Fragments de philosophes néoplatoniciens/Porphyre (trad. Bouillet)

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Traduction par M.-N. Bouillet.
Hachette (p. li-lxxxvi).


PREMIÈRE ENNÉADE.

LIVRE DEUXIÈME.
DES VERTUS[1].

I. Autres sont les vertus du citoyen, autres les vertus de l’homme qui tâche de s’élever à la contemplation, et que, pour cette raison, on appelle esprit contemplatif ; autres encore sont les vertus de celui qui contemple l’intelligence ; autres enfin sont les vertus de l’intelligence pure, qui est complètement séparée de l’âme.

1o Les vertus civiles[2] (ἀρεταὶ τοῦ πολιτιϰοῦ) consistent à être modéré dans ses passions, et à suivre dans ses actions les lois rationnelles du devoir (λογισμὸς τοῦ ϰαθήϰοντος). Le but de ces vertus étant de nous rendre bienveillants dans notre commerce avec nos semblables, elles sont appelées civiles parce qu’elles unissent les citoyens entre eux. « La prudence se rapporte à la partie raisonnable de notre âme ; le courage, à la partie irascible ; la tempérance consiste dans l’accord et l’harmonie de la partie concupiscible et de la raison ; la justice enfin, dans l’accomplissement par toutes ces facultés de la fonction propre à chacune d’elles, soit pour commander, soit pour obéir[3].  »

2o Les vertus de l’homme qui tâche de s’élever à la contemplation consistent à se détacher des choses d’ici-bas : aussi les appelle-t-on des purifications (ϰαθάρσεις)[4]. Elles nous commandent de nous abstenir des actes qui mettent en jeu les organes et des affections qui se rapportent au corps. L’objet de ces vertus est d’élever l’âme à l’être véritable. Tandis que les vertus civiles sont l’ornement de la vie mortelle et préparent aux vertus purificatives, ces dernières commandent à l’homme qu’elles embellissent de s’abstenir des actes dans lesquels le corps joue le rôle principal. Aussi, dans les vertus purificatives, « la prudence consiste à ne pas opiner avec le corps, mais à agir par soi-même, ce qui est l’œuvre de la pensée pure ; la tempérance, à ne pas partager les passions du corps ; le courage, à ne pas craindre d’en être séparé, comme si la mort plongeait l’homme dans le vide et le néant ; la justice enfin exige que la raison et l’intelligence commandent et soient obéies. » Les vertus civiles modèrent les passions : elles ont pour but de nous apprendre à vivre conformément aux lois de la nature humaine. Les vertus contemplatives arrachent de l’âme les passions : elles ont pour but de rendre l’homme semblable à Dieu[5].

Autre chose est se purifier, autre chose être pur. Aussi les vertus purificatives (ϰαθαρτιϰαὶ ἀρεταὶ) peuvent, comme la purification elle-même, être considérées sous deux points de vue : elles purifient l’âme, et elles ornent l’âme qui est purifiée, parce que le but de la purification est la pureté. Mais, « puisque la purification et la pureté consistent à s’être séparé de toute chose étrangère, le bien est autre chose que l’âme qui se purifie. Si l’âme qui se purifie eût possédé le bien avant de perdre sa pureté, il lui suffirait de se purifier ; dans ce cas même, ce qui lui resterait après la purification, ce serait le bien, et non la purification. Mais l’âme n’est pas le bien ; elle peut seulement y participer, en avoir la forme ; sinon, elle ne serait pas tombée dans le mal. Le bien pour l’âme, c’est d’être unie à son auteur ; son mal, de s’unir aux choses inférieures[6].  » Quant au mal, il y en a deux espèces : l’une, c’est de s’unir aux choses inférieures ; l’autre, c’est de s’abandonner aux passions. Les vertus civiles doivent leur nom de vertus et leur prix à ce qu’elles affranchissent l’âme d’une de ces deux espèces de mal [des passions]. Les vertus purificatives sont supérieures aux premières, en ce qu’elles affranchissent l’âme de l’espèce de mal qui lui est propre [de son union avec les choses inférieures][7]. Donc, quand l’âme est pure, il faut l’unir à son auteur : sa vertu, après sa conversion, consiste dans la connaissance et la science de l’être véritable ; non que l’âme n’ait pas cette connaissance, mais parce que, sans le principe qui lui est supérieur, sans l’intelligence, elle ne voit pas ce qu’elle possède[8].

