Fleurs d’Orient/Les quatre sages de l’Arabie

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Armand Colin (p. 105-114).


LES


QUATRE SAGES DE L’ARABIE




Au temps où les tribus, libres et vagabondes, dressaient leurs tentes sur les sables dorés de l’Arabie, les filles sauvages du désert étaient fières et intrépides, douces et tendres cependant, estimées et adorées des hommes ; elles étaient leurs égales, et jouissaient des mêmes droits qu’eux. Ainsi il leur était permis de répudier leur époux, et il suffisait à la femme, pour faire entendre à son mari qu’il était libre, de changer l’orientation de la tente conjugale. Lorsqu’il s’en approchait le soir, ne trouvant plus l’entrée à la place accoutumée, il comprenait qu’il ne lui était plus permis de franchir le seuil, et il s’éloignait sans demander d’explications.

Ces femmes savaient défendre leur vertu et elles estimaient que c’était le plus précieux de leur bien. Souvent elles préféraient la mort au déshonneur ; témoin cette illustre Fatimé, qui, faite prisonnière, se jeta la tête la première, du haut de la chamelle qu’elle montait, et se tua ainsi, pour échapper à l’amour de son vainqueur.

Bien souvent ces belles Arabes étaient poètes ; c’étaient elles qui racontaient les combats fameux, les aventures glorieuses, chantaient les louanges des héros, accablaient les lâches de leur mépris ; car, pour elles, le courage était la plus belle vertu de l’homme, et, loin d’amollir leur audace par de tendres inquiétudes, d’apaiser leur colère et leur ardeur guerrière, elles les encourageaient, les poussaient au combat, les enflammaient.

On rapporte qu’un jour les filles, renommées pour leur beauté, d’un vieux guerrier nommé Find, voyant dans une rencontre les hommes de leur tribu faiblir et hésiter, arrachèrent brusquement leurs voiles, avec une sublime impudeur, et se jetèrent, demi-nues, au milieu des combattants.

— Ne fuyez pas, guerriers, leur crièrent-elles, car nous vous fuirions comme des êtres vils et indignes d’amour.

Précipitez-vous sur l’ennemi et triomphez, habillez-vous de cette bataille, comme d’un vêtement de sang et d’or.

Alors ce sera dans nos bras que vous vous reposerez de la victoire.

Les guerriers, enthousiasmés, reprirent le combat, et la tribu fut victorieuse.

Dans ces temps, on n’écrivait pas encore, et la tradition orale transmettait, d’une génération à l’autre, l’histoire des héros et les chants des poètes. Aussi, bien des œuvres ont disparu ; bien des noms se sont perdus dans l’oubli ; quelquefois, au contraire, les noms seuls sont restés dans les mémoires.

C’est ce qui a lieu, en partie, pour ces quatre femmes qui furent assez célèbres pour mériter le titre des Quatre Sages de l’Arabie ; leurs noms sont encore fameux aujourd’hui, mais on sait, en somme, peu de chose sur elles. L’une se nommait Sohr, fille de Lokman, l’autre Djouma, fille de Djadis, la troisième Amra, fille d’Amir le Juste, la dernière Hind, fille de Khous. De Djouma et de Sohr on ne sait rien, si ce n’est qu’elles possédaient une haute intelligence, une grande sagesse, et que la justesse de leur jugement leur valait l’admiration générale.

Sur Amra on raconte une anecdote curieuse : son père était juge et chef suprême de sa tribu. Des points les plus reculés de l’Arabie on venait vers lui, pour soumettre à son expérience et à sa sagesse les questions difficiles. Il jugea longtemps avec la plus parfaite équité, mais l’âge vint affaiblir la lucidité de son esprit, et il lui arriva quelquefois de décider injustement.

Un jour Amra, qui de derrière un rideau écoutait toujours la discussion des affaires, dit à son père :

— Vous vous êtes trompé aujourd’hui ; la sentence que vous avez prononcée est injuste.

— Tu as raison, ma fille, dit le vieillard après avoir réfléchi quelques instants ; des brouillards obscurcissent mon cerveau, ma pensée m’échappe par instants, comme dans un demi-sommeil : aussi, reste toujours attentive, lorsque je jugerai, et quand tu t’apercevras des défaillances de mon esprit, frappe, pour m’avertir, un coup de bâton sur le sol.

Depuis ce jour, lorsque Amir entendait le coup frappé par sa fille, il redoublait d’attention et il ne se trompa plus dans ses jugements.

De cette aventure est né ce proverbe :

« L’homme le plus savant ne doit pas se croire infaillible : ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on frappe du bâton pour avertir le sage. »

Hind, fille de Khous, est la plus illustre des quatre, et beaucoup de ses pensées ont été conservées par la tradition.

Elle était douée, paraît-il, d’une sûreté de coup d’œil extraordinaire. Sa vue portait jusqu’aux limites de l’horizon, et, d’un seul regard, elle embrassait une scène dans ses plus minces détails.

