Fragments d’un Journal intime (Loti)

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FRAGMENS
d’un
JOURNAL INTIME[1]

I. — VISIONS DES SOIRÉES TRÈS CHAUDES DE L’ÉTÉ.


À différentes époques de ma vie, espacées les unes des autres tantôt par des mois, tantôt par des années, j’ai eu des visions on ne peut plus diverses, mais toujours unies entre elles par cette sorte de lien inexplicable d’être filles des plus chauds et limpides crépuscules d’été, de n’apparaître que les soirs où la Terre s’endort d’une torpeur spéciale après s’être, dans le jour, pâmée sous l’ardent soleil, et de choisir ces heures où l’imprécision nocturne commence de tout envelopper, tandis qu’au ciel du couchant persistent ces bandes nuancées de rouge et d’orangé qui ressemblent aux reflets d’un incendie.

Le mot de vision convient mal, mais les langues humaines n’en ont pas d’autres pour mieux nommer ces choses fantomatiques, plutôt imaginées que vues. Soudainement, avec une commotion qui doit venir du Grand Mystère d’en dessous, on se dit : Si pourtant je voyais apparaître ça, dans tel coin d’ombre… et on se le dit avec une si particulière intensité que, pendant un instant insaisissable, on voit ça, esquissé à la place même où on redoutait de le voir.

De ces visions-là, quelques-unes m’ont très longtemps inquiété en souvenir, et en voici une de ma prime jeunesse, de mes quatorze ans, qui me poursuit encore. J’étais allé passer un de mes jeudis de collégien chez des amis de mes aïeules, un ménage d’octogénaires qui s’était retiré dans une maison de campagne isolée, à deux ou trois kilomètres de ma ville natale. Je les visitais rarement, parce que leur petit domaine était triste, triste, dans une désuétude sans grâce, et ce soir-là je les quittai aussitôt après diner, ayant reçu la consigne d’être rentré en ville avant la nuit close ; je ne comprends d’ailleurs pas comment, dans ma famille où l’on me veillait beaucoup trop comme un petit objet précieux, on avait pu admettre l’idée de ce retour, seul, au crépuscule.

La route traversait d’abord un bois de chênes, nommé le bois de Plantemort, parce que jadis, aux siècles passés, on y faisait, paraît-il, de très mauvaises rencontres. Je m’y engageai du reste sans la plus légère appréhension. C’était une soirée de juillet lumineuse et ardente, succédant à une journée torride ; les étés d’aujourd’hui me semblent avoir perdu cette splendeur, que je n’ai plus retrouvée qu’aux colonies. Tout le couchant était tendu d’une bande de feu rouge, qui par le haut se dégradait doucement à la manière des arcs-en-ciel, se fondait en un jaune d’or éclatant et puis en un vert merveilleux. On était grisé par l’odeur des chèvrefeuilles et de mille plantes surchauffées, et dans l’air montait en crescendo le concert frémissant des tout petits chanteurs de l’herbe.

À une cinquantaine de mètres en avant de moi, un sentier de dessous bois venait déboucher dans le grand chemin que je suivais… Et soudain, sous l’empire de quelque chose ou de quelqu’un, qui n’était pas moi-même, à ce coin de sentier, j’imaginai un personnage tout à fait imprévu, qui aussitôt se dessina, créé sans doute à mon appel… Son corps sans épaules était comme une sorte de bâton habillé, drapé dans une robe à traîne de couleur neutre. Il avait un peu plus que la taille humaine. Sa tête, énorme et tout en largeur, avec les gros yeux rejetés aux deux bouts, se tenait penchée, me regardant venir d’un air engageant et enjoué, mais fort suspect ; c’était, démesurément agrandie, une figure comme en ont les libellules, ou plutôt ces longs insectes étranges qu’on appelle des mantes religieuses. Cela m’attendait, cela souriait, et cela semblait dire : « Je ne me montre pas d’habitude, je réside dans mes cachettes au fond des bois, mais je viens de sortir, comme ça, au crépuscule, pour ne pas manquer l’occasion de te voir passer. »

Une demi-seconde à peine, — et puis, plus rien. Quand j’arrivai devant cette entrée de sentier sous les chênes, cela n’y était plus, il va sans dire ; mais tout de même, je ne continuai ma route qu’en me retournant de temps à autre pour regarder derrière moi.

