Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe/Fragments

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Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe
Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVI (p. 444-450).

FRAGMENTS ÉCHAPPÉS


DU


PORTEFEUILLE D’UN PHILOSOPHE[1]


1772


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Vous dites qu’il y a une morale universelle, et je veux bien en convenir ; mais cette morale universelle ne peut être l’effet d’une cause locale et particulière. Elle a été la même dans tous les temps passés, elle sera la même dans tous les siècles à venir ; elle ne peut donc avoir pour base les opinions religieuses, qui, depuis l’origine du monde, et d’un pôle à l’autre, ont toujours varié. Les Grecs ont eu des dieux méchants, les Romains ont eu des dieux méchants ; nous avons un Dieu bon ou méchant, selon la tête de celui qui y croit ; l’adorateur stupide du fétiche, adore plutôt un diable qu’un dieu ; cependant ils ont tous eu les mêmes idées de la justice, de la bonté, de la commisération, de l’amitié, de la fidélité, de la reconnaissance, de l’ingratitude, de tous les vices, de toutes les vertus. Où chercherons-nous l’origine de cette unanimité de jugement si constante et si générale au milieu d’opinions contradictoires et passagères ? Où nous la chercherons ? Dans une cause physique, constante et éternelle. Et où est cette cause ? Elle est dans l’homme même, dans la similitude d’organisation d’un homme à un autre, similitude d’organisation qui entraîne celle des mêmes besoins, des mêmes plaisirs, des mêmes peines, de la même force, de la même faiblesse ; source de la nécessité de la société, ou d’une lutte commune et concertée contre des dangers communs, et naissant du sein de la nature même qui menace l’homme de cent côtés différents. Voilà l’origine des liens particuliers et des vertus domestiques ; voilà l’origine des liens généraux et des vertus publiques ; voilà la source de la notion d’une utilité personnelle et publique ; voilà la source de tous les pactes individuels et de toutes les lois ; voilà la cause de la force de ces lois dans une nation pauvre et menacée ; voilà la cause de leur faiblesse dans une nation tranquille et opulente ; voilà la cause de leur presque nullité d’une nation à une autre.


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Il semble que la nature ait posé une limite au bonheur et au malheur des espèces. On n’obtient rien que par l’industrie et par le travail, on n’a aucune jouissance douce qui n’ait été précédée par quelque peine ; tout ce qui est au delà des besoins physiques rigoureux ne mérite presque que le nom de fantaisie. Pour savoir si la condition de l’homme brut, abandonné au pur instinct animal, dont la journée employée à chasser, à se nourrir, à produire son semblable et à se reposer, est le modèle de toutes ses journées et de toute sa vie ; pour savoir, dis-je, si cette condition est meilleure ou pire que celle de cet être merveilleux qui trie le duvet pour se coucher, file le cocon du ver à soie pour se vêtir, a changé la caverne, sa première demeure, en un palais, a su multiplier, varier ses commodités et ses besoins de mille manières différentes, il faudrait, à ce que je crois, trouver une mesure commune à ces deux conditions ; et il y en a une : c’est la durée. Si les prétendus avantages de l’homme en société abrègent sa durée, si la misère apparente de l’homme des bois allonge la sienne, c’est que l’un est plus fatigué, plus épuisé, plus tôt détruit, consommé par ses commodités, que l’autre ne l’est par ses fatigues. C’est un principe généralement applicable à toutes les machines semblables entre elles. Or, je demande si notre vie moyenne est plus longue ou plus courte que la vie moyenne de l’homme des bois. N’y a-t-il pas parmi nous plus de maladies héréditaires et accidentelles, plus d’êtres viciés et contrefaits ? N’en serait-il pas des commodités de la vie comme de l’opulence ? Si le bonheur de l’individu dans la société est placé dans l’aisance, entre la richesse extrême et la misère, le bonheur de l’espèce n’aurait-il pas aussi son terme d’heureuse médiocrité placé entre la masse énorme de nos superfluités et l’indigence étroite de l’homme brut ? Faut-il arracher à la nature tout ce qu’on en peut obtenir, ou notre lutte contre elle ne devrait-elle pas se borner à rendre plus aisé le petit nombre de grandes fonctions auxquelles elle nous a destinés, se loger, se vêtir, se nourrir, se reproduire dans son semblable et se reposer en sûreté ? Tout le reste ne serait-il pas par hasard l’extravagance de l’espèce, comme tout ce qui excède l’ambition d’une certaine fortune est parmi nous l’extravagance de l’individu, c’est-à-dire un moyen sûr de vivre misérable, en s’occupant trop d’être heureux ? Si ces idées étaient vraies cependant, combien les hommes se seraient tourmentés en vain ! Ils auraient perdu de vue le but primitif, la lutte contre la nature. Lorsque la nature a été vaincue, le reste n’est qu’un étalage de triomphe qui nous coûte plus qu’il ne nous rend[2].


