Fleurs d’Orient/Le tapis des Mille et une Nuits

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Armand Colin (p. 225-235).


LE TAPIS


DES MILLE ET UNE NUITS[1]




« Allahou Akbar ! Allahou Akbar ! Achadou an lâ ilâha’illâ llah ! »


Et tous les promeneurs de la rue du Caire[2] lèvent le nez et s’arrêtent, cherchant d’où leur tombe ce chant bizarre, nasillard et clair.


« Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand ! J’atteste qu’il n’y a pas de divinité autre que Dieu ! »

Mais c’est là-haut, cet homme pâle, à barbe noire, et coiffé d’un turban vert !

Au fait, nous sommes en pays musulman, et voilà l’heure où le muezzin chante l’Ezân, au sommet du minaret.


« Achadou enné Mouhammedan rasou-lou-llah ! Hayya ala s-salàti ! Hayya ala I-faiâh ! Allahou Akbar ! Lâ ilâha illâ’llah ! »


Toutes les bouches sont béantes, tous les yeux levés, tous les bras ballants, tandis que le muezzin, lentement, circule sur l’étroit balcon qui cerne, comme un collier, le haut de la tourelle, et qu’il chante vers l’orient, vers l’occident, vers le nord, vers le midi.


« J’atteste que Mahomet est l’envoyé de Dieu ! Venez à la prière ! Venez au salut ! Dieu est le plus grand ! il n’y a pas de divinité autre que Dieu ! »


Puis, brusquement, comme un diable dans une trappe, il rentre dans le minaret. Les promeneurs, légèrement ahuris, oscillent de nouveau et se remettent en marche, en se communiquant leurs impressions.

Il serait curieux d’entrer dans la mosquée (même si nous sommes obligés d’abandonner nos chaussures à la porte), afin de voir, sous le jour adouci par les vitraux, les fidèles, prosternés sur de petits tapis, récitant leur prière, le visage tourné vers la Mecque. (De la rue du Caire, pour être bien orienté, il faut regarder vers l’École militaire, dans la direction du Jardin des plantes.)

La porte de la mosquée est fort curieuse, elle est authentique, paraît-il, et date du xve siècle. Mais elle résiste à la poussée : elle est fermée, méchamment fermée, aux giaours. Après tout, c’est peut-être simplement parce que l’intérieur n’est pas terminé.

De cette place, la perspective est charmante ; la rue s’enfonce, irrégulière et anguleuse, avec ses maisons aux crépissages blancs ou bleuâtres, ses façades tout unies, moins de rares moulures aux cintres des portes, et dont les fenêtres sont masquées par la saillie de ces moucharabys de bois à jour, qui ressemblent si fort à nos vieux lits bretons, que l’on recherche aujourd’hui pour faire des bahuts et des buffets. Ces balcons fermés, ce sont les boudoirs des musulmanes ; de là elles peuvent tout voir et ne sont aperçues que confusément, comme des ombres gracieuses, assez pour faire rêver, trop peu pour être reconnues. Le rez-de-chaussée des maisons se creuse en alcôves voûtées, qui sont des boutiques, et, à les voir ornées de leurs brillants étalages, au milieu desquels un Arabe impassible est assis, les jambes croisées, on se croit transporté vraiment en Orient par le tapis magique des Mille et une Nuits :

« Il y avait autrefois, à Damas, un marchand de soies et de brocarts qui, par son industrie et son travail, avait amassé de grands biens ; il se nommait Abou-Aibou, et son fils fut surnommé : l’esclave d’amour »…

Le voilà, ce marchand, au milieu des molles écharpes, des soies lamées d’or et d’argent, des velours brodés, des riches costumes ornés de croissants et de palmes. Si nous avions le temps de l’écouter, il nous conterait de belles histoires. À côté de lui, des fabricants de babouches taillent et cousent le cuir, couleur de citron ou couleur de sang ; plus loin un potier tourne et modèle des gargoulettes poreuses, qui rafraîchiront l’eau ; un confiseur secoue dans un grand bassin de cuivre plein de sucre, des amandes qui deviennent dragées. — Des orfèvres, des parfumeurs, des tisserands, vont et viennent, dans la pénombre de leur boutique. Une femme voilée vend du tabac blond, en jetant à l’acheteur un regard timide et comme effaré.

Mais quel est ce chœur sauvage, mêlé de cris et de rires ? il sort par bouffées d’une haute porte voûtée qui conduit à l’écurie des fameux ânes blancs. — Est-ce que par hasard ces charmants quadrupèdes auraient organisé un concert ? — Non, ce ne sont pas eux, mais messieurs les âniers, d’assez indomptables petits personnages, qui descendent directement, à ce que l’on dit, des antiques Égyptiens. Vêtus de chemises bleues, coiffés d’une calotte, qui en a vu de toutes les couleurs, et pour cela n’en a plus aucune, accroupis sur leurs talons, ils forment un cercle et chantent, à l’unisson, ou à peu près. La mélodie est assez quelconque, mais la chanson est intéressante et doit flatter doucement les auditeurs à longues oreilles :

« C’est écrit ! c’est écrit ! l’ânesse de Balaam, l’âne qui porta Myriem et Issa quand ils s’enfuirent vers notre pays d’Égypte, celui que montait Issa lorsqu’il entra en triomphe dans El Oudous (Jérusalem), Yafour l’heureux baudet du Prophète, et aussi le chien des Sept-Dormants, ont été admis dans le paradis d’Allah.

