Fleurs d’Orient/Une favorite du Fils du Ciel

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Armand Colin (p. 315-347).


UNE


FAVORITE DU FILS DU CIEL




À Gabriel Deveria.


I


On avait établi le camp aux pieds de la Grande-Muraille de Chine, cette prodigieuse folie de six cents lieues de long, œuvre d’un empereur qui s’est illustré par le plus monstrueux des crimes : l’incendie des livres.

L’armée qui campait là était une armée victorieuse. Elle revenait des confins de la Perse, où elle avait écrasé les guerriers de Kachgar, d’Aksou, de Yarkand, et soumis jusqu’aux sauvages hordes Kirghiz.

L’œuvre de la guerre était accomplie, le butin partagé, les prisonniers égorgés, hormis les plus illustres, amenés captifs pour servir au triomphe du vainqueur. Plus de dangers : les douceurs de la paix et les vanités de la gloire.

Le général Tchao-Hoeï, commandant de cette armée, s’était arrêté à dix lieues de Pékin, près d’un torrent, dont la course bruyante animait le site, et, à l’ombre de la géante muraille, qui enjambe les montagnes et barre les vallées, il avait élevé un autel et dressé une tente magnifique.

C’est qu’un honneur insigne était réservé au général, une faveur qui allait l’illustrer à tout jamais et devant laquelle le souvenir même de ses fatigues, misères et blessures, s’effacerait de sa mémoire, comme un léger brouillard au soleil de midi : le maître de l’Empire-Unique, celui qu’on ne nomme qu’en tremblant, le Fils du Ciel lui-même, de sa main divine, lui servirait une tasse de thé.

Pour cela, l’empereur venait tout exprès de Pékin : ainsi le voulaient des rites anciens, ressuscités, en l’honneur du chef vainqueur, par l’illustre et glorieux Khien-Long.

Au centre du camp, circulairement entouré d’un mur de toile, la tente du chef est placée ; très simple, meublée seulement de quelques sièges, de peaux de bêtes jetées sur le sol, et d’un arbuste en fleurs, dans une cuve de porcelaine.

D’instant en instant arrivent par escouades, au galop de leurs chevaux, des hérauts qui portent un long bâton jaune, sur lequel est gravé un caractère qui signifie : « Avertissement ». Ils annoncent que le cortège impérial approche.

Tchao-Hoeï, assis devant sa tente, les mains sur les genoux, le cœur palpitant sous sa cotte de mailles d’or, le front contracté sous les riches aigrettes de son casque, compte les minutes qui passent. Tout le camp est silencieux, l’esprit suspendu à cet événement qu’on attend. À chaque moment, des cavaliers gravissent d’un élan les pentes qui conduisent au faîte de la Grande-Muraille — sur laquelle six d’entre eux pourraient galoper de front — et ils interrogent des yeux le lointain. Bientôt, sans doute, les éclaireurs vont apparaître au détour de la passe de Tcha-Tao.

Les regards du général, cependant, ne sont pas aussi enchaînés au dehors qu’ils devraient l’être : quelque chose, dans l’intérieur de la tente, semble les attirer invinciblement, les distraire de leur attente fébrile.

Ce qui l’attire, c’est un adolescent, affaissé dans un coin sur une peau d’ours, et qui paraît absolument étranger à l’émotion générale. Il est d’une beauté surprenante, des yeux d’enfant, une chair de fleur ; mais un pli de souffrance au coin des lèvres délicates, trop de pâleur et trop de tristesse. Sa tête est à demi rasée, selon la mode tartare, et une longue natte noire tombe de sa nuque et miroite dans les poils fauves de la peau d’ours.

Le général enveloppe d’un regard plein de tendresse le triste jeune homme, et des soupirs contenus font grincer le métal de l’habit guerrier sur la poitrine du vieux chef. Il ne se trompe pas : ces beaux yeux qu’il contemple ont un éclat étrange, une scintillation de diamant qui n’est pas naturelle.

— Tu pleures, Ominah ? dit-il tout à coup.

L’adolescent relève brusquement la frange rayonnante de ses longs cils mouillés.

— Général, dit-il, où est mon père ?

— Chut ! enfant, parle plus bas. Ton père, l’infortuné bey de Kachgar, ne figurera pas au triomphe de l’empereur. Par amour pour toi, j’ai trahi mes devoirs, je l’ai fait passer pour mort, puis j’ai favorisé sa fuite. Il reverra sa patrie.

