Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Troisième section/c

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De l'intérêt qui s'attache ses idées de la moralité.


Nous avons ramené en dernière analyse le concept déterminé de la moralité à l’idée de la liberté. Mais nous n’avons pu démontrer cette liberté, comme quel que chose de réel, même en nous et dans la nature humaine ; nous avons vu seulement que nous devons la supposer, dès que nous voulons concevoir un être raisonnable et ayant conscience de sa causalité dans ses actions, c’est-à-dire doué de volonté ; et c’est ainsi que nous sommes conduits à attribuer à tout être doué de raison et de volonté cette propriété de ne se déterminer à agir qu’en se supposant libre.

De la supposition de ces idées dérive la conscience d’une loi, qui nous commande d’agir de telle sorte que les principes subjectifs de nos actions, ou nos maximes, puissent être érigés en principes objectifs, c’est-à-dire universels, et former ainsi une législation qui nous soit propre, et qui en même temps soit universelle. Mais pourquoi donc dois-je me soumettre à ce principe, en ma qualité d’être raisonnable en général, ou pourquoi tous les êtres doués de raison y sont-ils soumis ? J’accorde qu’aucun intérêt ne m’y pousse y car alors ce ne serait plus un impératif catégorique ; mais il faut bien pourtant que j’y prenne un intérêt, et que je sache comment cela arrive. En effet le devoir, exprimé par cet impératif, est proprement le vouloir de tout être raisonnable, dont la raison pratique ne rencontrerait point d’obstacle ; mais, quand il s’agit d’êtres affectés aussi, comme nous, par des mobiles d’une autre espèce, c’est-à-dire par la sensibilité, et ne faisant pas toujours ce que ferait la raison, si elle était seule, la nécessité de l’action devient un devoir, et la nécessité subjective est distincte de la nécessité objective.

Il semble donc que nous ne fassions proprement que supposer la loi morale, c’est-à-dire le principe de l’autonomie de la volonté, en supposant l’idée de la liberté, et que nous ne puissions démontrer en elle-même la réalité et la nécessité objective de cette loi ou de ce principe. Il est vrai que nous aurions toujours gagné quelque chose de considérable, en déterminant du moins avec plus de précision, qu’on ne l’avait fait jusque-là, le véritable principe de la moralité, mais quant à sa valeur, quant à la nécessité pratique de nous y soumettre, nous ne serions pas plus avancés de ce côté. Car nous ne saurions faire une réponse satisfaisante à celui qui nous demanderait pourquoi donc l’universalité d’une maxime érigée en loi doit être la condition restrictive de nos actions, sur quoi nous fondons la valeur que nous attribuons à cette manière d’agir, cette valeur si grande, qu’il ne peut y avoir d’intérêt plus élevé, et comment c’est par là seulement que l’homme croit sentir sa valeur personnelle, au prix de laquelle il compte pour rien celle d’un état agréable ou pénible.

Nous trouvons bien, à la vérité, que nous pouvons attacher un certain intérêt à une qualité personnelle, où l’intérêt de notre état n’entre pour rien, mais qui nous donnerait des titres au bonheur, si la raison était chargée de le dispenser ; c’est-à-dire que cette seule qualité d’être digne du bonheur peut nous intéresser par elle-même, indépendamment de l’espoir de participer à ce bonheur. Mais ce jugement n’est en réalité que l’effet de l’importance même que nous attribuons déjà aux lois morales (en nous détachant par l’idée de la liberté de tout intérêt empirique), et nous ne pouvons voir encore par là pourquoi nous devons nous dégager de tout intérêt de ce genre, c’est-à-dire nous supposer libres dans nos actions, et en même temps nous regarder comme soumis à certaines lois, pour trouver dans notre personne une valeur propre à compenser la perte de tout ce qui peut donner du prix à notre état, comment cela est possible, et, par conséquent, d’où vient que la loi morale oblige.

