Fortunio/9

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CHAPITRE IX


Musidora est couchée sur son sofa.

Un peignoir de gros de Naples rose se plisse négligemment autour de sa taille ; elle a les jambes nues par un raffinement de coquetterie, et porte deux cercles d’or émaillé au-dessus de la cheville. L’effet de ces anneaux est étrange et charmant.

La position de Musidora eût fourni à un peintre le sujet d’un délicieux caprice.

Sa petite tête, roulée dans ses cheveux, repose sur une pile de coussins ; ses pieds mignons sont allongés sur une autre pile de carreaux à peu près au niveau de sa tête, en sorte que son corps décrit un arc voluptueux d’une souplesse et d’une grâce admirables.

Elle tient dans ses mains la lettre de Fortunio, qu’elle regarde depuis un quart d’heure avec la plus grande fixité d’attention, comme si la forme des caractères et la disposition des lignes devaient lui révéler le secret qu’elle poursuit.

Musidora éprouve une émotion qu’elle n’a jamais ressentie. ― Elle a voulu une chose, et elle ne l’a pas eue. ― C’est la première fois de sa vie qu’elle se trouve face à face avec un obstacle. Son étonnement est au comble : elle, Musidora, si enviée, si courtisée, si suppliée, la reine de ce monde élégant et joyeux, avoir fait des avances aussi formelles sans le moindre succès ! Quelle révolution étrange ! — Un instant elle se sentit contre Fortunio une rage indicible, une véhémence de haine extraordinaire, et il ne s’en fallut pas de l’épaisseur d’un de ses cheveux si fins qu’elle ne devînt sa mortelle ennemie.

L’extrême beauté de Fortunio le sauva : la colère de Musidora ne put tenir contre cette merveilleuse perfection de formes. Les lignes enjouées et sereines de cette noble figure apaisèrent dans le cœur de l’enfant tout sentiment mauvais, et elle se prit à l’aimer avec une violence sans pareille et dont elle ne soupçonnait pas elle-même toute l’étendue.

Si la curiosité n’avait pas avivé ce naissant amour comme une haleine qui passe sur un brasier à demi allumé, il se serait peut-être éteint avec les dernières fumées de l’orgie. — Couronné de succès, la satiété l’eût bientôt suivi ; — mais, avec l’obstacle et le désir, l’étincelle est devenue un incendie.

Musidora n’a plus qu’une idée, ― trouver Fortunio, et s’en faire aimer. ― À cette idée se joint sourdement un commencement de jalousie. ― À qui cette tresse de cheveux ? quelle main a donné cette fleur conservée depuis si longtemps ? ― Pour qui ont été faits ces vers, traduits par le rajah marchand de dattes ?

« De quoi vais-je m’inquiéter ? dit Musidora tout haut ; il y a trois ans que Fortunio est revenu des Indes. »

Puis une idée soudaine lui illumina la cervelle. ― Elle sonna. ― Jacinthe parut.

« Jacinthe, faites sauter les pierres de ce portefeuille et portez-les au joaillier B*** de la part du marquis Fortunio. Dites-lui qu’il les monte en bracelet, et tachez de le faire causer sur le compte du marquis. ― Je vous donnerai cette robe gris de perle dont vous avez tant envie. »

Jacinthe revint la mine assez piteuse.

« Eh bien ! fit Musidora en se soulevant.

― Le joaillier a dit que M. le marquis Fortunio venait souvent à sa boutique lui apporter des pierreries à enchâsser ; qu’il revenait les prendre lui-même au jour fixé, le payait toujours comptant, et que du reste il était excellent lapidaire et se connaissait mieux que lui en joyaux. ― Il ne savait rien de plus. ― Aurai-je la robe grise ? dit la Jacinthe, assez alarmée du peu de succès de sa diplomatie.

― Oui ; ne me romps pas la tête, de grâce, et laisse-moi seule. »

Jacinthe se retira.