« Mais écoutez ! écoutez comme il brait de colère, l’âne du Deddjal (l’Antéchrist). Et le veau d’or, entendez-vous comme il mugit de douleur, devant la porte fermée du paradis ? c’est qu’ils n’entreront pas, eux, et que, pour les chasser bien loin, Al Boraq, la divine cavale à tête de femme, leur envoie, en ruant, de la poussière dans les yeux. »

C’est tout à l’extrémité de la rue du Caire qu’est situé le café où l’on voit danser des Rakkasas égyptiennes, et tournoyer un derviche. Le bourdonnement du darbouka vous invite à entrer, et, au-dessus de la porte, vous pouvez lire, en français, que les deux étoiles, venues des bords du Nil, se nomment Ayoucha et Zénab.

À l’intérieur, les murs et le plafond sont revêtus de tapis, de jolies lanternes pendent çà et là, un divan règne autour de la salle. Sur l’estrade, brillamment décorée, les musiciens, rangés au fond, pincent ou frappent leurs instruments, d’un air rêveur et nonchalant.

Dès que vous êtes installés, un grand cafedjé, jeune et beau, vêtu d’une longue tunique jaune, vous met dans la main, sans soucoupe, une toute petite tasse, qu’il remplit d’un café tout sucré, un peu trouble, mais excellent.

Ayoucha se lève. Elle est assez grande, brune de peau ; d’une beauté fine et régulière. Elle a l’air grave et se tient très droite. Deux longues nattes lui caressent le dos ; à ses doigts tintent de vraies crotales antiques. Son costume n’est pas tout à fait ce qu’il devrait être : la pudeur européenne l’a un peu corrigé. S’il était exact, il se composerait d’une jupe serrée au-dessus des cuisses et d’une veste brodée, ne descendant pas tout à fait jusqu’à la taille et laissant tout le reste à nu. C’est la façon orientale de se décolleter.

Mais, ici, Ayoucha a dû remonter un peu sa jupe, et mettre sous sa veste une chemise de soie. À cet arrangement, si la pudeur y gagne, la danse, que nous connaissons sous le nom de « Danse du ventre », perd un peu de son intérêt, le principal personnage étant voilé.

Il faut bien le reconnaitre, cette danse, à notre point de vue, autant d’intention que de fait, est contraire à la décence. Je dis à notre point de vue, car la morale diffère avec le pays, et ce qui est crime ici est vertu là-bas. On sait que le seigneur Karageuz, qu’on n’a pas osé admettre à l’Exposition parce que, à sa seule apparition, avant qu’il eût fait un seul geste et dit un seul mot, il eut été traîné au violon, est, en pays musulman, le guignol des fillettes et des jeunes garçons, qui l’applaudissent et l’acclament.

Ayoucha est certainement une personne très forte dans son art, une danseuse de premier ordre ; c’est presque une acrobate. Les différentes parties de son corps, qui doivent se mouvoir successivement, sont absolument indépendantes les unes des autres, et leurs contractions localisées laissent le reste de la personne tout à fait immobile. En dépit de l’exécution parfaite et de l’harmonie rythmique des mouvements, nous ne pouvons trouver cet exercice-là ni joli, ni gracieux. Cette mince créature, dont le cou, la poitrine, le ventre, se gonflent et s’agitent, fait irrésistiblement penser à un serpent dont la digestion est difficile parce qu’il a avalé une proie trop grosse.

Quand Ayoucha se rassied, Zénab s’avance, une gargoulette sur la tête. Elle va, vient, balance ses hanches, tourne, s’agenouille. Mais, en somme, elle est timide : elle devrait s’étendre tout de son long sur le sol, et se relever, sans que la gargoulette, emplie d’eau, en laisse échapper une goutte.

Voici venir le derviche, vêtu d’une ample jupe de fustanelle blanche, toute plissée, d’un corsage à manches étroites, et coiffé d’un bonnet de feutre qui ressemble à un pot à fleurs renversé.

Les derviches, dont le nom signifie mendiants, forment une secte religieuse, fort libérale, aux principes faciles, et qui est très aimée du peuple, en général. Ils habitent des couvents, et ils y donnent fréquemment des séances pieuses, dans lesquelles ils tournent ou hurlent, jusqu’à affolement complet.

Celui-ci est tourneur. Le voici qui étend les bras, couche sa tête sur une épaule et se met à tourner sur lui-même, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à une rapidité de toupie. Il ne s’arrête que lorsqu’il a atteint l’étourdissement extatique qui plaît à Dieu.

Pour nous, ce tournoiement insensé nous a donné un peu de vertige. Afin de nous remettre, nous allons reprendre le tapis des Mille et une Nuits, ou plutôt le chemin de fer Decauville, qui, en moins de cinq minutes, nous mènera du Caire à Tunis. Là nous verrons les almées, les Oued-Naïls et les danseuses noires.


  1. Souvenir de l’exposition universelle de 1889, à Paris.
  2. La rue du Caire était une des artères les plus fréquentées et les plus curieuses de l’Exposition.