Il y a ici, il faut l’avouer franchement, une espèce de cercle, d’où il semble qu’il soit impossible de sortir. Nous nous supposons libres dans l’ordre des causes efficientes, afin de pouvoir nous regarder comme soumis dans l’ordre des fins à des lois morales, et ensuite nous nous considérons comme soumis à ces lois, parce que nous nous sommes attribué la liberté de la volonté. La liberté et la soumission de la volonté à sa propre législation sont, il est vrai, toutes deux de l'autonomie, et, par conséquent, ce sont deux concepts identiques, mais c’est précisément pour cela qu’on ne peut se servir de l’un pour expliquer l’autre ou en rendre raison. Tout ce que l'on peut faire en pareil cas, c’est de ramener, au point de vue logique, sous un concept unique, les représentations, diverses en apparence, d’un seul et même principe (comme on réduit diverses fractions de même valeur à leur plus simple expression).

Mais il nous reste encore une ressource : c’est de chercher si, en nous considérant, à l’aide de l’idée de la liberté, comme des causes efficientes a priori, nous ne nous plaçons pas à un autre point de vue, qu’en nous représentant nos propres actions comme des effets que nous avons devant les yeux.

Il est une remarque qui n’exige pas une profonde réflexion, mais que le plus simple bon sens peut faire à sa manière, c’est-à-dire par cette sorte de jugement confus qu’il nomme sentiment : c’est que toutes les représentations que nous recevons passivement *[1] (comme celles des sens) ne nous font connaître les objets que comme ils nous affectent, ce qui ne nous apprend pas du tout ce qu’ils peuvent être en soi, et que, par conséquent, par cette espèce de représentations, quelque attention que leur donne et quelque clarté qu’y ajoute l’entendement, nous ne pouvons arriver qu’à la connaissance des phénomènes, et jamais à celle des choses en soi. Dès qu’on fait cette distinction (et il suffit pour cela de remarquer la différence des représentations qui nous viennent du dehors, et où nous sommes passifs, et de celles que nous produisons de nous-mêmes, et où nous montrons notre activité), il s’ensuit nécessairement qu’on doit admettre derrière les phénomènes quelque autre chose encore, qui n’est pas phénomène, c’est-à dire les choses en soi, quoiqu’il faille bien avouer que nous ne pouvons les connaître que par la manière dont elles nous affectent, et non pas comme elles sont. De là la distinction que nous faisons, un peu grossièrement il est vrai, entre un monde sensible *[2] et un monde intelligible **[3], le premier qui varie suivant la différence de la sensibilité dans les divers spectateurs, le second qui, servant de fondement au premier, reste toujours le même. Cette distinction s’applique à l’homme même. D’après la connaissance qu’il a de lui-même par le sentiment intérieur, il ne peut se flatter de se connaître tel qu’il est en soi. Car, comme il ne se produit pas lui-même et que le concept qu’il a de lui même n’est pas a priori, mais qu’il le reçoit de l’expérience, ou du sens intime, il est clair qu’il ne connait sa nature que comme phénomène, c’est-à-dire par la manière dont sa conscience est affectée. Mais en même temps, au-dessus de cette collection de purs phénomènes qu’il trouve en son propre sujet, il doit nécessairement admettre quelque autre chose qui leur sert de fondement, c’est-à-dire son moi, quelle que puisse être sa nature intime, et, par conséquent, il doit se considérer, quant à la simple perception des phénomènes et à la réceptivité des sensations, comme tenant au monde sensible, et, quant à ce qui peut être en lui pure activité (c’est-à-dire quant à ce qui arrive à la conscience immédiatement, et non par l’intermédiaire des sens), comme faisant partie du monde intelligible, dont il ne sait rien de plus.

