sur la pierre à broyer, le papier soyeux se déroulait à demi, et les pinceaux montraient leurs pointes effilées hors du cornet de jade fouillé de sculptures.

Il s’assit, en poussant un soupir, puis, prenant un pinceau, il le trempa dans l’encre, et, comme malgré lui, traça ces quatre vers :


Hélas ! le front cache la pensée !

Le corps le plus charmant peut enfermer un cœur

Hypocrite.

Vivant, on se croit aimé.

À peine mort : oublié ! Votre femme rêve un autre

Amour.


Au moment où il finissait d’écrire, une petite main, blanche comme le lait, armée de longues griffes protégées par des étuis d’or, s’avança lestement et saisit le quatrain.

Tchouan-Tse se retourna : la princesse de Tsi était derrière lui.

Elle avait une belle tunique vert clair, brodée de roses et d’oiseaux. Sa jolie tête secouait tout un buisson d’élégantes épingles à pendeloques, et l’air, autour d’elle, était délicieusement parfumé.

— Mon cher époux, dit-elle, pourquoi avez-vous soupiré ? Pourquoi écrivez-vous de pareils vers ? Que signifie cet éventail de deuil que vous tenez à la main ?

— Voilà bien des questions, ma Céleste.

— Répondez-y.

— Eh bien ! sache que j’ai soupiré parce que cet éventail m’inspirait les vers que tu as lus sans ma permission.

— Que voilà de belles réponses de philosophe ! dit-elle d’un air boudeur.

— Ne te fâche pas ! C’est à propos d’une aventure qui m’est arrivée.

— Contez-moi cela.

D’un mouvement vif et gracieux comme celui d’une chatte, elle s’assit sur les genoux de son mari, s’accrocha d’un bras à son cou.

— J’écoute, dit-elle.

— Aujourd’hui, je promenais mes rêveries près de l’enclos des sépultures, et, très absorbé, j’allais, comme toujours, sans savoir où. Tout à coup je me trouvai au milieu des tombes. Mes réflexions alors changèrent de cours, je songeais que dans ce lieu tous les hommes étaient égaux : les plus stupides comme les plus sages, et que nul ne revenait de là. Tandis que j’errais lentement, un léger bruit attira mon attention. En levant les yeux, j’aperçus une jeune femme, vêtue de la longue robe blanche sans couture que portent les veuves. Elle était assise près d’un tombeau nouvellement construit, et, avec beaucoup d’ardeur, éventait l’éminence formée par la terre et la chaux encore humides. Je l’examinai quelque temps avec surprise : elle se lassait, changeait l’éventail de main, mais n’interrompait pas sa singulière occupation. Intrigué au dernier point, je m’approchai d’elle et je lui adressai la parole.

— Oserai-je vous demander, lui dis-je, qui renferme ce tombeau et pourquoi vous prenez tant de peine à l’éventer ? Croyez-vous donc que les morts aient trop chaud sous la terre ?

— Ce n’est pas cela, dit-elle, avec beaucoup de confusion, vous voyez une veuve auprès du tombeau de son époux. La mort me l’a ravi, tout nouvellement. Durant sa vie il me fut bien cher ; il m’aimait avec une si vive tendresse, qu’en expirant il mourait deux fois, à l’idée de me quitter. « Ah ! ma chère femme, me disait-il, si tu songeais à te remarier, je te conjure d’attendre au moins que la terre battue et mouillée, qui formera ma tombe, soit entièrement séchée, avant de prendre un autre époux. » Maintenant, je vois que cette terre amoncelée ne séchera pas aisément, et c’est pourquoi je suis ainsi occupée à l’éventer, afin de dissiper plus vite l’humidité.

À ce naïf aveu, j’eus bien de la peine à ne pas éclater de rire. Je me contins pourtant, et j’offris à cette veuve, si pressée de noces nouvelles, de l’aider dans sa besogne. Elle accepta avec empressement et, faisant un gracieux salut, me tendit l’éventail. J’eus bientôt raison de l’humidité ; la terre devint grise et sèche, la jeune veuve était libre de voler à d’autres amours. Elle me remercia avec reconnaissance, m’offrit même un bijou de sa coiffure, mais j’acceptai seulement l’éventail, que je conserverai en souvenir de cette aventure. J’en ai ri d’abord, mais bientôt j’ai compris combien la scène que je venais de voir était cruelle pour un mari et devait lui donner à penser.