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L’habitant de la Hollande placé sur une montagne, et découvrant au loin la mer s’élevant au-dessus du niveau des terres de dix-huit à vingt pieds, qui la voit s’avancer en mugissant contre les digues qu’il a élevées, rêve, et se dit secrètement en lui-même : Tôt ou tard cette bête féroce sera la plus forte. Il prend en dédain un domicile aussi précaire, et sa maison en bois ou en pierre à Amsterdam n’est plus sa maison ; c’est son vaisseau qui est son asile et son vrai domicile, et peu à peu il prend une indifférence et des mœurs conformes à cette idée. L’eau est pour lui ce qu’est le voisinage des volcans pour d’autres peuples. L’esprit patriotique doit être aussi faible à La Haye qu’à Naples .[3]


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Quelqu’un disait : Telle est la sagesse du gouvernement chinois, que les vainqueurs se sont toujours soumis à la législation des vaincus. Les Tartares ont dépouillé leurs mœurs pour prendre celles de leurs esclaves. Quelle folie, disait un autre, que d’attribuer un effet général et commun à une cause aussi extraordinaire ! N’est-il pas dans la nature que les grandes masses fassent la loi aux petites ? Eh bien, c’est par une conséquence de ce principe si simple, que l’invasion de la Chine n’a rien changé ni à ses lois, ni à ses coutumes, ni à ses usages. Les Tartares répandus dans l’empire le plus peuplé de la terre, s’y trouvaient dans un rapport moindre que celui d’un à soixante mille. Ainsi, pour qu’il en arrivât autrement qu’il n’en est arrivé, il eût fallu qu’un Tartare prévalût sur soixante mille Chinois. Concevez-vous que cela fût possible ? Laissez donc là cette preuve de la prétendue sagesse du gouvernement de la Chine. Ce gouvernement eût été plus extravagant que les nôtres, que la poignée des vainqueurs s’y seraient conformés. Les mœurs de ce vaste empire auraient été moins encore altérées par les mœurs des Tartares que les eaux de la Seine ne le sont, après un violent orage, de toutes les ordures que les ruisseaux de nos rues y conduisent. Et puis ces Tartares n’avaient ni lois, ni mœurs, ni coutumes, ni usages fixes. Quelle merveille qu’ils aient adopté les institutions qu’ils trouvaient tout établies, bonnes ou mauvaises !


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Ce qui constitue essentiellement un état démocratique, c’est le concert des volontés. De là l’impossibilité d’une grande démocratie, et l’atrocité des lois dans les petites aristocraties. Là, on rompt le concert des volontés qui se touchent, en les isolant par la terreur ; on établit entre les citoyens une distance morale équivalente pour les effets à une distance physique ; et cette distance morale s’établit par un inquisiteur civil qui rôde perpétuellement entre les individus, la hache levée sur le cou de quiconque osera dire ou du bien ou du mal de l’administration. Le grand crime dans ces pays est la satire ou l’éloge du gouvernement. Le sénateur de Venise, caché derrière une grille, dit à son sujet : « Qui es-tu, pour oser approuver notre conduite ? » Un rideau se tire, le pauvre Vénitien tremblant voit un cadavre attaché à une potence, et entend une voix redoutable qui lui crie de derrière la grille : « C’est ainsi que nous traitons notre apologiste ; retourne dans ta maison, et tais-toi. »


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On a dit quelquefois que le gouvernement le plus heureux serait celui d’un despote juste et éclairé : c’est une assertion très-téméraire. Il pourrait aisément arriver que la volonté de ce maître absolu fût en contradiction avec la volonté de ses sujets. Alors, malgré toute sa justice et toutes ses lumières, il aurait tort de les dépouiller de leurs droits, même pour leur avantage. On peut abuser de son pouvoir pour faire le bien comme pour faire le mal ; et il n’est jamais permis à un homme, quel qu’il soit, de traiter ses commettants comme un troupeau de bêtes. On force celles-ci à quitter un mauvais pâturage pour passer dans un plus gras ; mais ce serait une tyrannie d’employer la même violence avec une société d’hommes. S’ils disent : Nous sommes bien ici ; s’ils disent, même d’accord : Nous y sommes mal, mais nous y voulons rester, il faut tâcher de les éclairer, de les détromper, de les amener à des vues saines par la voix de la persuasion, mais jamais par celle de la force. Convenir avec un souverain qu’il est le maître absolu pour le bien, c’est convenir qu’il est le maître absolu pour le mal, tandis qu’il ne l’est ni pour l’un, ni pour l’autre. Il me semble que l’on a confondu les idées de père avec celles de roi. Peuples, ne permettez pas à vos prétendus maîtres de faire même le bien contre votre volonté générale[4]. Songez que la condition de celui qui vous gouverne n’est pas autre que celle de ce cacique, à qui l’on demandait s’il avait des esclaves, et qui répondait : « Des esclaves ? je n’en connais qu’un dans toute ma contrée ; et cet esclave, c’est moi ! »