3o Il y a une troisième espèce de vertus, qui sont supérieures aux vertus civiles et aux vertus purificatives, les vertus de l’âme qui contemple l’intelligence (ἀρεταὶ τῆς ψυχῆς νοερῶς ἐνεργούσης). « Ici la prudence et la sagesse consistent à contempler les essences que contient l’intelligence ; la justice est pour l’âme de remplir sa fonction propre, c’est-à-dire de s’attacher à l’intelligence et de diriger vers elle son activité ; la tempérance est la conversion intime de l’âme vers l’intelligence ; le courage est l’impassibilité, par laquelle l’âme devient semblable à ce qu’elle contemple, puisque l’âme est impassible par sa nature[9]. Ces vertus ont entre elles le même enchaînement que les autres. »

4o Il y a une quatrième espèce de vertus, les vertus exemplaires (ἀρεταὶ παραδειγματιϰαί), qui résident dans l’intelligence. Elles ont sur les vertus de l’âme la supériorité qu’a le type sur l’image : car l’intelligence contient à la fois toutes les essences qui sont les types des choses inférieures. « Dans l’intelligence, la prudence est la science ; la sagesse est la pensée ; la tempérance est la conversion vers soi-même ; la justice est l’accomplissement de sa fonction propre ; le courage est l’identité de l’intelligence, sa persévérance à rester pure, concentrée en elle-même, en vertu de sa supériorité[10].  »

Il y a ainsi quatre espèces de vertus : 1o les vertus exemplaires, propres à l’intelligence, à l’essence de laquelle elles appartiennent ; 2o les vertus de l’âme tournée vers l’intelligence et remplie de sa contemplation ; 3o les vertus de l’âme qui se purifie ou qui s’est purifiée des passions brutales propres au corps ; 4o les vertus qui embellissent l’homme en renfermant dans d’étroites limites l’action de la partie irraisonnable et en modérant les passions. « Celui qui possède les vertus de l’ordre supérieur possède nécessairement [en puissance] les vertus inférieures. Mais la réciproque n’a pas lieu[11] ». Celui qui possède les vertus supérieures ne préférera pas se servir des vertus inférieures par cela seul qu’il les possède ; il les emploiera seulement quand les circonstances l’exigeront[12]. Les buts, en effet, diffèrent selon l’espèce des vertus. Le but des vertus civiles est de modérer nos passions pour rendre notre conduite conforme aux lois de la nature humaine ; celui des vertus purificatives, de détacher l’âme complètement des passions ; celui des vertus contemplatives, d’appliquer l’âme aux opérations intellectuelles, au point de n’avoir plus besoin de songer à s’affranchir des passions ; enfin, celui des vertus exemplaires a de l’analogie avec le but des autres vertus. Ainsi, les vertus pratiques font l’homme vertueux ; les vertus purificatives, l’homme divin ou le bon démon ; les vertus contemplatives, le dieu ; les vertus exemplaires, le Père des dieux. Nous devons nous appliquer surtout aux vertus purificatives, en songeant que nous pouvons les acquérir dès cette vie, et que leur possession conduit aux vertus supérieures. Il faut donc pousser aussi loin que possible la purification, qui consiste à se séparer du corps et à s’affranchir de tout mouvement passionné de la partie irrationnelle. Mais comment peut-on purifier l’âme ? Jusqu’où peut aller la purification ? Voilà deux questions que nous allons examiner.

D’abord, le fondement et la base de la purification, c’est de se connaître soi-même, de savoir qu’on est une âme liée à un être étranger et d’essence différente[13].