— Mais cette femme est l’opprobre de son sexe ! s’écria Céleste, rouge de colère ; comment osez-vous avoir l’idée de faire des comparaisons d’elle avec d’autres ? C’était là, vraiment, un beau travail pour un sage, que d’aider à éventer cette tombe, et vous avez moins de raison qu’un enfant, en voulant garder un souvenir de cette folie.

Cela dit, elle s’empara de l’éventail et le mit en miettes.

— Tu as tort, il aurait pu te servir à sécher mon tombeau, dit Tchouan-Tse d’un air mélancolique.

Mais il se repentit de ces paroles : de rouge qu’elle était, la princesse devint toute pâle, battit l’air de ses petites mains aux longues griffes d’or, et tomba, comme morte, sur le tapis.

Tchouan-Tse la prit dans ses bras, l’appela des noms les plus doux, et, comme elle ne répondait pas, il fit brûler de la corne d’antilope ; puis il versa de l’huile transparente dans une tasse, y jeta une pincée de musc en poudre et s’efforça à faire boire cette mixture à sa femme inanimée. Elle revint à elle, enfin, mais ce fut pour verser un torrent de larmes et accabler son mari d’une avalanche de reproches, de protestations de fidélité inébranlable, jusqu’à la mort.

— Allons, c’est bien, dit le philosophe pour clore le débat ; j’ai eu tort, tu es le modèle des épouses, ne parlons plus de cela.

On n’en parla plus, en effet. Céleste reprit sa gaieté et Tchouan-Tse ses études. Mais si ce dernier paraissait heureux, s’il montrait un visage souriant, il souffrait en secret : le ver était dans le fruit, le soupçon rongeait son bonheur. Il eût voulu à la fois être mort et vivant, pour savoir ce que valait l’amour de sa femme. Cent fois par jour il se demandait : Me pleurerait-elle ? attendrait-elle la fin de son deuil pour prendre un autre mari ?

Cette préoccupation constante troubla sa santé et bientôt l’altéra gravement. Un jour, en rentrant d’une longue promenade, il se dit très mal à son aise et prit le lit.

Rapidement la maladie s’aggrava, les médecins déclarèrent bientôt que le philosophe était perdu. Céleste ne quittait pas ses côtés et versait d’abondantes larmes.

— Il va donc falloir nous quitter ! disait Tchouan-Tse, jure-moi, au moins, pour m’adoucir le chagrin du départ, que tu ne donneras pas ton cœur à un autre homme, avant que mon tertre funéraire ne soit séché.

— Je jure que, si je peux te survivre, je ne me remarierai jamais ! cria Céleste à travers les sanglots.

Et, comme le moment suprême approchait, on enleva le malade de son lit et on l’emporta au sud-ouest de la maison, dans la chambre sacrée, afin qu’il pût mourir là, selon les rites.

On l’étendit sur le sol, en ayant soin d’éloigner de lui les armes et les instruments de musique, et l’on fit des aspersions de tous côtés.

Bientôt le médecin annonça que l’esprit vital de l’illustre philosophe avait quitté son corps.

Alors Céleste sembla prise de convulsions ; elle se tordit les bras, ses doigts se crispèrent, et elle ploya sa taille souple en arrière comme si elle allait se rompre ; puis elle s’élança hors de la salle, en poussant des gémissements pitoyables. Elle monta au premier étage ; puis au second, et, sans s’arrêter, atteignit le grenier ; là, on la rejoignit et on lui fit observer que ce n’était pas elle qui devait accomplir cette cérémonie.

— Nulle autre voix que la mienne ne rappellera l’esprit vital de mon époux, dit-elle, en repoussant les serviteurs qui voulaient la retenir.

Et, enjambant la fenêtre, elle fit quelques pas dans la gouttière, puis, s’aidant des genoux, des mains et des ongles, elle se mit à gravir la pente du toit, au risque de glisser le long des tuiles vernies et de s’aller rompre la tête sur les dalles de la cour. Une force nerveuse la soutenait ; elle arriva jusqu’à la crête et, s’accrochant à la chimère de bois découpé qui ornait l’un des coins du faîtage, elle put se mettre debout. C’était bien là le lieu le plus élevé et le plus dangereux de la maison, celui que l’on doit atteindre, selon qu’il est prescrit, pour rappeler l’âme envolée. Céleste se tourna vers le Nord.