Dans le vieux jardin de la Limoise, les soirs de ces magnifiques étés d’autrefois, plusieurs visions aussi furtives avaient précédé celle-là, vers ma huitième ou dixième année, mais en laissant de moins durables empreintes. Elles apparaissaient surtout quand on restait assis en silence, au crépuscule, sous certain berceau que des jasmins couvraient de mille petits bouquets de fleurs blanches, en saturant l’air de parfum. C’était à l’heure où les premières étoiles s’allumaient dans le ciel ardent, encore d’un rouge de braise, l’heure où l’on commençait, d’une façon plus particulière, à sentir l’enveloppement de ces bois de chênes âgés de plusieurs siècles, qui s’avançaient très près des murs bas et presque croulans de vétusté. On venait d’entendre, dans le lointain de l’air immobile et chaud, le tintement un peu fêlé, doux quand même et pour moi inoubliable, de l’Angélus, sonné au clocher roman du village d’Échillais. Alors, tout au fond du jardin, tout au bout de ses allées droites à la mode ancienne, bordées de buis ou de lavande, passait parfois, très estompé d’imprécision crépusculaire, un bonhomme en redingote notre (comme celle de mon professeur de latin), avec une figure de chauve-souris et de grandes oreilles dressées. Et il m’appelait de la main, par un petit geste discret et confidentiel… Presque toujours, ces visions-là essaient d’appeler, en prenant un air aimable et légèrement espiègle, mais qui ne vous donne quand même aucune envie de venir.

Je franchis maintenant beaucoup d’années, pendant lesquelles rien de très frappant ne m’apparut, pour en venir à un été dont je ne sais plus exactement la date, mais qui devait être tout à la fin du siècle dernier. Au fond du grand jardin d’une maison de faubourg, j’étais assis, au beau crépuscule, en compagnie de trois tout petit garçons, d’un an, trois ans et cinq ans. Leur mère, qui était aussi là, tenait sur ses genoux le plus petit, qui ne voulait pas dormir et gardait obstinément ouverts ses yeux de jolie poupée. Aucun bruit ne nous venait de la ville toute proche et, depuis un instant, nous parlions à peine. Ce soir-là, c’était l’odeur grisante des clématites qui dominait dans l’air ; elles couvraient, comme d’une épaisse neige blanche, déjà un peu noyée d’ombre, le toit d’une vieille petite cabane rustique, presque maisonnette à lapins, dont la fenêtre ouverte, non loin de nous, laissait paraître l’intérieur tout noir.

Pauvre petit, aux larges yeux de poupée, qui ne fit qu’une si courte visite aux choses de ce monde ! Je l’ai à peine connu la durée d’une saison, car il était né pendant un de mes voyages aux Indes et il fut emporté par une épidémie infantile pendant que j’étais en Chine. Pauvre tout petit, qui regardait fixement, comme hypnotisé, le dedans obscur de la cabane, aux clématites ! Jamais encore je n’avais tant remarqué son expression, et c’est toujours son image de cette fois-là que je retrouve en souvenir, quand je repense à lui. Voyait-il quelque chose, ou bien rien ? Pensait-il déjà quelque chose, ou bien rien ? Qui dira jamais ce qui s’éveille ou ne s’éveille pas dans ces mystérieuses petites ébauches de têtes humaines ? L’un des deux autres, — celui de trois ans, tout chevelu de boucles blondes, — qui avait suivi son regard attentif, s’effara tout à coup devant la minuscule fenêtre : « Il y a une figure, là ! » dit-il. Et il répéta plus fort, d’une voix changée par la frayeur, en se jetant contre sa mère : « Si ! Il y a une figure. Je te dis qu’il y a une figure ! » Machinalement, je regardai aussi. Alors la figure m’apparut soudain, ridée, édentée, cadavérique, vieille femme aux longs cheveux ébouriffés, et, avant de s’effacer, elle prit le temps de cligner de l’œil, pour me faire signe de venir.

Bien entendu, je n’eus même pas l’idée d’entrer dans la cabane pour vérifier, étant d’avance parfaitement sûr de n’y trouver personne. Mais il fallut vite emmener l’enfant, qui avait trop peur pour rester là. Et combien j’aurais été curieux de savoir s’il s’était cru appelé, lui aussi ! Cependant je n’osai pas le lui demander, par crainte de préciser et d’agrandir son épouvante.