Ensuite, quand on est persuadé de cette vérité, il faut se recueillir en soi-même en se détachant du corps et en s’affranchissant complètement de ses passions. Celui qui se sert trop souvent des sens, bien qu’il le fasse sans attachement et sans plaisir, est distrait cependant par le soin du corps et y est enchaîné par la sensibilité. Les douleurs et les plaisirs produits par les objets sensibles exercent sur l’âme une grande influence et lui inspirent de l’inclination pour le corps. Il est important d’ôter à l’âme une pareille disposition[14] « Dans ce but, elle n’accordera au corps que les plaisirs qui lui sont nécessaires, qui servent à le guérir de ses souffrances, à le délasser de ses fatigues, à l’empêcher d’être importun[15]. Elle s’affranchira des douleurs ; si cela n’est pas en son pouvoir, elle les supportera patiemment et les diminuera en ne consentant pas à les partager. Elle apaisera la colère autant que possible ; elle essaiera même de la supprimer entièrement ; du moins, si cela ne se peut pas, elle n’y participera en rien par sa volonté, laissant à une autre nature [à la nature animale][16] l’emportement irréfléchi, et encore réduisant et affaiblissant le plus possible les mouvements involontaires. Elle sera inaccessible à la crainte, n’ayant plus rien à redouter : là encore, elle comprimera tout brusque mouvement ; elle n’écoutera la crainte[17] que si c’est un avertissement de la nature à l’approche d’un danger. Elle ne désirera absolument rien de honteux : dans le boire et le manger, elle ne recherchera que la satisfaction d’un besoin tout en y restant étrangère. Quant aux plaisirs de l’amour, elle n’en jouira même pas involontairement ; du moins, elle ne dépassera pas les élans de l’imagination qui se joue dans les songes. Dans l’homme purifié, la partie intellectuelle de l’âme sera pure de toutes ces passions, elle voudra même que la partie qui ressent les passions irrationnelles du corps les perçoive sans être agitée, par elles et sans s’y abandonner ; de cette manière, si la partie irrationnelle vient elle-même à éprouver des émotions, celles-ci seront promptement calmées par la présence de la raison. Il n’y aura donc pas de lutte quand on aura fait des progrès dans la purification. Il suffira que la raison soit présente ; le principe inférieur la respectera au point de se fâcher contre lui-même et de se reprocher sa propre faiblesse, s’il éprouve quelque agitation qui puisse troubler le repos de son maître. » Tant que l’âme éprouve encore des passions, même modérées, il lui reste à faire des progrès pour devenir impassible. Ce n’est que lorsqu’elle a cessé complètement de partager les passions du corps qu’elle est réellement impassible. En effet, ce qui permettait à la passion de s’agiter, c’était que la raison lui lâchait les rênes par suite de sa propre inclination.


LIVRE NEUVIÈME.
DU SUICIDE.

De la séparation de l’âme et du corps[18].

II.[19] Ce que la nature a lié, la nature le délie. Ce que l’âme a lié, l’âme le délie. La nature a lié le corps à l’âme ; mais c’est l’âme qui s’est liée elle-même au corps. Donc il appartient à la nature seule de détacher le corps de l’âme, tandis que c’est l’âme elle-même qui se détache du corps.

III.[20] Il y a une double mort : l’une, connue de tous les hommes, consiste dans la séparation du corps d’avec l’âme ; l’autre, propre aux philosophes, résulte de la séparation de l’âme d’avec le corps. Celle-ci n’est nullement la conséquence de celle-là[21].


DEUXIÈME ENNÉADE.

LIVRE QUATRIÈME.
DE LA MATIÈRE.
De la conception de la matière.

IV.[22] Nous engendrons par la pensée le non-être [la matière] en nous séparant de l’être. Nous concevons aussi le Non-être [l’Un][23] en restant unis avec l’être. Par conséquent, si nous nous séparons de l’être, nous ne concevons pas le Non-être qui est au-dessus de l’être [l’Un], mais nous engendrons par la pensée quelque chose de mensonger, nous nous mettons dans l’état [d’indétermination] dans lequel on se trouve en sortant de soi-même. De même que chacun peut réellement et par soi-même s’élever au Non-être qui est au-dessus de l’être [à l’Un] ; de même [en se séparant de l’être par la pensée], on arrive au non-être qui est au-dessous de l’être.




TROISIÈME ENNÉADE.

LIVRE SIXIÈME.
DE L’IMPASSIBILITÉ DES CHOSES INCORPORELLES[24].
De l’incorporel.

V.[25] Le nom d’incorporel ne désigne pas un seul et même genre, comme le nom de corps. Les incorporels doivent leur nom à ce qu’on les conçoit par abstraction du corps. Aussi, les uns [comme l’intelligence et la raison discursive] sont des êtres véritables, existent sans le corps comme avec lui, subsistent par eux-mêmes, sont par eux-mêmes des actes et des vies ; les autres (comme la matière, la forme sensible sans la matière, le lieu, le temps, etc.] ne constituent pas des êtres véritables, sont unis au corps et en dépendent, existent par autrui, n’ont qu’une vie relative, ne subsistent que par certains actes. En effet, en donnant à ces choses le nom d’incorporelles, on indique ce qu’elles ne sont pas, on ne dit pas ce qu’elles sont.