— Qu’Allah te rende au centuple tous ces bienfaits !

— Si tu voulais sourire un peu, je serais largement récompensé.

— Sourire ! s’écrie le jeune homme avec une amère torsion des lèvres ; j’ai froid au cœur : d’affreux pressentiments m’oppressent.

À ce moment, des cris éclatent au dehors. Les trompettes font entendre une fanfare, et les gongs vibrent, à travers les roulements des tambours. Le cortège impérial est en vue.

Un nuage de poussière, traversé de lueurs, s’avance dans la plaine, et l’on voit bientôt paraître les mules, caparaçonnées de soie jaune, qui portent le thé du Fils du Ciel. Elles vont d’un pas vif, sous leur légère charge qui parfume l’air autour d’elles.

Plus loin, apparaît un trône vide, tout en or, qui oscille sur les épaules de nombreux esclaves vêtus de satin rouge. Puis s’avance un escadron d’archers, à l’air fier et intrépide, montés sur d’élégants chevaux à la tête fine. Ils sont vêtus de vestes blanches, cernées de larges bandes sombres, de robes de peaux crânement relevées des coins et découvrant des bottes de velours noir. Ils portent en bandoulière le carquois hérissé de flèches, ainsi que l’arc verni, engagé dans un demi-étui de cuir frappé.

En vestes bleues et jaunes, les lanciers viennent ensuite, leur longue lance en travers du dos, le fer en bas, protégé par une gaine.

Quand ils sont passés, des hommes, échelonnés au bord du chemin, jettent des pelletées de sable fin sur le sol, et aussitôt s’avance, les rideaux fermés, soutenu par seize porteurs, le palanquin jaune de l’empereur. Deux cavaliers, hauts dignitaires de la cour, marchent à droite et à gauche, et, derrière le palanquin, caracole la superbe cohorte des princes du sang, dont les chevaux sont bridés et sellés de velours violet, et qui portent une lance à laquelle pend une queue de léopard.

Des chars magnifiques, de formes élégantes, tendus de soie jaune richement brodée, traînés chacun par deux belles mules blondes, caparaçonnées d’étoffes jaunes et or, avec tout leur harnachement doré, viennent ensuite. Ces voitures, soigneusement closes, cachent les femmes préférées que l’empereur a choisies pour le suivre dans son voyage.

D’autres voitures, vertes, bleues ou rouges, terminent le cortège, et d’entre leurs rideaux flottants d’étranges clameurs s’échappent : aboiements aigus, miaulements d’effroi, jolis pépiements d’oiseaux. Les eunuques du palais occupent ces voitures, et gardent, avec grand souci, les chiens rares au nez aplati, les chats blancs aux yeux bleus et les cages d’alouettes chanteuses, dont les princesses n’ont pas voulu se séparer.

Le canon tonne, les gongs et les trompettes de cuivre vibrent avec un éclat terrible.

L’empereur descend de son palanquin. Il apparaît, très simple, dans une robe de satin bleu foncé, et tous les assistants se prosternent, touchant la terre du front. Tchao-Hoeï se jette aux pieds de Khien-Long ; mais ce dernier le relève et lui dit avec un sourire affable :

— L’empire et l’empereur te remercient de tes bons services.

Et, refusant d’entrer sous la tente qu’on lui a préparée, il veut se rendre à celle du général, tout confus de cet honneur.

Il n’est pas seulement confus d’une gloire trop haute, l’illustre guerrier, le héros de ce jour ; c’est un autre sentiment dont la secousse lui empourpre soudain le visage : ce jeune captif, qu’il voudrait dérober à tous les yeux, il est dans la tente vers laquelle on se dirige, et on ne peut l’avertir de se retirer. Pourvu que le maître ne pénètre pas la ruse de ce déguisement !

Déjà l’empereur atteint l’entrée ; il s’enfonce sous l’ombre des étoffes, s’assied sur un banc recouvert d’une peau d’ours.

Les serviteurs s’empressent d’apporter tous les ustensiles nécessaires à la préparation du thé, et, tandis que, dans la bouilloire d’or posée sur des braises, la neige fondue fume et frémit, Khien-Long, écoutant distraitement les compliments distraits de son chef d’armée, laisse ses regards errer autour de lui. Dès qu’ils rencontrent le beau visage d’Ominah, ils deviennent attentifs, s’y arrêtent avec une surprise charmée, ne s’en détachent plus.