25 juillet 1914.

Et maintenant voici la dernière de la série macabre, une vision qui diffère très peu des précédentes, si peu que je vais tomber dans des redites en cherchant à la fixer ici ; elle a cependant de particulier qu’elle dégage une tristesse absolument indicible et inexplicable, tristesse dont je retrouve la trace dès que je me remets à y songer.

La vision, pour m’apparaître entre chien et loup, avait choisi une soirée ou j’étais seul dans ma chambre et seul dans ma maison familiale. Cela se passait sur la fin d’un dimanche de juillet, par un très chaud crépuscule. Fenêtres grandes ouvertes, j’écrivais je ne sais quelles lettres, me hâtant parce que je n’y voyais plus, — et ne voulais pas allumer de lumière par crainte d’appeler les moustiques.

Le dimanche ne manque jamais d’apporter, sur ma maison vide, une aggravation de nostalgique silence, parce que c’est un usage établi de laisser ce jour-là tous les domestiques se promener, et l’on reste sous la garde d’une vieille femme qui se tient en bas, pas trop rassurée d’ailleurs quand la nuit tombe, et n’ayant d’autre mission que de veiller la porte de la rue, pour le cas très improbable où quelqu’un viendrait sonner. Il faut dire aussi, pour l’intelligence de cette puérile petite histoire, que je me suis choisi une chambre tout au fond de la maison, afin d’avoir plus de silence encore ; elle donne sur une cour intérieure, au bout de laquelle est le pavillon de mon fils, et on est là comme dans une chartreuse, isolé même de la tranquille vie ambiante. Pour me tenir compagnie, pendant que j’écrivais mes lettres, longtemps j’avais eu la musique éperdue des martinets en tourbillon dans le ciel d’or, et puis ils étaient allés se coucher, cédant la place aux chauves-souris dont ma maison a toujours été hantée, et qui sont, comme on sait, de rapides petites bêtes en velours, fendant l’air sans jamais le plus léger bruit d’ailes.

Décidément je n’y voyais plus, et je restais là indécis, sentant une tristesse de solitude descendre sur mes épaules et m’envelopper comme un manteau. Avec un sentiment presque pénible, à mesure que le jour baissait, je songeais à tout ce qui me séparait de la rue, — une morne petite rue de province pourtant, et désertée sans doute à cette heure pour l’habituelle promenade du dimanche soir, mais tout de même une rue, où d’autres gens existaient, où se concentrait le peu de vie d’alentour. J’en étais vraiment loin, séparé par tant d’appartemens inhabités et remplis de trop de souvenirs de chères mortes, enfilade de salons vides, chambres vides, chambres où personne n’avait plus couché depuis que des aïeules en étaient parties pour le cimetière. Oh ! la lugubre chose, quand on s’y appesantit, d’avoir été le plus jeune et de rester le dernier de tout un groupe d’êtres qui vous avaient chéri pendant vos premières années… Et puis, ce jour-là, une sourde angoisse, que l’on osait à peine s’avouer à soi-même, oppressait toutes les âmes françaises. Des paroles ambiguës étaient arrivées de Berlin, l’officine des grandes fourberies, où plus que jamais semblaient se tramer d’abominables complots. Évidemment, on se disait : Non, ce n’est pas possible ; la guerre est devenue infaisable à force d’horreur ; aucun homme au monde, fût-ce même leur Kaiser sinistre, n’oserait déchaîner cela. C’est égal, on traversait une fois de plus une période anxieuse, du fait de l’homme d’Agadir. Et la possibilité d’une telle chose, qui bouleverserait de fond en comble l’humanité, rendait plus profondes mes pensées, avivait pour moi davantage le regret de ces passés relativement calmes et doux, qui imprégnaient encore de leur souvenir la vieille maison.

J’allai m’accouder à ma fenêtre, et là un souffle très chaud du vent d’été m’apporta une odeur exquise, envoyée par certain chèvrefeuille que j’ai toute ma vie connu. Je regardais, en face de moi, le pavillon qui est la demeure de mon fils… Tiens ! pourquoi les fenêtres de sa chambre à coucher, — au deuxième étage, au niveau de la mienne, — restaient-elles grandes ouvertes, puisqu’il était en voyage ? Quelque oubli des domestiques sans doute ; mais cela n’apportait aucune gaieté, au contraire, car, à cette heure bientôt nocturne, l’intérieur de la chambre naturellement était tout noir.