— Tchouan-Tse ! reviens ! reviens, reviens ! cria-t-elle.

Et, à chaque appel, elle enflait sa voix. La dernière fois on dut certainement l’entendre à une distance de plusieurs lis. Mais l’esprit vital du philosophe avait fait déjà, sans doute, plus de chemin que cela.

La princesse s’assit sur le toit et se laissa glisser jusqu’à la gouttière, puis rentra dans le grenier. Alors, en jetant des cris affreux, elle dégringola les étages et se rendit dans la cour. Alors — bien que cette cérémonie fût généralement abandonnée — elle se mit à sauter de-ci de-là, pour témoigner qu’elle avait l’esprit égaré par la douleur. Elle retourna ensuite auprès de l’époux défunt, que l’on avait replacé sur son lit, et elle lui fit elle-même, en sanglotant, la toilette funèbre.

Quand il fallut le mettre dans le beau sarcophage sculpté, qu’elle connaissait depuis longtemps, elle perdit connaissance, ainsi qu’elle le devait.


Céleste n’avait pas de parents auprès d’elle ; dans la solitude où s’était retiré le philosophe, elle recevait bien peu d’amies et n’avait pas de voisins. Elle était là bien seule, avec son chagrin, bien seule et bien faible.

Le soir, les lettres mortuaires expédiées, elle prit le vêtement de grand deuil, en chanvre écru, sans couture ni ourlet. Elle se fit faire, dans le vestibule, un lit d’herbes sèches, avec une brique pour oreiller ; et elle se préparait à s’y coucher, sans souper, lorsqu’un bruit se fit entendre hors de la maison : des piaffements de chevaux, des coups frappés sur la porte extérieure.

La jeune veuve, très effrayée, envoya un serviteur s’informer de ce que c’était.

Le serviteur revint bientôt, suivi d’un beau jeune homme, qui entra si brusquement derrière lui, que Céleste n’eut pas le temps de s’enfuir ni de se cacher le visage derrière sa manche. Elle poussa un petit cri de pudeur et se recula jusqu’à l’escalier ; mais le nouveau venu ne sembla pas s’apercevoir de son trouble.

— Est-il possible que mon bien-aimé maître ait quitté ce monde ! s’écria-t-il avec l’accent d’un profond désespoir. Quoi ! il m’écrit de venir le voir dans sa retraite ; aussitôt son invitation reçue, je me mets en route, et voilà ce qui m’attendait à l’arrivée ! Hélas ! hélas ! suis-je assez malheureux !

Et tout en pleurant il demanda à être conduit auprès du défunt, afin de lui rendre les funèbres hommages.

Pendant ce temps-là Céleste interrogea le domestique, qui était venu avec ce jeune disciple du philosophe, et elle apprit par lui que c’était un noble étudiant qui s’appelait Li-Tiu et avait déjà passé brillamment plusieurs examens. Elle sut aussi qu’il venait d’une province lointaine, que les routes étaient mauvaises et peu sûres, que, pour arriver avant la nuit complète, il ne s’était arrêté ce jour-là à aucune auberge et n’avait pas mangé depuis le matin.

En entendant cela, la jeune femme fit taire son chagrin et commanda en toute hâte un souper.


Li-Tiu, quand il redescendit, la trouva occupée à surveiller la disposition des coupes de porcelaine sur le marbre rose de la table des repas.

— Noble jeune fille, lui dit-il, en s’inclinant, ne pourrais-je voir la veuve de mon maître illustre, pour lui présenter mes tristes devoirs, et prendre congé d’elle ?

— Pourquoi m’appelez-vous jeune fille ? dit Céleste ; vous avez devant vous, seigneur, l’épouse infortunée de Tchouan-Tse.

— Je vous prenais pour sa fille, pardonnez-moi, s’écria l’étudiant, avec un sursaut de surprise, et il ajouta, comme à lui-même : Je ne savais pas que ce philosophe, touché déjà par l’hiver, avait pour compagne le printemps en fleur.

