Fontenelle (Émile Faguet)

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FONTENELLE

Dans la très bonne collection qui s’appelle Pages choisies des Grands écrivains, M. Henri Potez publie un Fontenelle qui est très judicieusement extrait[1]. Je lui reprocherai amicalement d’avoir laissé échapper des fautes énormes dans le texte, ce qui ajoute une raison à toutes celles que j’ai de souhaiter une seconde édition ; mais le choix des morceaux est excellent et l’introduction est digne de Fontenelle, c’est-à-dire qu’elle est sensée, claire, vivement menée et spirituelle. On ne saurait mieux présenter au public « l’introducteur discret des idées hardies. »

Avez-vous remarqué deux choses que, pour mon compte, je trouve très remarquables : d’une part, le haut degré où Sainte-Beuve place Fontenelle lorsqu’il associe son nom à celui de Gœthe, disant de celui-ci qu’il est un Fontenelle supérieur ; et d’autre part, Je très haut rang où Fontenelle encore est placé par Nietzsche ? Nietzsche dit sans ambages et à peine avec une légère hésitation : « Croissance après la mort. Ces petites paroles intrépides sur les choses morales, que Fontenelle a jetées dans ses immortels Dialogues des Morts étaient regardées jadis comme des paradoxes et des jeux d’un esprit aventureux ; même les juges suprêmes du goût et de l’esprit n’y voyaient pas davantage, et peut-être Fontenelle lui non plus. Maintenant, il se passe quelque chose d’incroyable : les pensées deviennent des vérités ! La science les démontre ! Le jeu devient sérieux. Et nous lisons ces Dialogues avec un autre sentiment que ne le firent Voltaire et Helvétius, et involontairement nous élevons leur auteur dans une autre classe de l’esprit, une classe beaucoup plus haute que celle où le placèrent ceux-ci, avec raison ou à tort ? »

Ces petites paroles intrépides sur la morale, qui touchaient si vivement Nietzsche, avaient pour lui le mérite, en même temps que le désagrément, d’être en général ce qu’il pensait lui-même et d’avoir été dites avant lui. Par exemple, Nietzsche se plaît à répéter souvent que l’homme est né pour l’action et que l’un des dangers de l’intellectualisme, outre que par lui-même il détourne de l’action, est de persuader à l’homme la vanité et l’inanité de l’acte. Or, Fontenelle avait dit cela, en faisant remarquer de plus que c’était pour cela, — ingénieux dessein de la nature, — que la pensée rend triste. Vous allez voir ; c’est très adroit : « Théocrite : Je ne puis concevoir pourquoi les réflexions seraient si chagrines ? — Parmenisque ; Apparemment l’intention de la nature n’a pas été qu’on pensât avec beaucoup de raffinement. Car elle vend ces sortes de pensées-là fort cher. Vous voulez faire des réflexions, nous dit-elle, prenez-y garde ; je m’en vengerai par la tristesse qu’elles vous causeront. — Théocrite : Mais vous ne me dites point pourquoi la nature ne veut pas qu’on pousse les réflexions jusqu’où elles peuvent aller ? — Parménisque : Elle a mis les hommes au monde pour y vivre ; et vivre, c’est ne savoir pas ce qu’on fait, la plupart du temps. Quand nous découvrons le peu d’importance de ce qui nous occupe, nous arrachons à la nature son secret : on devient trop sage, et on ne veut plus agir, et voilà ce que la nature ne trouve pas bon. — Théocrite : Mais la raison qui vous fait penser mieux que les autres ne laisse pas de vous condamner à agir comme eux. — Parménisque : Oui ; il y a une raison qui nous met au-dessus de tout par les pensées ; il doit y en avoir une autre qui nous ramène à tout par les actions : mais à ce compte-là même, ne vaut-il pas presque autant n’avoir pas pensé ? »

Il n’y a pas à dire, cela c’est de l’essence même de nietzschéisme.

De même le petit chapitre, dans Straton et Raphaël, que l’on pourrait intituler pédantesquement : De l’utilité des préjugés. Je le résume. La raison donne des idées nettes. En très petit nombre. Les préjugés, les erreurs communes font le reste. Mais qu’est-il besoin de ce reste ? Sur le reste demeurons en suspens, doutons. Oui, mais le doute est un état à la fois « violent » et stérile. « Il est sans action et il faut de l’action parmi les hommes. » Les préjugés sont « le supplément de la raison. » Là où elle s’arrête ils continuent de marcher et de faire marcher. Les hommes sentent qu’ils ont besoin de cela. Ils se servent de leur raison po ur penser ; et, pour agir, de petites raisons supplémentaires qui ne sont pas très raisonnables » — Mais, voyez-vous Nietzsche lisant cela ! Il jette en marge : « Contre Socrate ! Contre Platon ! Contre tout l’intellectualisme ! » et il est en état très dionysiaque.