Avec une persistance involontaire, je me rappelai à nouveau toutes ces autres chambres vides, derrière moi, déjà plongées dans la vraie nuit, tandis qu’en avant j’avais ces cours, ces petits jardins, ces petits murs bas aux pierres grises et moussues, tout cela antérieur à mon existence, et si familier à mes premières années ! Beaucoup de roses, certes, beaucoup de fleurs partout, et de plantes grimpantes, mais plus personne de vivant nulle part…

Le chèvrefeuille continuait d’embaumer, mais la tristesse d’être seul, dans cette chère maison jadis si doucement peuplée, m’accablait par trop… Et c’est alors que, sans crier gare, instantanément, là-bas, dans le cadre d’une fenêtre de la chambre de mon fils, se dessina un personnage tout à fait indésirable… Un grand vieux, trop grand, trop chevelu, voûté, horrible, un sourire équivoque découvrant ses dents trop longues… Il se tenait un peu en retrait dans l’ombre, comme n’osant pas affronter ce qui restait de lumière dehors…

Sous mon premier regard, il s’évanouit bien entendu comme une fumée ; mais il avait eu le temps de m’appeler du doigt, de me faire signe : « Viens donc ! Mais viens donc un peu me trouver ! »

II. — LE CHANT DU DÉPART

Le matin du 2 août 1914.

Oui, jusqu’à hier, jusqu’à la dernière minute, on continuait de se le dire : ce n’est pas possible, aucun homme au monde, fût-ce leur Kaiser, n’oserait plus déchaîner l’horreur sans nom d’une guerre moderne ; ce n’est pas possible, donc cela ne sera pas

Et il a osé, lui, et cela est ! Chez ces lugubres atrophiés-là, des hérédités de despotisme sans frein ont tellement détruit tout sentiment de fraternité humaine, qu’ils n’hésitent plus devant un ou deux millions de morts, à jouer sur un coup de dés…

Ce matin, à mon réveil, quelqu’un, avec une brusquerie tragique, est venu me dire : « Ça y est !… Ils ont violé le Luxembourg ! » La nouvelle a mis un peu de temps à me pénétrer jusqu’au fond de l’âme, en bousculant toutes les autres conceptions sur son passage… Et maintenant, on vit dans une sorte d’effervescence contenue et silencieuse ; on a la mentalité de gens qui seraient avertis d’un cataclysme cosmique, d’une fin de monde, et on l’attend comme une chose inéluctable et immédiate, qui va tout à l’heure éclater aussi sûrement qu’une bombe déjà allumée, tandis que rien encore n’a troublé l’ordre ni le calme ambians.

Le calme, je crois qu’il n’avait jamais été si absolu que ce matin, sur ma petite ville de province toute blanche au soleil d’août. Par mes fenêtres, ouvertes sur les cours enguirlandées de verdure, aucun bruit ne m’arrive, que le chant des hirondelles, qui délirent de joie parce qu’il fait radieusement beau. Et cependant, ici comme partout ailleurs, d’un bout à l’autre de notre France, il doit y avoir affairement, angoisse et fièvre, dans toutes les maisons, dans toutes les casernes, dans tous les arsenaux. Dans toutes les âmes françaises, un grand tumulte doit bouillonner comme dans la mienne… Alors, c’est si déconcertant, cette tranquillité persistante des choses d’alentour, et ces chants joyeux des petits oiseaux de mes murailles !…


L’après-midi du 2 août.

Mon fils est rentré, à l’appel de la dépêche que je lui avais lancée la veille, prévoyant, sinon la guerre, du moins la mobilisation générale. Pour seulement quelques heures, il est revenu habiter son petit logis, là-bas, en face de ma chambre, — ce pavillon où m’était apparu un soir le futile et ridicule fantôme, mais qui est aujourd’hui si inondé d’incisive lumière. Je le vois passer et repasser devant sa fenêtre, occupé à faire préparer ses tenues de soldat qui dormaient depuis quelques mois, depuis qu’il avait fini son service d’artilleur. Il partira demain pour rejoindre son corps, et puis s’en aller à la plus effroyable des guerres. Je sais cela et je l’admets maintenant avec une soumission stupéfiante ; vraiment, les premières minutes de trouble et de révolte une fois passées, on est comme anesthésié devant le fait accompli, on ne se reconnaît plus soi-même.