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Il y a dans toute administration bien entendue deux parties très-distinctes à considérer, l’une relative à la masse des individus qui composent une société, comme la sûreté générale et la tranquillité intérieure, le soin des armées, l’entretien des forteresses, l’observation des lois ; c’est une pure affaire de police. Sous ce point de vue, tout gouvernement a et doit avoir la forme et la rigidité monastiques ; le souverain, ou celui qui le représente, est un supérieur de couvent. Mais dans un monastère tout est à tous, rien n’est individuellement à personne, tous les biens forment une propriété commune ; c’est un seul animal à vingt, trente, quarante, mille, dix mille têtes. Il n’en est pas ainsi d’une société civile ou politique : ici chacun a sa tête et sa propriété, une portion de la richesse générale dont il est maître et maître absolu, sur laquelle il est roi, et dont il peut user ou même abuser à discrétion. Il faut qu’un particulier puisse laisser sa terre en friche, si cela lui convient, sans que ni l’administration ni la police s’en mêle. Si le maître se constitue juge de l’abus, il ne tardera pas à se constituer juge de l’us, et toute véritable notion de propriété et de liberté sera détruite. S’il peut exiger que j’emploie ma chose à sa fantaisie, s’il inflige des peines à la contravention, à la négligence, à la folie, et cela sous prétexte de l’utilité générale et publique, je ne suis plus maître absolu de ma chose, je n’en suis que l’administrateur au gré d’un autre. Il faut abandonner à l’homme en société la liberté d’être un mauvais citoyen en ce point, parce qu’il ne tardera pas à en être sévèrement puni par la misère, et par le mépris plus cruel encore que la misère. Celui qui brûle sa denrée, ou qui jette son argent par la fenêtre, est un stupide trop rare pour qu’on doive le lier par des lois prohibitives ; et ces lois prohibitives seraient trop nuisibles par leur atteinte à la notion essentielle et sacrée de la propriété. La partie de police n’est déjà pour le maître qu’une occasion trop fréquente d’abuser du prétexte de l’utilité générale, sans lui donner un second prétexte d’abuser de cette notion par voie d’administration. Partout où vous verrez chez les nations l’autorité souveraine s’étendre au delà de la partie de police, dites qu’elles sont mal gouvernées. Partout où vous verrez cette partie de police exposer le citoyen à une surcharge d’impôts, en sorte qu’il n’y ait aucun réviseur national du livre de recette et de dépense de l’intendant ou souverain, dites que la nation est exposée à la déprédation. Ô redoutable notion de l’utilité publique ! Parcourez les temps et les nations, et cette grande et belle idée d’utilité publique se présentera à votre imagination sous l’image symbolique d’un Hercule qui assomme une partie du peuple aux cris de joie et aux acclamations de l’autre partie, qui ne sent pas qu’incessamment elle tombera écrasée sous la même massue aux cris de joie et aux acclamations des individus actuellement vexés. Les uns rient quand les autres pleurent ; mais la véritable notion de la propriété entraînant le droit d’us et d’abus, jamais un homme ne peut être la propriété d’un souverain, un enfant la propriété d’un père, une femme la propriété d’un mari, un domestique la propriété d’un maître, un nègre la propriété d’un colon. Il ne peut donc y avoir d’esclave, pas même par le droit de conquête, encore moins par celui de vente et d’achat. Les Grecs ont donc été des bêtes féroces contre lesquelles leurs esclaves ont pu en toute justice se révolter. Les Romains ont donc été des bêtes féroces dont leurs esclaves ont pu s’affranchir par toutes sortes de voies, sans qu’il y en ait eu aucune d’illégitime. Les seigneurs féodaux ont donc été des bêtes féroces dignes d’être assommées par leurs vassaux. Voilà donc le vrai principe qui brise les portes de tout asile civil ou religieux où l’homme est réduit à la condition de la servitude ; il n’y a ni pacte ni serment qui tiennent. Jamais un homme n’a pu permettre par un pacte ou par un serment à un autre homme, quel qu’il soit, d’user et d’abuser de lui. S’il a consenti ce pacte ou fait ce serment, c’est dans un accès d’ignorance ou de folie, et il en est relevé au moment où il se connaît, au revenir à sa raison. Comme toutes les vérités s’enchaînent ! La nature de l’homme et la notion de la propriété concourent à l’affranchir, et la liberté conduit l’individu et la société au plus grand bonheur qu’ils puissent désirer. Je dis la liberté, qu’il, ne faut non plus confondre avec la licence que la police d’un État avec son administration. La police obvie à la licence ; l’administration assure la liberté[5]