De même encore le petit chapitre sur la vanité de la science, sur l’inutilité de la science pour le bonheur (Érasistrate et Hervey). Je résume. On a découvert la circulation du sang et autres mystères semblables. Il n’en meurt pas moins de gens. La science est donc inutile ? Oui, à partir d’un certain moment. Il y a une certaine mesure de connaissances utiles que les hommes ont eue de bonne heure et qui leur suffit. Reste chez eux l’habitude de chercher. Ils cherchent encore et ils trouvent ; et ils appellent cela le progrès, mais ce progrès ne leur sert de rien du tout. Faut-il cesser de chercher ? Eh non ! puisque la recherche même est agréable et aussi les petites connaissances qu’elle donne. Le progrès a été utile ; puis, il est devenu platonique. — Je doute peu que Nietzsche n’ait goûté très fort ce petit article qui, par parenthèse, contient toute la pensée de Rousseau.

Sur le même sujet, à peu près, mais avec des conclusions moins négatives, il a dû au moins apprécier ces considérations de Raymond Lulle (Artémise et Raymond Lulle) : « Toutes les sciences ont leur chimère après laquelle elles courent, sans la pouvoir attraper ; mais elles attrapent en chemin d’autres connaissances fort utiles. Si la Chimie a sa pierre philosophale, la Géométrie a sa quadrature du cercle, l’Astronomie ses longitudes, les mécaniques leur mouvement perpétuel ; et il est impossible de trouver tout cela ; mais fort utile de le chercher... La morale a aussi sa chimère ; c’est le désintéressement. On n’y parviendra jamais ; mais il est bon qu’on prétende y parvenir... Il faut en toutes choses que les hommes se proposent un point de perfection au delà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin s’ils croyaient n’arriver qu’où ils arriveront effectivement ; il faut qu’ils aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime. » — « Parfaitement, dit Nietzsche, l’homme est un être qui est fait pour se surpasser. Fontenelle l’avait dit avant moi ; mais je l’avais pensé avant de le lire. »

Nietzsche a pensé aussi et avec un transport de joie, que la vie est un instrument de la connaissance et qu’elle ne vaut qu’en tant qu’elle est cela. Il a dû lire avec un froncement de sourcils le dialogue entre l’épicurien et le savant (Apicius et Galilée). Nous sommes très bien faits pour jouir et très mal faits pour connaître. Les hommes ont de très bons yeux pour se conduire, pour admirer les belles formes, pour jouir des beautés de la nature ; ils en ont de très mauvais pour voir les taches du soleil et compter les étoiles de la voie lactée. « Si vous ne voulez que jouir des choses, rien ne vous manque pour en jouir ; mais tout vous manque pour les connaître. Les hommes n’ont besoin de rien (d’aucun secours] et les philosophes ont besoin de tout... » — « Il est vrai, répondit Nietzsche, se mêlant au dialogue ; mais c’est précisément pour cela que la haute vie est la vie intellectuelle. Le « philosophe, » le savant, l’homme qui cherche la connaissance est sans cesse forcé de se dépasser lui-même. Il ne se suffit pas. Il faut qu’il se crée des instrumens, soit des instrumens proprement dits, matériels, soit des méthodes, qui sont comme des facultés qu’il ajoute à ses facultés. De sorte que l’homme qui veut savoir est d’abord forcé de s’agrandir et s’agrandit en effet. Or cette volonté de plus grande puissance et les succès de cette volonté de plus grande puissance sont ce qu’il peut y avoir pour l’homme de plus savoureux et de plus exquis, de telle manière qu’en dernière analyse, c’est le savant qui est l’épicurien. Je doute peu, du reste, que Fontenelle, épicurien et savant, n’en fût persuadé. »