Les tenues militaires ! Dans la lingerie de la maison, les miennes aussi viennent d’être dépliées et prennent le soleil. Je suis allé les revoir, épaulettes, ceinturon, sabre, dorures encore fraîches et éclatantes, que j’ai saluées avec une émotion de fête. Quel prestige, quel magique pouvoir ils gardent encore, ces harnais qui brillent, et qui sont, en somme, un legs des temps plus primitifs où l’on se parait naïvement pour les batailles !

Demain, quand je devrai me remettre en uniforme, sans doute par une journée brûlante comme aujourd’hui, ce sera la tenue coloniale en blanc qu’il me faudra prendre, la tenue, du reste, que j’aimais le plus, celle qui était le plus mêlée aux souvenirs de ma jeunesse errante, celle à qui j’avais dit adieu avec la plus intime tristesse. Je croyais si bien les avoir ensevelies pour jamais, ces vestes de toile, — fabriquées là-bas par les Chinois de la rue Catinat, à Saigon, comme en ont tous les officiers de marine, — ces inusables vestes de toile qui avaient tant connu le soleil des tropiques, et auxquelles je tenais comme à des fétiches. Il semblait que rien n’aurait plus le pouvoir de me les rendre, et cependant voilà, elles sont prêtes, elles aussi, bien blanches, repassées de frais, et ornées comme jadis de leurs insignes en dorures toutes neuves. Enfantillage, certes, je le reconnais, mais quelle réalisation inespérée d’un rêve, quelle joie et quel rajeunissement de revêtir cela demain, et, ainsi transformé, de me diriger, par les petites rues éblouissantes, sous la lumière du matin d’août, vers notre vieille Préfecture, pour me présenter à l’amiral, comme autrefois au moment de mes grands départs pour la mer ! C’est tout un cher passé qui renaîtra, quand je le croyais aboli sans retour…

Elle sera bien peu maritime, cette guerre, probablement ; mais puisse-t-elle l’être assez pour que mon tour vienne d’être appelé à servir à bord ! Oh ! revivre de cette vie qui fut la mienne pendant mes belles années, en revivre peu de temps, sans doute, car les tueries vont marcher effroyablement vite, mais en revivre quelques mois, quelques jours, et, qui sait ? trouver peut-être la seule mort qui ne soit pas lugubre et ne fasse pas peur !…

Cette suprême journée d’attente, on voudrait l’employer à des choses graves ou seulement rationnelles, comme par exemple ranger des papiers, ou passer en revue de chers objets de souvenir en leur disant un éventuel adieu, ou plutôt écrire des recommandations, des lettres sérieuses… Mais non, à côté de la grande tourmente qui s’approche, tout paraît également vain, petit, négligeable, et l’esprit ne s’arrête aujourd’hui qu’à des futilités. Même avec mon fils, il me semble que je n’ai rien à dire, rien qui soit digne de rompre notre méditatif silence, et d’ailleurs rien qu’il ne sente et ne sache déjà comme moi. Et les heures se traînent, longues, tranquilles, vides. Comme toutes les après-midi d’été, à cause du soleil, j’ai fermé les persiennes de ma chambre, et aucun bruit ne m’arrive de la petite ville endormie ; j’entends seulement bourdonner les abeilles qui, suivant leur habitude, sont entrées chez moi. Et, à la fin, cet excès de calme dans les entours est pénible, il cadre mal, il déroute et il oppresse ; on aimerait mieux de l’agitation, des cris, des fusillades.

Donc, demain, redevenir militaire ! Autrement dit, faire abstraction de sa personnalité, redevenir un rouage obéissant, en même temps qu’un rouage aveuglément obéi. Et aujourd’hui déjà on n’est plus soi-même, on n’est plus un être séparé, on n’est plus l’être distinct des autres que l’on était hier, on est une partie de ce grand tout qui s’appelle la France. On se sent porté à tous les sacrifices, on s’imagine être capable de tous les héroïsmes. Et peu à peu on commence de respirer avec une sorte d’ivresse ce vent d’aventure qui se lève…


Le soir du 2 août.

Sur la fin de cette journée d’engourdissement torride, le ciel devient noir, le tonnerre gronde, et on croirait le prélude des grandes canonnades. De larges gouttes d’eau tombent, et puis hésitent, s’arrêtent comme si les nuages tenaient conseil, perplexes eux aussi, et troublés.

