Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe/Sur les cruautés exercées par les Espagnols en Amérique

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Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe
Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVI (p. 451-452).


SUR LES CRUAUTÉS EXERCÉES PAR LES ESPAGNOLS
EN AMÉRIQUE.


Est-ce la soif de l’or, le fanatisme, le mépris pour des mœurs simples ? ou est-ce la férocité naturelle de l’homme renaissant dans des contrées éloignées où elle n’était enchaînée ni par la frayeur des châtiments, ni par aucune sorte de honte, ni par la présence de témoins policés, qui dérobaient aux yeux des Européens l’image d’une organisation semblable à la leur, base primitive de la morale, et qui les portait sans remords à traiter leurs frères nouvellement découverts comme ils traitaient les bêtes sauvages de leur pays ? Quelles étaient les fonctions habituelles de ces premiers voyageurs ? La cruauté de l’esprit militaire ne s’accroît-elle pas en raison des périls qu’on a courus, de ceux que l’on court, et de ceux qui restent à courir ? Le soldat n’est-il pas plus sanguinaire à une grande distance que sur les frontières de sa patrie ? Le sentiment de l’humanité ne s’affaiblit-il pas à mesure qu’on s’éloigne du lieu de son séjour ? Ces hommes qu’on prit dans le premier moment pour des dieux, ne craignirent-ils pas d’être démasqués et exterminés ? Malgré toutes les démonstrations de bienveillance qu’on leur prodiguait, ne s’en méfièrent-ils pas ? N’était-il pas naturel qu’ils s’en méfiassent ? Ces causes séparées ou réunies ne suffisent-elles pas à expliquer les fureurs des Espagnols dans le nouveau monde ? Nous sommes bien éloignés du dessein de les excuser ; mais n’ont-elles pas toutes été entraînées peut-être par la fatalité d’un premier moment ? La première goutte de sang versée, la sécurité n’exigea-t-elle pas qu’on le répandît à flots ? Il faudrait avoir été soi-même du nombre de cette poignée d’hommes enveloppée d’une multitude innombrable d’indigènes dont elle n’entendait pas la langue, et dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, pour en bien concevoir les alarmes et tout ce que des terreurs bien ou mal fondées pouvaient inspirer. Mais le phénomène incompréhensible, c’est la stupide barbarie du gouvernement qui approuvait tant d’horreurs et qui stipendiait des chiens exercés à poursuivre et à dévorer des hommes. Le ministère espagnol était-il bien persuadé que ces hommes sentaient, pensaient, marchaient à deux pieds comme les Espagnols[1] ?


  1. On sait que les dogues dressés et exercés à déchirer les Américains étaient enrôlés, qu’ils avaient leurs noms de guerre, et qu’ils recevaient une solde de la cour d’Espagne. (Note de Grimm.)