Je crois que Nietzsche a dû encore goûter le jeu de colin-maillard. Le jeu de colin-maillard, c’est la recherche de la connaissance. Au jeu de colin-maillard, celui qui a les yeux bandés doit, d’abord saisir quelqu’un des joueurs, ce qui déjà est difficile ; mais « cela ne compte pas, » s’il ne dit, de plus, qui est celui qu’il a pris. De même les soldats de la connaissance trouvent, de temps en temps, quelque vérité, peut-être même assez considérable, mais le malheur est qu’il ne savent pas s’ils l’ont trouvée et qu’ils ne peuvent pas le savoir. « Il n’est pas, quoique nous ayons les yeux bandés, que nous n’attrapions pas quelquefois la vérité ; mais nous ne pouvons lui soutenir que c’est elle que nous avons attrapée ; et dès ce moment-là elle nous échappe. » — « Même prise elle fuit ; même découverte elle se cache, se dit Nietzsche : c’est vrai ; c’est du reste ce qui fait son charme. L’éternelle Galatée fuit vers les saules ; mais elle a souhaité un instant d’être entrevue ; en quoi elle se montre encore très aimable ; et elle nous laisse la pomme qu’elle nous a jetée et qui sent très bon. Le fruit de la science, tout compte fait, c’est la pomme de Galatée. »

Telles sont peut-être les raisons pourquoi Nietzsche a mis Fontenelle si haut. Il lui a été reconnaissant et surtout il l’a respecté d’avoir eu beaucoup d’idées que Nietzsche entretenait déjà et qu’il devait pousser assez loin dans le monde. Et puis, voulez-vous que je dise ? Nietzsche ne pouvait pas laisser d’être assez complaisant pour ceux qui ne se défendent point de donner dans les opinions un peu paradoxales ou d’habiller les lieux communs en paradoxes.

Reconnaissons-le, du reste, et ne nous y trompons point. Fontenelle est un véritable philosophe qui, vous connaissez assez son caractère, n’a pas été « grand philosophe, » seulement parce qu’il ne l’a pas voulu et parce que c’était trop d’affaires.

Du reste, moraliste charmant ; et plus on le relit, plus on voit comme foisonner les réflexions fines, ingénieuses, toujours vraies sur l’esprit humain et le cœur humain : « Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont et dont la raison nous échappe, que par celles qui ne sont pas et dont nous trouvons la raison. » — « Quelque ridicule que soit une pensée, il ne faut que trouver le moyen de la maintenir pendant quelque temps : dès qu’elle est ancienne elle est suffisamment prouvée. » — Sur les femmes instruites : « Elles ne sont pas moins obligées à cacher les lumières acquises de leur esprit que les sentimens naturels de leur cœur et leur plus grande science doit toujours être d’observer jusqu’au scrupule les bienséances extérieures de l’ignorance. » Ceci est la réponse au fameux passage de La Bruyère : « Qui empêche les femmes d’être instruites ? Quelle loi, quelle ordonnance ?... » Mais, s’il vous plaît, jusqu’au XIXe siècle, la pudeur du savoir, que les hommes ont persuadé aux femmes d’observer scrupuleusement. Du moment que les hommes ont fait une vertu féminine de l’ignorance ou de la dissimulation du savoir, pourquoi les femmes se seraient-elles donné tant de peine pour acquérir une instruction qu’il faut qu’elles cachent ? Le court chemin est de ne rien apprendre et elles s’y tiennent.

Et les épigrammes ! « Etant marié, il continua sa vie simple et retirée, d’autant plus que, par un bonheur assez singulier, le mariage lui rendit sa maison plus agréable. » — « Il (Newton) ne parlait jamais de lui... Il est vrai qu’on lui épargnait assez le soin de se faire valoir ; mais combien d’autres n’auraient pas laissé de prendre encore ce soin, dont on se charge si volontiers et dont il est si difficile de se reposer sur personne ! »

Qu’il ait un peu abusé de l’esprit, il est possible ; qu’il l’ait un peu cherché, il est probable ; mais il n’a pas couru après : l’esprit était toujours-trop voisin de Fontenelle et se plaisait trop à sa compagnie pour se laisser poursuivre et ne pas venir de lui-même.