Le général balbutie, s’embrouille, ne sait ce qu’il dit ; mais l’empereur ne l’écoute pas et, brusquement, l’interrompt :

— Celui-ci, qui est-ce ?

— Un jeune eunuque à mon service et que j’aime comme s’il était mon fils, répond Tchao, qui de rouge est devenu blême.

Un imperceptible sourire étire les lèvres du maître, qui, cependant, n’objecte rien. Bientôt il présente au général la tasse odorante, d’où la vapeur du thé s’élève en légers nuages.

La tasse tremble dans la main du guerrier. Le thé bouillant déborde sur ses doigts, le brûle cruellement, tandis que, par flatterie, il s’efforce de réciter les vers fameux que l’empereur lui-même a composés sur sa boisson favorite :


« Au-dessus de la braise ardente, posez un vase à trois pieds dont la couleur indique de longs services. Que la neige fondue l’emplisse d’une eau limpide, et qu’on la laisse chauffer jusqu’au degré qui suffit pour blanchir le poisson et rougir le crabe.

« Dans la tasse, faite de terre de Yué, sur les feuilles d’un thé délicat, qu’elle soit versée aussitôt, cette eau, et laissée en repos jusqu’au moment où les vapeurs, qui s’élèvent d’abord en épais nuages, ne soient plus qu’un léger voile de brouillard.

« Humez alors, sans précipitation, cette liqueur délicieuse, et vous travaillerez à écarter les cinq sujets d’inquiétude qui viennent d’ordinaire nous assaillir.

« On peut savourer l’arome exquis, on peut respirer le subtil parfum, mais qui donc pourrait exprimer la douce quiétude que l’on doit à ce breuvage incomparable[1] ? »


Mais la mémoire manque au général : il fausse le rythme, se perd, recommence.

L’auteur ne sourcille pas, n’entend rien ; son lourd regard pèse toujours sur Ominah, qui se tient debout au fond de la tente, les yeux baissés, divinement beau, et pâle comme l’albâtre.


II


Khien-Long est revenu dans sa capitale.

Le jour même de l’entrée triomphale de l’empereur, Ominah a été inscrit au nombre des eunuques du palais impérial. Mais il habite seul, inoccupé, entouré d’égards, tandis que les joailliers de la cour se hâtent de graver, en or sur une plaque de jade, un nom que l’empereur lui-même a choisi : Rêve-Céleste.

Dès le premier regard, en même temps que l’émotion d’une passion naissante caressait son cœur, Khien-Long a reconnu qu’Ominah était une femme. Et c’est à la place d’honneur, parmi le nom de ses épouses, dans le pavillon appelé Kiao-Taï-Kien, qui est comme une chapelle d’amour, que l’on va suspendre la plaque de jade si finement travaillée.

Il est très particulier ce pavillon, à la riche architecture. Sous sa toiture double, dont les angles se relèvent comme des pointes d’ailes, il ne contient rien de plus que des noms de femmes, inscrits sur des tablettes de jade et suspendus aux murailles. Des noms, des surnoms plutôt et tels que ceux-ci : Ombre des Pins, Reine des Pivoines, Source d’Argent, Parfum des Lotus, Génie du Bonheur, Cyprès d’Élégance…

Ce sont là comme les pages du livre de l’amour, lu et relu, selon l’impériale fantaisie de l’amant, qui, chaque jour, le feuillette. Le chef des eunuques est le desservant de ce temple ; il y vient, vers le soir, parcourt la galerie, lisant les noms des bien-aimées, et, quand il voit une des plaques de jade retournée, il s’arrête : il sait l’ordre suprême. C’est ainsi que s’exprime le choix du maître.

Devant le palais habité par l’élue, le chef des eunuques fait aussitôt suspendre une lanterne rouge. La femme est ainsi avertie de l’honneur qui lui échoit. À la nuit close, deux eunuques viennent la chercher.

Elle ne doit avoir aucune autre parure, aucun autre vêtement que sa beauté. L’un des eunuques l’enveloppe dans un ample manteau de satin rouge, l’autre la prend sur son dos, l’emporte dans l’appartement du Fils du Ciel.