  1. Ces pensées ne sont point dans les œuvres de Diderot. (Note des éditeurs du Supplément à la Correspondance de Grimm ; morceaux retranchés par la censure impériale.) — Elles auraient dû être placées dans les Miscellanea philosophiques : nous réparons un oubli en les reproduisant ici.
  2. Il paraît que l’auteur serait tenté de prononcer contre l’homme civilisé ; mais en appliquant le principe établi dans ce fragment aux faits, il sera obligé de changer d’avis. À tout prendre, l’homme en société, l’homme policé vit plus nombreux et plus longtemps que l’homme sauvage. (Note de Grimm.)
  3. Fait conséquent au raisonnement, mais contraire à l’expérience. C’est le bon ou le mauvais gouvernement qui décide de la force ou de la faiblesse de l’esprit patriotique. (Note de Grimm.)
  4. Lorsque l’auteur aura appris aux peuples comment on empêche un mauvais roi de faire le mal, ils ne lui demanderont pas, peut-être, comment on empêche les bons rois de faire le bien, quoique ce secret soit trouvé dans quelques pays. (Note de Grimm.)
  5. La plupart des raisonnements politiques seraient d’une prodigieuse utilité s’il était reçu que le fort s’y conformera sans difficulté, du moment qu’il en aura compris l’enchaînement. Malheureusement cela ne se passe pas tout à fait ainsi. Le despote, s’il a de l’esprit, laisse bavarder le philosophe ; et s’il aime l’éloquence, il trouve son bavardage beau ; mais s’il est sot, il vexe et châtie de mille manières le philosophe, qui s’est fait avocat des peuples sans son aveu. Mais quelque tournure que prenne le despote à l’égard de l’avocat, la loi éternelle s’exécute toujours, et elle veut que le faible soit la proie du fort. Or, la faiblesse est l’apanage des peuples par le défaut de concert dans les volontés et dans les mesures. L’homme résolu, entreprenant, ferme, actif, adroit, subjugue la multitude aussi sûrement, aussi nécessairement qu’un poids de cinquante livres entraîne un poids de cinquante onces. S’il ne réussit pas, c’est qu’il a rencontré dans le parti de l’opposition un homme de sa trempe, qui entraîne la multitude de son côté ; alors les résultats sont conformes à la complication des contre-poids qui agissent et réagissent les uns sur les autres ; mais le calcul de ces résultats serait toujours rigoureux, si l’on en pouvait connaître les éléments. Les déclamations des philosophes contre l’esclavage, en portant notre vue sur l’étendue de notre globe ou dans la durée des siècles, confirment seulement les bons esprits dans la triste opinion que les trois quarts du genre humain sont nés avec le génie de la servitude. Il y a des oiseaux qui ne supportent pas la cage vingt-quatre heures ; ils meurent. Ceux-là restent libres, parce qu’on n’en peut tirer aucun parti, ni d’agrément, ni d’utilité. Il n’existe pas d’autre frein contre l’esclavage. Quand vous dites aux esclaves qu’ils peuvent se révolter en toute justice, vous ne leur apprenez rien, ni à leurs oppresseurs non plus. Les premiers, prêchés ou non par les philosophes, n’y manquent jamais quand ils le peuvent, et ils le peuvent toutes les fois que l’oppresseur manque de force, quelle qu’en soit la cause, pour les contenir, ou que l’oppression devient assez intolérable pour rendre les risques de la révolte égaux à l’état habituel de l’esclave. La cause du genre humain est donc désespérée et sans ressource ? Hélas ! je le crains. Le seul baume qui calme et adoucisse les maux de tant de plaies profondes, c’est que le sort accorde de temps en temps, par-ci par-là, à quelque peuple, un prince vertueux et éclairé, une de ces âmes privilégiées qui, enivrée de la plus belle et de la plus douce des passions, celle de faire le bien, se livre à ses transports sans réserve. Alors tout respire, tout prospère, le siècle d’or naît, et les malheureux oublient pour un moment leurs calamités et leurs misères passées. (Note de Grimm.)