À ce propos, M. Potez a cité quelque chose, mais infiniment peu, de l’ouvrage le plus décrié de Fontenelle, qu’il a décrié lui-même et dont il avait un peu honte (préface de l’édition de 1742) : les Lettres galantes du chevalier d’Her... M. Potez aurait pu, dû peut-être, en citer davantage pour les venger, dans la juste mesure, d’un dédain qui, d’aller jusqu’au mépris, est le plus injuste du monde. Je sais bien qu’il suffit d’un Voiture. Je ne suis pas sûr pourtant que ce soit un abus qu’il paraisse deux Voiture par siècle, surtout quand le second vaut tout le premier et de plus, et par ailleurs, est tout autre chose. Et donc, que dites-vous de ce billet à une jeune Anglaise venue depuis peu en France : « ...Fussiez-vous Française, je vous estimerais beaucoup ; cependant il me semble que votre petit jargon étranger contribue un peu au plaisir que j’ai de vous voir. Vous ne sauriez croire combien votre visage s’anime et combien il y naît de grâces au moment que vous cherchez un mot. Toute l’éloquence qui manque encore à votre bouche est dans vos yeux. Je ne sais plus comment on peut aimer des femmes qui parlent français sans difficulté... »

Quelquefois, dans ce même ouvrage, Fontenelle, sans y insister, trace un portrait de lui-même qui est assez précieux pour sa biographie et qu’on y devrait encadrer, pour bien faire. « Les plus insupportables de toutes les plaintes, ce sont celles qui partent d’un caractère jaloux... Pour moi, ou j’estime assez celles que j’aime pour ne pas croire quelles puissent partager leur cœur ; ou je les estime assez peu pour ne m’inquiéter point qu’elles le partagent... Si vous croyez que l’amour doive être une frénésie et qu’il faille que deux personnes, sous prétexte de s’aimer, se tourmentent perpétuellement, je ne vous conteste plus rien ; mais moi, j’ai des idées plus douces et je voudrais accorder l’amour avec un peu de repos... »

Ne nous dissimulons pas non plus que ces lettres si frivoles, que ces « chroniques » contiennent plus d’une fois l’esquisse de ce qui sera plus tard un roman du XVIIIe siècle, de ce qui sera plus tard le roman du XVIIIe siècle. Fontenelle ne s’est abstenu que de l’écrire ; mais il l’a pensé tout entier et en trace la ligne générale avec toute la précision qu’on peut souhaiter. Imaginez-vous être au chapitre X ou XI : « ...J’aimais, comme vous savez, Mme de L. M... et je ne l’aime plus. Elle m’en fait des reproches... Cela me met au désespoir ; car, de bonne foi, est-ce ma faute si je ne l’aime plus ?... J’ai encore pour elle les mêmes soins et les mêmes assiduités que j’avais auparavant. Mais, dit-elle, ce n’est plus le même air. Voilà le malheur. Je ne puis lui dire des nouvelles de cet air-là ; je ne sais pas ce qu’il est devenu. Elle m’appelle ingrat, et fort mal à propos, ce me semble ; car ce que je fais à présent pour elle me coûte beaucoup et elle devrait m’en tenir compte, au lieu qu’auparavant elle me tenait compte de ce qui ne me coûtait rien. On ne sait guère en ce monde le véritable prix des choses... Mon pauvre marquis, pourquoi faut-il qu’on aime, ou qu’on n’aime pas toujours, ou qu’on n’aime pas tous deux en même temps pour finir en même temps... »

Et maintenant, supposez-vous au chapitre XIV : « Enfin Mme de L. M... et moi, nous avons pris une forme de vie ; nous sommes convenus de ne songer plus l’un à l’autre sur le pied d’amour et de vivre en bonne amitié. J’étais fort content de ce traité-là ; cependant, je vous assure qu’il n’est pas si aisé à exécuter que je l’avais cru ; non que j’aie des tentations de recommencer le personnage d’amant ; mais c’est que le personnage d’un homme qui a été amant et qui ne veut plus être qu’ami est très difficile... Je ne serais point embarrassé à entretenir une autre sur le beau temps et sur la pluie et je le suis cruellement quand j’en veux entretenir Mme de L. M... La dame, de son côté, a toutes les peines du monde à prendre avec moi les manières qu’elle voudrait. Elle tâche à me traiter comme les autres gens qu’elle voit ; mais sans s’apercevoir qu’elle me traite plus froidement et m’adresse plus rarement la parole... Ma plus grande frayeur est qu’on ne se lève et qu’on ne nous laisse seuls ensemble... Plût au ciel que Mme de L. M... pût s’engager dans quelque passion nouvelle qui l’occupât... Je serais bien aise qu’elle me donnât lieu de lui soutenir qu’elle avait l’âme disposée à d’autres passions et que je n’ai fait que prévenir son changement ; car je sens quelquefois ma conscience chargée... encore que vous sachiez combien je suis innocent... »