III


Khien-Long était follement épris de cette captive musulmane, si cruellement ravie par lui au victorieux guerrier, qui en séchait de chagrin. Il la trouvait plus belle qu’aucune des femmes de son palais, et belle d’une beauté si différente !

Tout d’abord, dans l’ivresse des premiers jours, l’empereur avait été heureux jusqu’au délire. La jeune fille, vaincue et résignée, ne résistait pas. Elle était pénétrée de son impuissance et de l’inutilité de tout effort. Mais bientôt il reconnut qu’il ne serrait dans ses bras qu’une esclave inerte, dont le cœur, peut-être, se crispait de haine, tandis qu’il frémissait de bonheur à l’écouter battre.

Cette pensée attrista son amour, sans le diminuer en rien, et il fit tous ses efforts pour apprivoiser ce cœur farouche, pour faire naître un éclair de joie dans ces yeux splendides, mais toujours sombres et désolés. C’était en vain : l’exilée ne rêvait que de sa patrie perdue ; son âme était comme absente de son corps. Cependant, l’empereur ne renonçait pas à la conquête de cette captive adorée, qui ne voyait en lui qu’un tyran inévitable.

Un jour, Ominah errait tristement dans les jardins du palais, songeant à d’autres jardins, moins beaux sans doute, mais où elle n’était pas prisonnière.

Au bout de l’allée ombreuse, elle vit paraître le Fils du Ciel. Craignant de s’être avancée hors des limites permises, elle voulut se retirer ; de loin, il lui sourit, la retint d’un geste : c’était elle qu’il cherchait.

Il la prit par la main, et la conduisit sur le versant occidental de la montagne enfermée dans l’enceinte du palais.

Là, au milieu d’un bouquet d’arbres, dans un parterre des fleurs les plus rares, s’élevait un ravissant pavillon, nouvellement construit, orné de colonnettes de jaspe et de lapis, ramagé de sculptures, le toit chargé de chimères d’or.

Avec une sorte de hâte émue, l’empereur gravit les marches, entre les balustrades de laque pourpre, entraîna la jeune fille dans l’intérieur du pavillon.

Ominah, jusque-là insensible, laissa échapper un cri de surprise : autour d’elle, tout ce qui meublait et décorait la chambre lui rappelait les demeures de son pays ; mais tout était plus splendide que ce qu’elle avait vu jamais. Malgré elle, elle s’ébahissait de la rareté et du prix de chaque objet. La lampe de mosquée, en verre émaillé, qui pendait du plafond était une vraie merveille, et sur le large divan entourant la salle, jetés à profusion, ces tapis brodés d’or et d’argent, étaient-ce bien les antiques et inestimables chefs-d’œuvre, si recherchés, que les rois seuls les possédaient ?… Elle ne pouvait se retenir de les palper, de chercher à leur angle la marque des artistes de Mesched. Puis elle s’enfonça dans une rêverie, sa pensée parcourut l’espace qui la séparait de sa patrie, et, de nouveau, le chagrin pesa sur son cœur, vint submerger cette minute d’illusion. L’empereur avait soulevé le châssis d’une fenêtre.

— Viens, ma bien-aimée, dit-il, regarde. Du lieu où nous sommes, le point de vue mérite, vraiment, d’être admiré.

— À quoi bon ? dit Ominah, affaissée sur le divan ; ce que je verrai là n’est pas ce que je désire voir.

— Qu’en sais-tu ?

Et, avec une douce violence, il l’entraîna vers la fenêtre. Cette fois, la belle musulmane resta muette, les yeux élargis de stupeur.

Est-ce bien possible ?… Cette ogive géante, dont le marbre blanc, fouillé d’arabesques rehaussées d’or et d’azur, resplendit aux rayons obliques du soleil couchant, c’est le portail de la mosquée de Kachgar !… Sur la place, voilà bien la fontaine des ablutions, à l’ombre du grand figuier, et, plus loin, le bazar, les maisons aux toitures de faïence noire et verte, les cours, les terrasses, les petites rues étroites et tortueuses de la ville natale !

— Est-ce un rêve, un mirage ? murmure Ominah, qui ne peut rassasier ses yeux d’un tel spectacle.