De l’impassibilité de l’âme.

VI.[26] L’âme est une essence sans étendue, immatérielle, incorruptible ; son être consiste dans une vie qui est la vie elle même.

VII.[27] Quand l’être d’une essence est la vie elle-même et que ses passions sont des vies, sa mort consiste dans une vie d’une certaine nature et non dans l’entière privation de la vie[28] : car la passion que cette essence éprouve par la mort ne la conduit pas à la perte complète de la vie.

VIII.[29] Autre est la passion des corps, autre est la passion des choses incorporelles. Pâtir pour les corps, c’est changer. Au contraire, les affections et les passions propres à l’âme sont des actes qui n’ont rien de commun avec le refroidissement ou l’échauffement des corps. Par conséquent, si, pour les corps, la passion implique toujours un changement, il faut dire que toutes les essences incorporelles sont impassibles. En effet, les essences immatérielles et incorporelles sont toujours identiques en acte[30]. Quant aux essences qui touchent à la matière et aux corps, elles sont impassibles en elles-mêmes, mais les sujets dans lesquels elles résident pâtissent. Ainsi, quand l’animal sent, l’âme ressemble à une harmonie séparée de son instrument, laquelle fait vibrer d’elle-même les cordes mises à l’unisson ; quant au corps, il ressemble à une harmonie inséparable des cordes. La cause pour laquelle l’âme meut l’être vivant, c’est qu’il est animé. Il y a ainsi analogie entre l’âme et le musicien qui fait produire des sons à son instrument parce qu’il a en lui-même une puissance harmonique. Le corps frappé par l’impression sensible ressemble à des cordes mises à l’unisson. Dans la production du son, ce n’est pas l’harmonie elle-même qui pâtit, c’est la corde. Le musicien la fait résonner parce qu’il a en lui-même une puissance harmonique. Cependant, malgré la volonté du musicien, l’instrument ne produirait pas d’accords conformes aux lois de la musique, si l’harmonie elle-même ne les dictait.

IX.[31] L’âme se lie au corps en se tournant vers les passions qu’il éprouve (ἐπιστροφὴ πρὸς τὰ πάθη). Elle se détache du corps en se détournant de ses passions (ἀπαθεία)[32].

De l’impassibilité de la matière.

X.[33] Voici les propriétés de la matière d’après les Anciens : « La matière est incorporelle, parce qu’elle diffère des corps. Elle est sans vie, parce qu’elle n’est ni intelligence, ni âme, rien de ce qui vit par soi. Elle est informe, variable, infinie, sans puissance ; par conséquent, elle n’est pas être, elle est non-être ; elle n’est pas le non-être de la manière dont le mouvement est le non-être ; elle est véritablement le non-être. Elle est une image et un fantôme de l’étendue, parce qu’elle est le sujet premier de l’étendue. Elle est l’impuissance, le désir de l’existence. Si elle persévère, ce n’est pas dans le repos [c’est dans le changement] ; elle paraît toujours renfermer en elle-même les contraires, le grand et le petit, le moins et le plus, le défaut et l’excès. Elle devient toujours, sans persévérer jamais dans son état ni pouvoir en sortir. Elle est le manque de tout être ; par conséquent elle ment dans ce qu’elle paraît être : si, par exemple, elle paraît grande, elle est petite ; comme un vain fantôme, elle fuit et s’évanouit dans le non-être, non par un changement de lieu, mais par le défaut de réalité. Il en résulte que les images qui sont dans la matière ont pour sujet une image inférieure. C’est un miroir dans lequel les objets présentent des apparences diverses selon leurs positions, un miroir qui semble rempli quoiqu’il ne possède rien, et qui parait être toutes choses. »

De la passibilité du corps.