Un jour, elle était assise sur le sable, devant sa tente, au milieu d’un groupe de jeunes filles ; elle jouait avec une colombe familière perchée sur son poing. Tout à coup, une troupe d’oiseaux passe, très haut dans le ciel, au-dessus des jeunes filles. Hind lève les yeux et soudain improvise ces vers :


Que n’ai-je ces colombes,
Plus la moitié de leur nombre ;
Avec la colombe qui roucoule ici
Cela nous ferait cent colombes.


Les oiseaux s’abattirent à peu de distance, près d’une flaque d’eau où ils venaient boire. On s’approcha d’eux, sans bruit, et on les compta, ils étaient soixante-six. Soixante-six plus trente-trois, plus un, font cent ; un seul regard avait suffi à Hind pour compter ces oiseaux et reconnaître leur espèce.

Son esprit n’était pas moins lucide ni moins prompt que son coup d’œil, et elle répondait sans hésiter à toutes les questions qu’on lui posait.

— Quel est, à ton avis, l’homme le plus digne d’estime ? lui demande-t-on un jour.

— C’est, répondit Hind, l’homme beau de visage, bien fait de corps, à la jambe haute et fine, au col fier, à l’allure légère et vive, l’homme intelligent et généreux qui se charge avec plaisir des intérêts des autres, à qui l’on demande et qui ne demande jamais, dont la table est ouverte à tous et qui ne court jamais à celle des autres, qui ramène la paix parmi ses frères et ne suscite jamais de querelle.

— Et quel est le pire des hommes ?

— C’est l’homme sans barbe, court, ramassé, à la démarche lourde, le dormeur insatiable qui se repose sur les autres du soin de ses affaires, dont le bras est sans forces, mais qui lève toujours le fouet sur les inférieurs, l’homme sans morale, inutile et désœuvré, celui que nul n’écoute, auquel nul obéit.

— Et quelle est, d’après toi, la femme la plus désirable ?

— C’est la femme à la peau claire et transparente, à l’haleine parfumée ; celle qui ne dépasse jamais le devant de sa porte, qui est attentive à tenir tous ses vases garnis de provision, soigne son ménage et sait, lorsqu’il le faut, mettre de l’eau dans son lait et gouverner les économies de la famille ; mais la meilleure de toutes, c’est celle qui tient un fils sur son bras, dont un fils suit les pas, et qui porte un troisième fils dans son sein.

— Et la plus détestable femme ?

— C’est la femme maigre et débile, au teint sombre, à la voix haute et criarde, qui en marchant fait vent et poussière, qui tient une fille par la main et n’est jamais grosse que d’une fille ; c’est celle enfin qui, priée de parler se tait, et priée de se taire, parle.

Cette sagesse pratique, qui était un des plus grands mérites de Hind, n’excluait pas chez elle la rêverie et une poésie plus douce ; elle aimait la nature, l’espace, la sauvage majesté du désert.

— Rien n’est plus beau, s’écriait-elle, que d’apercevoir au loin, sur les hauteurs, une tribu en marche, dont les tentes ployées, les hommes et les chameaux, se profilent sur le ciel, empourpré par le couchant !

On possède d’elle des réflexions morales, des maximes et des poésies descriptives, dont le style nerveux et coloré est des plus remarquables.

C’est à une femme encore que revient la gloire d’avoir affranchi sa tribu de l’infâme droit du seigneur, qu’un tyran avait su lui imposer.

Ofaira, surnommée la Rétive, noble enfant de la tribu des Djadis, fut, selon la coutume, livrée, le soir de ses noces, à Imlyk, qui gouvernait en roi les descendants de Djadis. La jeune fiancée, folle de colère et de désespoir, s’enfuit de la tente royale, et toute en larmes, échevelée, parcourut la tribu en criant d’une voix indignée :

— Ah ! fils de Djadis, dans quel avilissement êtes-vous tombés ! Est-ce bien possible ? vous supportez, sans mourir de rage, qu’on outrage ainsi vos fiancées, vos épouses ! et vous êtes des hommes, et plus nombreux que les fourmis ! Ah ! vous n’êtes plus dignes de vivre, si vous ne préférez pas mille fois la mort à cette soumission infâme. Non, vous n’êtes plus des hommes ! allez vous faire parfumer, endossez des habits de femmes, noircissez-vous les yeux de Kh’ol et ravaudez des hardes. Que n’êtes-vous en effet des femmes, et que ne sommes-nous des hommes ! nous vous apprendrions votre devoir ; mais, sachez-le, nous n’éprouvons que du mépris et du dégoût pour ceux qui ne savent pas lever orgueilleusement la tête et nous défendre.

Cette noble colère éveilla un écho dans l’âme ulcérée des Djadis ; le frère et le fiancé d’Ofaira se mirent à la tête d’un complot : on attira Imlyk dans un piège, et il fut massacré avec tous ses courtisans.