La princesse trouva cette remarque inconvenante ; mais en même temps, sans qu’elle pût s’en défendre, elle lui fit plaisir, et elle dit très vite, pour cacher son embarras :

— Vous parliez de prendre congé ; voilà qui est impossible. Les mânes de mon époux n’auraient pas de repos si je ne remplissais pas, comme il convient, les devoirs de l’hospitalité envers un de ses plus chers disciples. Daignez vous asseoir à cette table, qui est servie pour vous, et ne songez pas à repartir avant demain.

— Ce serait folie de refuser, dit Li-Tiu, après un moment d’hésitation, car nos chevaux sont incapables de faire un li de plus ; mais je ne serai pas assez cruel pour apaiser ma faim quand vous êtes, vous, contrainte à jeûner. Je ne toucherai au repas que si vous le partagez avec moi.

— Ah ! seigneur, cela serait tout à fait contraire aux rites.

— Eh bien ! je veux jeûner avec vous.

On venait d’apporter les mets et Céleste, qui mourait de faim, défaillait à leur odeur. Elle n’y put tenir.

— Par égard pour votre appétit, dit-elle, je prendrai un peu de riz. Mais comme il se réglait sur elle il fallut bien qu’elle touchât à tous les plats et, sans le vouloir, elle mangea à sa faim.

La nuit, sur le lit d’herbe sèche où elle s’était couchée, sans dénouer sa ceinture, la brique, qui tenait lieu d’oreiller, lui meurtrissant le cou, elle ne dormit pas un seul instant et, au lieu de l’époux défunt qu’elle évoquait, en s’efforçant de pleurer, l’image du bel étudiant, avec sa gracieuse stature, ses longs yeux noirs et sa bouche, vermeille comme une pêche mûre, s’imposait à son esprit.

En se levant, le matin, toute courbaturée, elle soupira à l’idée que ce jeune étranger allait repartir. Mais c’était l’heure de sangloter auprès du mort, de faire une libation et de présenter des offrandes ; et la princesse s’acquitta de ces devoirs.

À sa toilette, elle passa plus de temps qu’elle ne l’aurait dû ; et, très honteuse d’avoir laissé ses longs ongles entre les tuiles du toit, elle mit au bout de ses doigts les étuis d’or, comme s’il y avait eu encore quelque chose à protéger.

En redescendant, elle vit le domestique de Li-Tiu sortir de la chambre de son maître, le visage tout attristé.

— Noble veuve, dit-il, voici un contretemps fâcheux qui va vous contrarier beaucoup : ce jeune seigneur, mon maître, est sujet à des crises violentes, à cause d’une grave maladie qui lui est venue par un excès de travail. La triste nouvelle qui l’a surpris hier, en arrivant ici, a troublé son cœur, et, au moment où il était prêt à partir, il vient d’être saisi par un accès de cette mauvaise fièvre.

— Faisons vite appeler le médecin ! s’écria Céleste.

— C’est inutile, princesse, répondit le serviteur ; moi seul je sais le soigner, et je vais me rendre aux cuisines pour préparer ce qu’il faut, si vous voulez bien, pendant mon absence, rester auprès du malade.

— Allez, je veillerai sur lui, dit la jeune femme.

Et, malgré toute sa volonté de rester sur le seuil, elle ne put résister au désir qui la poussait à entrer dans la chambre.


Les stores, baissés devant les fenêtres, atténuaient la lumière et faisaient une pénombre verdâtre. Li-Tiu était étendu, tout habillé, sur le lit.

En voyant Céleste il voulut se lever pour la saluer, mais elle s’avança vivement afin de l’en empêcher.

— Gardez-vous bien de faire aucune imprudence, dit-elle. Je suis désolée de vous savoir malade et je fais des vœux pour votre guérison. Souffrez-vous beaucoup ?

— Votre voix si douce est comme un baume, dit-il très bas. C’est dans la tête qu’est la douleur, une affreuse douleur, une brûlure. Votre main, qui a la couleur de la neige, doit en avoir la fraîcheur ; il me semble que, si elle se posait sur mon front, je serais soulagé.

— Cela ne se doit pas, dit Céleste en rougissant.

Mais il avait déjà saisi sa main et la retenait dans la sienne. La jeune femme trouva cela tout à fait choquant ; mais elle pensa en même temps :

— Quelle bonne idée j’ai eue de remettre mes ongliers d’or !