Musidora se mit à regarder sa lettre. Elle trouvait un indicible plaisir à contempler ces signes capricieux tracés par la main de Fortunio, il lui semblait voir dans ce billet écrit pour la prévenir d’un danger une inquiétude amoureuse déguisée sous une forme enjouée, et un secret besoin de s’occuper d’elle ressenti vaguement ; peut-être même l’aiguille empoisonnée n’était-elle qu’un prétexte et pas autre chose.

Elle s’arrêta quelques minutes à cette idée qui flattait sa passion ; mais elle vit bientôt que cette espérance était illusoire, et que, si Fortunio se fût senti le moindre goût à son endroit, il n’y avait aucune nécessité pour lui de recourir à ce subterfuge. Elle avait laissé trop clairement paraître son émotion pour qu’un homme tel que Fortunio eût pu s’y tromper. ― Il était impossible de s’y méprendre ; Fortunio, avec toute la politesse imaginable, avait évité l’engagement et paraissait peu curieux de nouer une intrigue. — Mais comment expliquer une telle froideur dans un jeune homme dont l’œil étincelait d’une si vive splendeur magnétique et qui portait en lui les signes des passions les plus fougueuses ? ― Il fallait qu’il eût dans quelque recoin de son cœur un amour idéal, poétique, planant bien au-dessus des amours vulgaires, et que toutes les forces de son âme fussent absorbées par un sentiment unique et profond qui gardât son corps de la séduction des sens, pour n’avoir pas été allumé par des agaceries qui eussent agité dans leur tombeau la cendre de Nestor et de Priam, et fait fondre les neiges d’Hippolyte lui-même.

« Ah ! dit Musidora avec un soupir, ― il me méprise, il me regarde comme une impure ; il ne veut pas de moi. » Et Musidora jeta dans sa vie passée un regard lent et sombre. ― Les fils d’or qui striaient ses prunelles vertes parurent se tordre comme des serpents ; ses sourcils veloutés se rapprochèrent comme pour une lutte ; elle gonfla ses narines avec un mouvement terrible, et mordit avec ses petites dents sa lèvre inférieure.

« Que sais-je, moi, ce qu’ils auront été lui débiter sur mon compte ? ― George, cet animal, cet ivrogne, qui n’est bon qu’à faire des bouteilles vides avec des bouteilles pleines, triste talent ! n’aura pas manqué de lui dire avec un ricanement insupportable : « Ha ! ha ! hi ! hi ! la Musidora, une délicieuse, une incomparable fille, c’est la perle des soupers, l’œil de toutes les fêtes, le bouquet de tous les bals ; elle est très à la mode, ma parole d’honneur, tu feras bien de la prendre. Il est de bon air de la montrer à l’Opéra ou aux courses. Moi qui te parle, je l’ai eue trois mois, un jeune homme de bon ton se doit cela. Musidora est une puissance dans son genre, elle fait autorité sur toutes les matières d’élégance. Il lui plairait demain de prendre un amant provincial avec des gants de fil d’Écosse et des souliers lacés, que demain les souliers lacés du provincial seraient réputés bottes vernies et que beaucoup de gens iraient s’en commander de pareils. » Je l’entends d’ici, et je suis sûre que je ne me trompe pas d’un mot. Et Alfred, cet autre imbécile toujours pris dans sa cravate, et dont les manches retiennent les bras, quelle plate plaisanterie aura-t-il décochée sur moi du haut de son niais sourire ? Et de Marcilly, et tous ? Je voudrais les écraser sous mes pieds et leur cracher mon mépris à la figure ; car ce sont eux qui m’ont fait ce que je suis. Peut-être ont-ils prévenu Fortunio de cette stupide gageure ; si au moins tes chevaux gris pommelé avaient l’esprit de prendre le mors aux dents et de te casser le cou dans un fossé, damné George ! — Mais je m’irrite contre George bien inutilement ; est-ce que Fortunio aurait eu besoin de ses indiscrétions pour deviner qui je suis et voir toute ma vie d’un regard ? Pardieu, George a raison, je suis une délicieuse, une incomparable fille. ― Non, dit-elle après un silence, je suis une honnête femme. — J’aime. »

Elle se leva, baisa la lettre de Fortunio, la serra sur son cœur et fit défendre sa porte à tout le monde.