Tout homme qui réfléchit arrivera à cette conclusion sur toutes les choses qui peuvent se présenter à lui ; et probablement on la retrouverait aussi dans le vulgaire, dont l’esprit est, comme on sait, fort disposé à supposer derrière les objets des sens quelque chose d’invisible, d’existant en soi *[4], mais qui gâte cette excellente disposition en donnant une forme sensible **[5] à cet invisible, c’est-à-dire en voulant en faire un objet d’intuition, et ainsi ne se trouve pas plus avancé.

Or l’homme trouve réellement en lui-même une faculté par laquelle il se distingue de toutes les autres choses, même de lui-même, en tant qu’être affecté par des objets, et cette faculté est la raison. Comme spontanéité pure, la raison est encore supérieure à l’entendement, car, quoique celui-ci soit aussi une spontanéité, et qu’il ne contienne pas seulement, comme le sens, des représentations, qui ne naissent qu’autant qu’on est affecté par des objets (et, par conséquent, qu’on est passif), il ne peut pourtant produire par son activité d’autres concepts que ceux qui servent à ramener les représentations sensibles à des règles, et à les unir par là en une même conscience, et, sans ces données de la sensibilité auxquelles il s’applique, il ne penserait absolument rien ; tandis que la raison révêle dans ce que j’appelle les idées une spontanéité si pure, que par elle l’homme s’élève bien au delà de ce que la sensibilité peut lui fournir, et que sa principale fonction consiste à distinguer le monde sensible et le monde intelligible, et par là à tracer à l’entendement lui-même ses limites.

C’est pourquoi un être raisonnable doit se considérer lui-même, en tant qu’intelligence (et non pas du côté de ses facultés inférieures), comme appartenant au monde intelligible, et non au monde sensible. Il a donc deux points de vue d’où il peut se considérer lui même et reconnaître les lois de l’exercice de ses facul tés, et, par conséquent, de tous ses actes ; d’un côté, en tant qu’il appartient au monde sensible, il se voit soumis aux lois de la nature (hétéronomie) ; de l’autre, en tant qu’il appartient au monde intelligible, il se voit soumis à des lois indépendantes de la nature, ou qui ne sont pas empiriques, mais fondées uniquement sur la raison.

Comme être raisonnable, et partant appartenant au monde intelligible, l’homme ne peut concevoir la causalité de sa propre volonté que sous la condition de l’idée de la liberté ; car l’indépendance des causes déterminantes du monde sensible (indépendance que doit toujours s’attribuer la raison) est la liberté. Or à l’idée de la liberté est inséparablement lié le concept de l’autonomie, et à celui-ci le principe universel de la moralité, lequel, dans l’idée *[6], sert de fondement à toutes les actions des êtres raisonnables, comme la loi de la nature à tous les phénomènes.

Ainsi se trouve dissipé le soupçon de cercle vicieux que nous avions élevé nous-mêmes sur notre manière de conclure de la liberté à l’autonomie, et de celle-ci à la loi morale. On pouvait croire en effet que nous n’avions pris pour fondement l’idée de la liberté qu’en vue de la loi morale, pour conclure ensuite celle-ci de celle là, et que, par conséquent, de cette loi même nous ne pouvions donner aucune raison, mais que nous l’avions mise en avant comme un principe que les âmes bien pensantes nous accorderaient aisément, quoique nous ne pussions l’établir sur aucune preuve. Mais nous voyons maintenant que, en nous concevant libres, nous nous transportons dans le monde intelligible, où nous reconnaissons l’autonomie de la volonté, avec sa conséquence, la moralité, mais que, en nous concevant soumis au devoir *[7], nous nous considérons comme appartenant au monde sensible et en même temps au monde intelligible.


Notes de Kant[modifier]

  1. * die uns ohne unsere Willkühr kommen.
  2. * Sinnenwelt.
  3. ** Vershaudeswelt.
  4. * für sich selbst Thätiges.
  5. ** dises Unsichthare sich bald wiederum versinnlicht.
  6. * in der Idee.
  7. * als verpflichtet.


Notes du traducteur[modifier]