— Vous ne voulez donc pas me guérir ? demanda-t-il d’un air suppliant.

Elle ne résista plus et, d’elle-même, posa sa main sur les longs sourcils noirs, qui semblaient taillés dans du satin, et qu’elle caressait des yeux.

— Ah ! que vous êtes bonne ! s’écria Li-Tiu et que cela me fait de bien ! Laissez-moi vous dire que c’est à cause de vous que m’est venue cette méchante fièvre. J’ai été saisi d’horreur en apprenant que vous étiez la femme de Tchouan-Tse ; je n’ai pu supporter l’idée que ses soixante hivers ont glacé vos dix-huit printemps et que la limace possédait la pivoine.

La jeune veuve trouva que le disciple parlait bien peu respectueusement de son maître ; mais elle s’avoua, qu’en somme, ce qu’il disait était parfaitement juste.

Tout à coup, il la repoussa et se leva, les sourcils froncés, les yeux étrangement luisants.

— Non ! non ! laissez-moi, dit-il ; à quoi bon me guérir ? Hors d’ici il n’y aura plus de repos pour moi ! J’emporterai un regret éternel. Ah ! pourquoi y suis-je venu ? Moi, qui me souciais si peu des femmes et leur préférais l’étude, se peut-il, qu’en un instant, la vue de cette jeune veuve m’ait ravi l’esprit et le cœur, à tel point que je suis fou de rage en pensant qu’un autre homme l’a vue avant moi, comme s’il m’avait volé mon bien ?

Le domestique rentra en ce moment, avec les remèdes, et Céleste s’enfuit, toute bouleversée de ce qu’elle venait d’entendre.

Elle rencontra le cercueil de son mari, que l’on transportait dans un pavillon situé à un des angles de la cour, et elle fut un moment sans comprendre ce que c’était. Le souvenir lui revenant brusquement, elle se mit à sangloter, et suivit le cortège. On fit des offrandes de riz, de viandes et de vin, puis on laissa le mort dans ce pavillon, où il devait attendre, pendant un mois, ses funérailles.

Le soir, Li-Tiu semblait remis de son mal, et il s’excusa auprès de Céleste des ennuis qu’il avait causés ; puis il ajouta, sans oser la regarder :

— Oubliez les paroles criminelles que je vous ai dites dans le délire de la fièvre, j’en suis honteux et désolé.

— Quoi ! s’écria la princesse, dont les yeux soudain se remplirent de larmes, tout cela n’était que mensonge ?

L’étudiant eut un ardent regard, qui sembla boire cette rosée qu’une aurore d’amour faisait rouler sur des joues charmantes.

— La fièvre m’a arraché un aveu que j’aurais dû taire, au risque d’en mourir, dit-il, mais qui n’est, hélas ! que trop sincère. Est-il possible qu’il ait trouvé un écho dans votre cœur ?

— Mes indiscrètes larmes m’ont trahie, à ma grande confusion, murmura la jeune femme. Ne m’en demandez pas plus.


Elle eut des rêves charmants, cette nuit-là, dans sa chambre, dépouillée des tentures et des tapis en signe de deuil, au fond de son grand lit de bambou, en forme de lanterne ronde.

Le lendemain, elle s’éveilla, le cœur inondé de joie, et elle s’avoua que, de sa vie, elle n’avait été aussi heureuse.

Mais à ce bonheur succéda une angoisse extrême, quand on lui apprit que le jeune étranger avait eu une nouvelle crise, beaucoup plus grave que la première, et que ses jours étaient en danger.

Toute pâle et sans souffle elle s’élança dans la chambre. Le domestique était à genoux auprès du lit et pleurait, tandis que Li-Tiu, blême, immobile, les yeux clos, semblait mort.

— Ah ! mon bon maître, gémissait le serviteur, je ne puis plus rien pour vous ! Dans une heure vous nous aurez quittés pour toujours !

— S’il vit encore, pourquoi restes-tu là, stupidement, à geindre, au lieu d’essayer de le sauver ? s’écria Céleste hors d’elle-même.

Et elle ajouta, en secouant rudement le domestique :

— Je ne veux pas qu’il meure ! entends-tu ? Je ne le veux pas !