— Tout est réel, dit l’empereur. Des milliers d’ouvriers ont travaillé nuit et jour, d’après mes ordres, pour édifier ce tableau, que je pensais devoir te plaire. Que ne ferais-je pas pour te voir sourire, pour effacer de tes yeux cette tristesse qui me désole ? Ai-je réussi aujourd’hui à te contenter ? Je ne le crois pas. Je suis parvenu à t’étonner, mais je n’ai pu toucher ton cœur, qui n’a pas eu pour moi le moindre élan de gratitude.

— Votre bonté me rend confuse, et j’en suis indigne, dit Ominah. Certes, j’admire le prodige de cet ouvrage ; mais, tel que le portrait inerte d’un absent trop cher, il ne peut que raviver les regrets de la séparation. Ces demeures sont vides, ces rues désertes ; aucun fidèle ne franchit le seuil de la sainte maison. Jamais plus, hélas ! je n’entendrai notre saint prêtre chanter, comme autrefois, l’hymne du soir !…

À ce moment, une voix sonore éclata dans le silence :

Allahou Akbar ! Allahou Akbar ! Achadou an là ilâha illâ llah !

Toute frémissante, la jeune fille se penche à la fenêtre. Sur la terrasse de la mosquée l’akhoum est là, les bras au ciel, appelant à pleine voix les musulmans à la prière. Et, hors des maisons, le long des rues, sur la place ensoleillée, les fils du Prophète se hâtent vers la mosquée, disparaissent sous la pénombre de la sainte porte.

Achadou enne, Mouhammedan rasouloullah !

Cette fois, Ominah est vaincue : un sanglot jaillit de sa poitrine ; mais c’est sur le cœur de l’amant qu’elle pleure, de l’amant enivré, qui boit ces larmes avec délices.


IV


Chaque jour, à l’heure de la prière, la jeune musulmane venait maintenant dans ce pavillon, s’agenouillait à la voix de l’akhoum et priait avec ferveur. Puis longuement, elle laissait errer ses regards, par-dessus le mur rouge à crête de faïence jaune de la ville impériale, sur cette cité créée pour elle, si douce à son cœur.

Une animation continuelle y régnait. Les artisans s’occupaient à leurs métiers. On tissait des étoffes, on découpait le cuir, on le teignait en bleu ou en pourpre, on brodait des tapis, on ciselait des bijoux. Des femmes voilées, par troupe, se rendaient aux bains. Ominah les entendait jacasser et rire. Elles étaient donc heureuses, ne regrettaient rien ?…

Tout ce peuple était formé des prisonniers de guerre, et la jeune fille se disait que c’était par amour pour elle, que l’empereur les laissait vivre ainsi, presque libres, selon leurs mœurs, au lieu de les contraindre à de pénibles et humiliants travaux, sous le fouet de geôliers cruels. Elle devait donc remercier Allah, être heureuse de cette passion inspirée au maître, qui avait été pour elle un surcroît de douleur mais dont les effets bienfaisants adoucissaient la captivité des siens.

D’ailleurs, en dépit d’elle-même, sa haine faiblissait, devant cet amour si constant et si attentif. Le mouvement qui l’avait jetée dans les bras de l’empereur venait d’un élan d’émotion sincère, et, depuis, un peu d’orgueil s’éveillait en elle d’être aimée ainsi, de régner si souverainement sur le cœur de celui devant qui tant de millions d’hommes tremblaient.

Elle souriait quelquefois à présent, faisait vibrer les cordes du rébab et chantait, sans trop de tristesse, des airs qui avaient bercé son enfance. Ou bien, couchée indolemment sur le divan, elle soufflait du bout des lèvres la fumée du narguilé et, prise d’un trouble étrange, d’une tendre langueur, elle n’osait s’avouer qu’elle attendait, avec une sorte de fièvre, l’heure qui la rapprocherait de l’amant, qu’absent même il était près d’elle, qu’elle allait l’aimer, que, peut-être déjà, elle l’aimait !… Et les flocons de fumée bleue lentement, par la fenêtre, emportaient sa rêverie.

Un soir qu’elle venait de se prosterner, en voyant paraître l’akhoum sur la terrasse de la mosquée, elle se releva vivement. Ce que chantait le prêtre, ce n’était pas la formule accoutumée, l’appel à la prière. Sa voix sévère disait d’autres paroles. Ominah écoutait, tremblante ; c’était à elle, sans doute, qu’il les adressait.