Vers huit heures, quand la nuit est tout à fait venue, je sors pour une promenade avec mon fils, la dernière de longtemps sans doute, puisqu’il doit demain matin quitter la maison au petit jour pour rejoindre son corps. — Hélas ! des milliers et des milliers d’autres fils, dans toutes les villes et les villages de France, à ces mêmes heures de demain matin, quitteront aussi le toit paternel pour aller à la rencontre des Barbares. Oh ! pauvres enfans de France, appelés à la frontière, — happés, pourrait-on dire, — par le hideux Minotaure de Berlin !

Dehors, les rues sont vides ; les trottoirs mouillés et luisans reflètent les quelques lumières suspendues. Il fait une chaleur lourde et humide comme à Saigon ; de temps à autre, des gouttes larges continuent de tomber du ciel épais. Je ne les avais jamais vues si désertes, ces inchangeables petites rues de mon enfance ; mais on y entend une grande clameur, d’abord lointaine et qui se rapproche. Ah ! on dirait un cortège qui, de l’autre bout de la ville, s’avance en chantant : des milliers d’hommes, qui vont vite, vite comme des fous, agitant des lanternes au bout de bâtons. Ce sont des matelots pour la plupart, des soldats ou de jeunes conscrits de demain, et ce qu’ils chantent, c’est le Chant du Départ : « Par la voix du canon d’alarme, la France appelle ses enfans. »

Ils arrivent près de nous, et maintenant voici qu’ils crient, en dansant en mesure, avec une espèce de rage : « À Berlin ! À Berlin ! » sur le rythme vulgaire et féroce des « Lampions. » Des femmes suivent, marchent vite elles aussi, courant presque, pour ne pas se laisser distancer, mais elles sont muettes et sans joie : des mères, des sœurs, des fiancées.

À Berlin, nous n’y sommes pas encore, et ce cri est plutôt pour serrer le cœur. Comme on aimait mieux l’hymne magnifique qu’ils chantaient d’abord… Ah ! voici qu’ils le reprennent : « La victoire, en chantant, nous ouvre la carrière… » et pour un peu, ce soir, ces paroles feraient couler de bonnes larmes… Hélas ! de tous ceux qui chantent et qui dansent sous ce ciel d’orage, de tous ces jeunes, de tous ces enfans de France, quand la guerre sera finie, dans deux mois, dans trois peut-être, quand l’effroyable carnage cessera par épuisement, combien en restera-t-il ayant encore une voix pour chanter, et des jambes pour courir ?

Et songer que c’est un seul homme et un misérable dément, qui a déchaîné tout cela ! Il vit à des centaines de lieues de nous, là-bas à Berlin ; mais à lui est échu, et stupidement échu par héritage, ce pouvoir, dont il était mille fois indigne, de prononcer une parole à répercussion formidable ; une parole qui est venue jusqu’ici soulever le tumulte de ce soir et nous troubler tous au tréfonds de l’âme ! Oh ! quelle condamnation sans appel de cette antique et par trop naïve erreur humaine, qui, au XXe siècle, peut donc persister encore : confier le sort de tout un peuple, avec le droit sans contrôle de déclarer la guerre, confier cela à un seul être, et à un être aveuglément désigné par le hasard de sa naissance, fût-ce même un dégénéré et un fou comme ce Guillaume II, ou comme ce jeune produit plus morbide encore qui espère lui succéder !…

Sur le pauvre cortège de matelots et de soldats qui chantaient à tue-tête pour s’étourdir, voici tout à coup la pluie d’orage qui tombe torrentielle, dispersant les groupes, éteignant les lanternes et les voix. Et nous aussi, il faut rentrer, rentrer et essayer de dormir, — d’autant plus qu’il y aura ce départ, demain matin au petit jour…

Ce départ, c’est la pensée qui revient sans cesse, quoi que l’on fasse pour s’en détourner… Et comment dire ce qui se passe en nous-mêmes, tandis que nous rentrons sous l’ondée ? Comment le définir, ce mélange d’indignation, d’horreur, d’angoisse, — et quand même, sans qu’on ose se l’avouer, de presque joyeuse impatience ?…

Pierre Loti.


  1. Copyright by Pierre Loti, 1916.