— Illustre princesse, répondit-il, il n’existe qu’un remède capable de le rappeler à la vie, et il est impossible de se le procurer.

— Quel remède ? dites-le vite ! On fait l’impossible, quelquefois.

— Ah ! noble veuve, à quoi bon lutter contre le destin ? dit le serviteur en soupirant ; pour sauver mon jeune maître il faudrait pouvoir lui appliquer sur le front, à plusieurs reprises, de la cervelle d’un homme mort récemment.

— Ce n’est que cela ? s’écria Céleste.

Sans perdre un instant elle courut au bûcher et décrocha la hache avec laquelle on fendait le bois ; puis elle s’élança, sans hésiter, dans le pavillon funèbre où Tchouan-Tse reposait.

Sans grand effort, elle fit sauter le couvercle du sarcophage, qui n’était pas encore scellé ; elle arracha les linceuls de soie, et leva la hache sur le crâne du mort.


Mais alors un cri d’horrible épouvante s’étrangla dans sa gorge. Avec un éclat de rire effroyable, le mort s’était dressé et lui avait saisi le bras.

— Ah ! ah ! la voilà, cette veuve inconsolable, qui croyait ne pas me survivre ! hurla-t-il d’une voix terrible. La voilà, la hache à la main, pour m’ouvrir le crâne, afin de prendre ma cervelle et d’en faire un emplâtre à son amant ! et cela, le troisième jour après ma mort ! Ah ! ah ! misérable niaise, comme tu es bien tombée dans le piège ! Je ne suis pas mort du tout, et c’est moi qui ai imaginé tout cela pour voir un peu ce que vaut une femme. Hein ! il te plaisait, mon joli disciple, et il a bien joué son rôle…

Céleste, par un effort désespéré, parvint à se dégager, et elle s’enfuit, serrant ses tempes entre ses mains, convulsée de douleur et de honte, de douleur surtout, car elle murmurait seulement :

— Li-Tiu ! hélas ! hélas ! traître et bourreau !

Puis, dénouant sa ceinture, elle alla se pendre à un prunier du jardin.

Tchouan-Tse la poursuivait de son rire horrible, et, quand il la vit osciller à l’arbre tortueux, lamentablement allongée dans sa blanche robe de deuil, il rentra dans la maison, traînant ses suaires et brandissant la hache. Il monta dans la chambre conjugale et là, avec frénésie, il se mit à taper sur toutes les potiches, en dansant, et en chantant ces vers qu’il improvisait :


« Un emplâtre avec la cervelle d’un philosophe, voilà ce que le modèle des épouses allait préparer de ses doigts mignons !

« Elle a eu raison de mettre en miettes l’éventail de deuil ; c’était trop peu pour elle, c’est une hache qu’il lui fallait pour m’ouvrir le crâne !

« Ha ! ha ! Toutes les femmes devraient être pendues à des pruniers ; comme cela, les hommes auraient la paix !

« Et tous pourraient se réjouir ainsi que moi, en tapant sur des pots ! »

La fenêtre était toute grande ouverte, et un oiseau, excité par le tapage, chantait à plein gosier. Tchouan-Tse croyait entendre une voix qui le narguait, et il avait beau redoubler de bruit, malgré lui, par-dessus tout, il entendait cette voix :


« Ha ! ha ! (disait-elle) philosophe niais ! sous ta gaieté feinte ton cœur est crispé de désespoir.

« Tu avais en cage un ravissant colibri, qui croyait que c’était là tout l’univers, et que ta barbe grise était ce qu’il y avait de plus beau.

« Niais ! niais ! tu as voulu tenter ses ailes ; tu lui as montré la jeunesse du printemps et le ciel de l’amour.

« Ha ! ha ! il a pris son vol, l’oiseau qui faisait ta joie ; pleure maintenant, philosophe imbécile, pleure auprès de la cage vide ! »


— Est-ce donc l’âme de Céleste qui vient me railler ? s’écria Tchouan-Tse exaspéré.

Et il prit un tesson qu’il lança dans le feuillage. L’oiseau s’envola en jetant un cri moqueur, et il emporta, peut-être, avec lui, la raison du philosophe, qui continua à danser et à chanter, en tapant sur les potiches.