— Ah ! quel spectacle lorsque, par la main des braves, les anges ôtent la vie aux infidèles, les frappent au visage et aux reins, en leur criant :

« Allez, chiens ! allez goûter au supplice du feu »

La jeune fille, épouvantée, se rejeta en arrière ; mais la voix irritée se fit plus haute, la poursuivit :

— Eh ! qu’importe, si vous mourez en frappant les ennemis de Dieu ? Le sentier du devoir mène au paradis, et la récompense sera digne de l’œuvre.

Ominah ferma la fenêtre et se jeta, défaillante et tout en larmes, sur le divan. Quoi ! à tant de bienfaits il fallait répondre par la trahison ?… Un meurtre ! C’est cela qu’on voulait d’elle ! Non, non ; maintenant que son cœur s’était ému, que sa haine pour un vainqueur aussi généreux s’était éteinte, elle ne voulait même pas penser à un tel crime.

Mais, chaque jour, au lieu de crier la prière, le prêtre lui jetait des imprécations et des reproches de plus en plus véhéments. Il lui rappelait les guerriers égorgés, les nobles princes de sa race traînés, la corde au cou, au triomphe du vainqueur, son père à jamais séparé d’elle, son pays ravagé et humilié. Puis il la menaça des flammes de l’enfer : elle serait damnée, puisqu’elle était la favorite d’un ennemi de Dieu et qu’elle ne cherchait pas à s’arracher à cette honte, par n’importe quel moyen. Qui sait ? elle se complaisait dans l’ignominie, subissait l’amour du tyran, sans horreur, avec plaisir peut-être. Elle était l’opprobre de sa race !

Ominah s’affolait sous ces menaces et ces invectives.

Bientôt elle fut prête à tout pour y échapper. Mais que pouvait-elle ? C’était sans doute pour éviter toute tentative de crime, rage ou vengeance de femme jalouse, que les bien-aimées du maître lui étaient toujours portées dépouillées de tout vêtement. Où se procurer une arme ? et, l’ayant, comment la cacher ?

L’akhoum sembla répondre à la pensée de la jeune femme : il lui jeta un poignard, en lui faisant signe de le dissimuler dans ses cheveux.

Mais, le soir, sans mot dire, les eunuques dénouèrent et palpèrent l’épaisse chevelure, en firent tomber le poignard.

L’empereur, évidemment, savait tout. Bien souvent, tenant Ominah dans ses bras, penché sur elle, il la regardait avec une persistance étrange, comme s’il voulait lire jusqu’au fond de cette âme troublée. Il semblait aussi la contempler comme pour prendre congé d’elle, comme pour graver à jamais dans sa mémoire l’image de cette beauté dont il ne se rassasiait pas. Quelquefois pourtant la jeune femme, qui avait peine à soutenir l’intensité de ce regard, y voyait luire un éclat dur, terrible même : l’implacable vouloir de l’homme tout-puissant, accoutumé à tout dompter ou à tout briser. Palpitante, elle abaissait ses lourdes paupières, et, quand elle les relevait, de nouveau l’invincible tendresse noyait les yeux de l’amant.


V


Une nuit, dans la chambre de l’empereur, Ominah aperçut des ciseaux d’or, dont les pointes aiguisées brillaient. Ses yeux, comme fascinés, s’élargirent, arrêtés sur cette arme.

Khien-Long avait suivi ce regard, deviné la pensée criminelle, et la lame enfoncée dans sa chair ne lui eût certes pas fait aussi mal que cette certitude, pénétrant dans son esprit, qu’elle voulait le tuer. Un éclair sinistre avait jailli de ses prunelles, mais s’était éteint aussitôt, sous la montée brusque de quelques larmes, les seules qui aient jamais troublé l’éclat et l’orgueil de cet impérieux regard.

Vaincu par la haine invincible, le maître se jeta sur la couche, pour étouffer dans les coussins le sanglot qui lui crispait la gorge. Il était épouvanté de souffrir ainsi, de ne pas parvenir, malgré l’horrible effort, à arracher de lui cette passion qui l’amoindrissait. Et comme il la sentait mal domptée encore, en dépit de ce qu’il venait de surprendre, prête aux lâchetés du pardon !

Il s’était relevé sur un coude et regardait l’ennemie adorée, debout auprès du lit, si douloureusement belle, serrant pudiquement autour de ses flancs le satin pourpre d’où son corps, pâle comme le jade, émergeait à demi.