Chapitre, si vous voulez, XVII : « Mes souhaits sont accomplis ; j’ai un successeur... Je vous assure que j’ai désiré avec un égal empressement la tendresse et l’indifférence de Mme de L. M... Enfin je les ai obtenues toutes deux l’une après l’autre ; c’est tirer d’une personne tout ce qu’on en peut avoir. C’est la plus plaisante chose du monde que les dispositions où mon successeur est à mon égard. Tantôt il me hait de ce que je l’ai précédé ; tantôt il me méprise de ce qu’il croit que je n’ai pu me conserver le bonheur dont je jouissais ; tantôt il m’insulte comme s’il obtenait sur moi une préférence que je lui eusse disputée... De l’autre côté, la dame affecte de me faire voir que tout le monde ne l’abandonne pas quand je l’abandonne... Peut-être ma présence vaut-elle quelque chose à mon prétendu rival, Il est certain que la dame voudrait bien qu’il parût qu’elle fait un choix à mon désavantage entre cet homme et moi... Je suis assez honnête homme pour être fâché de ne pouvoir pas servir d’assaisonnement à la nouvelle tendresse de Mme de L. M... »

Vous voyez tout le roman de Crébillon fils. Il n’y manque que le délayage ; le ragoût même y est déjà. Fontenelle n’a pas voulu le gâter en le développant. Quand il avait la main pleine de vérités il la fermait à moitié, comme on sait ; il la fermait tout autant quand il l’avait pleine de fictions ; il était toujours la discrétion même.

Aussi, mieux qu’au roman esquissé, il se plaît à la fantaisie d’une page et il me semble qu’il y réussit bien gentiment : A une dame très courtisée. Il me semble que c’est un petit chef-d’œuvre du genre : « Il y aurait longtemps, madame, que j’aurais pris la liberté de vous aimer, si vous aviez le loisir d’être aimée de moi ; mais vous êtes trop occupée par je ne sais combien d’autres soupirans, et j’ai jugé plus à propos de vous garder mon amour. Il pourra arriver quelque temps plus favorable où je le placerai. Peut-être votre cour sera-t-elle moins grosse pendant quelque petit intervalle ; peut-être serez-vous bien aise d’inspirer de la jalousie ou du dépit à quelqu’un en faisant paraître tout à coup un nouvel amant. Comptez que vous en avez un de réserve dont vous pouvez vous servir quand il vous plaira. Je tiendrai toujours mes soins et mes vœux tout prêts ; vous n’aurez qu’à me faire signe que je commence. Ne dites point que vous n’aimez de l’amour que la foule des amans et qu’ainsi il est temps que je vienne parce que je ferai toujours nombre. Ayez plus d’économie et de ménage. Gardez quelque chose pour l’avenir ; j’attendrai quinze ou vingt ans, si vous voulez. Je me passerai à un peu moins d’éclat que vous n’en avez aujourd’hui ; je vous relâche cette extrême vivacité dont est votre teint ; aussi bien il y a beaucoup de superflu dans votre beauté ; je ne veux que le nécessaire, que vous aurez toujours. Quand vous me donnerez le temps que je vous demande, ce n’est qu’un temps que vous auriez donné aux réflexions. Encore puis-je me flatter que je vaux mieux qu’elles. Les plus petits sentimens valent mieux que les plus belles réflexions. Au lieu de rêver creux ou de ne rêver à rien, vous pourrez rêver à moi. Adieu, madame, jusqu’à nos amours. »

Il ne faut pas dire que Marivaux est uniquement le fils intellectuel de Racine, encore que cette filiation soit exacte. Il tient beaucoup de Fontenelle aussi. Le précieux spirituel a été inventé par Voiture, perfectionné par Fontenelle, affiné et mêlé d’une jolie sensibilité par Marivaux ; mais son histoire tient bien dans ces trois règnes. Ce que Fontenelle a particulièrement pour lui, c’est que, maître en précieux, il savait y échapper et n’était pas de ces seigneurs qui sont dominés par leur domaine. Le chevalier d’Her... était de temps en temps, nonchalamment, un haut philosophe. Du moins Nietzsche en est persuadé. Quant à Sainte-Beuve, je ne sais pas au juste s’il a mis Fontenelle à côté de Goethe pour élever celui-là, ou pour déprécier celui-ci.


ÉMILE FAGUET.

  1. Pages choisies de Fontenelle, avec une introduction, par M. Henri Potez, vol. in-18 ; Armand Colin.