XI.[34] Les passions se rapportent à ce qui est sujet à la destruction : en effet, c’est la passion qui conduit à la destruction ; pâtir et être détruit appartiennent au même être. Les choses incorporelles ne sont point sujettes à destruction : elles sont ou elles ne sont pas ; dans l’un et l’autre cas, elles sont impassibles. Ce qui pâtit ne doit pas avoir cette nature impassible, mais être capable d’être altéré et détruit par les qualités des choses qui s’y introduisent et le font pâtir : car ce qui y subsiste n’est pas altéré par le premier objet venu. Il en résulte que la matière est impassible : car elle n’a point de qualité par elle-même. Les formes qui ont la matière pour sujet sont également impassibles. Ce qui pâtit, c’est le composé de la forme et de la matière, dont l’être consiste dans l’union de ces deux choses : car il est évidemment soumis à l’action des puissances contraires et des qualités des choses qui s’introduisent en lui et le font pâtir. C’est pourquoi les êtres qui tiennent d’autrui l’existence, au lieu de la posséder par eux-mêmes, peuvent également, en vertu de leur passivité, vivre ou ne pas vivre. Au contraire, les êtres dont l’existence consiste dans une vie impassible ont nécessairement une vie permanente ; de même les choses qui ne vivent pas sont également impassibles en tant qu’elles ne vivent pas. Il en résulte que changer et pâtir ne conviennent qu’au composé de la forme et de la matière, au corps, et non à la matière ; de même, recevoir la vie et la perdre, éprouver les passions qui en sont la conséquence, appartiennent au composé de l’âme et du corps. Rien de pareil ne saurait arriver à l’âme : car elle n’est pas une chose composée de vie et de non-vie (ἀζωΐα) ; elle est la vie elle-même, parce que son essence est simple, et qu’elle se meut elle-même.


LIVRE HUITIÈME.
DE LA NATURE, DE LA CONTEMPLATION ET DE L’UN[35].
De la Pensée.

XII.[36] La pensée n’est pas la même partout : elle diffère suivant la nature de chaque essence. Elle est intellectuelle dans l’intelligence, rationnelle dans l’âme, séminale dans la plante ; elle constitue une simple figure dans le corps ; enfin, dans le principe qui surpasse toutes ces choses, elle est supérieure à l’intelligence et à l’être.

De la Vie.

XIII.[37] Le mot corps n’est pas le seul qui se prenne dans plusieurs sens ; il en est de même du mot vie. Autre est la vie de la plante, autre la vie de l’animal, autre la vie de l’âme, autre la vie de l’intelligence, autre la vie du principe qui est supérieur à l’intelligence. En effet, les intelligibles sont vivants quoique les choses qui en procèdent ne possèdent pas une vie semblable à la leur.

De l’Un.

XIV.[38] Par l’intelligence on dit beaucoup de choses du principe qui est supérieur à l’intelligence [de l’Un][39]. Mais on en a l’intuition bien mieux par une absence de pensée que par la pensée. Il en est de cette idée comme de celle du sommeil, dont on parle jusqu’à un certain point à l’état de veille, mais dont on n’acquiert la connaissance et la perception que par le sommeil. En effet, le semblable n’est connu que par le semblable ; la condition de toute connaissance est que le sujet devienne semblable à l’objet[40].

QUATRIÈME ENNÉADE.

LIVRE DEUXIÈME.
DE L’ESSENCE DE L’ÂME[41].
De l’incorporel.

XV. Tout corps est dans un lieu ; l’incorporel en soi n’est pas en un lieu, non plus que les choses qui ont la même nature que lui.

XVI. L’incorporel en soi, par cela même qu’il est supérieur à tout corps et à tout lieu, est présent partout sans occuper d’étendue, d’une manière indivisible.

XVII. L’incorporel en soi, n’étant pas présent au corps d’une manière locale, lui est présent quand il veut, c’est-à-dire en inclinant vers lui, en tant que cela est dans sa nature. N’étant pas présent au corps d’une manière locale, il lui est présent par sa disposition.

XVIII. L’incorporel en soi ne devient pas présent au corps en essence ni en substance. Il ne se mêle pas avec lui. Cependant, par son inclination pour le corps, il engendre et il lui communique une puissance de lui-même capable de s’unir avec le corps. En effet, l’inclination de l’incorporel (ῥοπὴ) constitue une seconde nature [l’âme irraisonnable], qui s’unit avec le corps.

XIX.[42] L’âme a une nature intermédiaire entre l’essence qui est indivisible et l’essence qui est divisible par son union avec les corps : l’intelligence est une essence absolument indivisible ; les corps sont seulement divisibles ; mais les qualités et les formes engagées dans la matière sont divisibles par leur union avec les corps.