Non, aucun sentiment, jamais, n’avait approché de celui qu’elle lui inspirait. Les deux cents femmes de son harem ne lui avaient pas même fait pressentir qu’il fût possible. Celle-là lui révélait des sensations inconnues, faisait du dominateur impassible un homme tout frémissant d’amour et de fièvre, dont la volonté ployait devant un sourire, qu’un mot de tendresse eût rendu esclave. Et celle que, même rebelle, il aimait ainsi, il fallait la briser, la chasser de sa pensée, à jamais !

Avec une sorte de rugissement, où il y avait autant d’amour que de désespoir, il la saisit dans ses bras, l’étreignit, avec une violence folle, comme pour s’écraser le cœur, l’aspira de tout son souffle, afin de boire en une seule fois toute l’ivresse qu’elle pouvait donner.

Puis la frénésie de cette nuit, où pleurait un adieu suprême, s’alanguit dans un lourd accablement, qui submergea colère et rancune. Il n’était sûr de rien, en somme ; peut-être s’était-il mépris en attribuant une pensée homicide au regard de la captive. Rien ne prouvait qu’elle fût coupable.

Il ferait émousser la pointe des ciseaux d’or, arrêter les branches, par une virole qui les empêcherait de se fermer, et, demain, on les replacerait au même endroit.

S’il s’était trompé, s’il avait soupçonné injustement la bien-aimée, il pourrait donc encore souffrir de cet amour, dont la torture, il le savait bien, était le meilleur de sa vie !


VI


La 21e nuit de la 4e lune, les eunuques de service sortirent, un peu avant la troisième veille, de l’appartement de l’empereur. Ils emportaient à pas lents un corps inerte, enveloppé dans un manteau rouge, hors duquel pendait une tête livide, aux longs cheveux, le cou serré par un cordon de soie jaune.

Le lendemain, à l’aube, selon un antique usage, le chef des eunuques alla faire son rapport aux censeurs impériaux. Il leur présenta le registre sur lequel on marque le temps dérobé par l’empereur au soin des affaires et consacré à ses plaisirs.

Ils lurent ceci :

« Tablette de jade : Rêve-Céleste, retournée.

« Ominah, introduite chez l’empereur à la deuxième veille, sortie, morte, avant la troisième veille. »

— Morte ! s’écria un des censeurs.

Mais le plus ancien lui fit, de la main, signe de rester calme.

— Remarquez, dit-il, que Sa Majesté n’a pas, pour ses plaisirs, prélevé plus d’une heure sur son sommeil : les affaires de l’État ne sauraient en avoir souffert, et nous n’avons rien à dire.


Près du Palais impérial, à Pékin, dans le quartier appelé Hoei-Tzé-Ing, c’est-à-dire le Camp musulman, elle existe encore aujourd’hui, toute délabrée et croulante, la mosquée construite par ordre de Khien-Long, et copiée exactement sur celle de Kachgar. Là où chantait le muezzin, d’innombrables corbeaux croassent lugubrement, à l’heure où le soleil couchant empourpre le ciel.

Dans l’enceinte même du palais, sur la colline, le pavillon de la belle captive se dresse toujours, et semble regarder, de ses fenêtres béantes, par-dessus le mur rouge à crête jaune, la ville qui s’émiette et la mosquée à jamais déserte. On a suspendu la tablette de jade dans le pavillon, où les belles étoffes tombent en poussière. Tout à l’entour, les arbres et les broussailles se sont resserrés, formant un rempart autour du kiosque en ruines, que l’on respecte comme un tombeau.

Peut-être l’ombre de la morte y revient-elle, quelquefois, pour lire, à la lueur pâle de la lune, gravé dans le jade indestructible, le nom que l’impérial amant avait choisi pour elle : Rêve-Céleste !


  1. Cette poésie et quelques autres, traduites en français, valurent à l’empereur Khien-Long la fameuse épître de Voltaire :

    Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine.
    Ton trône est donc placé sur la double colline.

    . . . . . . . . . . . . . . . .

    On sait dans l’Occident que, malgré mes travers,
    J’ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.

    . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ô toi que, sur le trône, un feu céleste enflamme,
    Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris
    Est aussi difficile à Pékin qu’à Paris…