XX.[43] Les choses qui agissent sur d’autres n’agissent point par rapprochement et par contact (πελάσει ϰαὶ ἁφῇ). Quand elles agissent par rapprochement et par contact, ce n’est qu’accidentellement.


LIVRE TROISIÈME.
DOUTES SUR L’ÂME.
Union de l’âme et du corps[44].

XXI.[45] La substance corporelle n’empêche pas l’incorporel en soi d’être où il veut et comme il veut : car, de même que l’inétendu ne peut être contenu par le corps, de même la substance étendue ne fait point obstacle à l’incorporel et est pour lui comme le non-être. L’incorporel ne se transporte pas où il veut par un changement de lieu : car il n’y a que la substance étendue qui occupe un lieu. L’incorporel n’est pas non plus comprimé par le corps : car il n’y a que la substance étendue qui puisse être comprimée et déplacée. Ce qui n’a ni étendue ni grandeur ne saurait être arrêté par la substance étendue ni être exposé à un changement de lieu. Étant partout et n’étant nulle part, l’incorporel, partout où il se trouve, ne fait sentir sa présence que par une disposition d’une certaine nature (διαθέσει ποιᾷ). C’est par cette disposition qu’il s’élève au-dessus du ciel ou qu’il descend dans un coin du monde. Ce séjour même ne le rend pas visible aux yeux. C’est seulement par ses œuvres qu’il manifeste sa présence.

XXII.[46] Si l’incorporel est contenu dans le corps, il n’y est pas renfermé comme une bête dans une ménagerie : car il ne peut être renfermé ni embrassé par le corps. Il n’y est pas non plus comprimé comme de l’eau ou de l’air dans une outre. Il produit des puissances qui du sein de son unité[47] rayonnent au dehors : c’est par elles qu’il descend dans le corps et qu’il le pénètre[48]. C’est par cette ineffable extension de lui-même qu’il vient dans le corps et qu’il s’y enferme. Rien ne l’y attache si ce n’est lui-même. Ce n’est point le corps qui délie l’incorporel par suite d’une lésion ou de sa corruption ; c’est l’incorporel qui se délie lui-même en se détournant des passions du corps.

De la Descente de l’âme dans le corps et de l’Esprit.

XXIII.[49] De même qu’être sur la terre, pour l’âme, ce n’est point fouler le sol, comme le fait le corps, mais seulement présider au corps qui foule la terre ; de même, être dans les enfers, pour l’âme[50], c’est présider à une image dont la nature est d’être dans un lieu et d’avoir une essence ténébreuse. C’est pourquoi, si l’enfer placé sous la terre est un lieu ténébreux, l’âme, sans se séparer de l’être, descend dans l’enfer quand elle s’attache une image. En effet, quand l’âme quitte le corps solide auquel elle présidait, elle reste unie à l’esprit (πνεῦμα) qu’elle a reçu des sphères célestes[51]. Comme, par l’effet de son affection pour la matière, elle a développé telle ou telle faculté en vertu de laquelle elle avait une habitude sympathique pour tel ou tel corps pendant la vie[52], par suite de cette disposition, elle imprime une forme à l’esprit par la puissance de son imagination, et elle s’attache ainsi une image[53]. On dit que l’âme est dans l’enfer parce que l’esprit qui l’entoure se trouve avoir ainsi une nature informe et ténébreuse ; et, comme l’esprit pesant et humide descend jusqu’aux lieux souterrains, on dit que l’âme descend sous terre ; non que l’essence même de l’âme change de lieu ou soit dans un lieu, mais parce qu’elle contracte les habitudes des corps dont la nature est de changer de lieu et d’être dans un lieu. C’est ce qui fait que l’âme, d’après sa disposition, s’adjoint tel corps plutôt que tel autre[54] : car le rang et les qualités particulières du corps dans lequel elle entre dépendent de sa disposition.

Ainsi, à l’état de pureté supérieure, elle s’unit à un corps voisin de la nature immatérielle, à un corps éthéré. Lorsqu’elle descend du développement de la raison à celui de l’imagination, elle reçoit un corps solaire. Si elle s’effémine et se prend d’amour pour les formes, elle revêt un corps lunaire. Enfin, quand elle tombe dans les corps terrestres, qui, étant en analogie avec son caractère informe, se composent de vapeurs humides, il en résulte pour elle une ignorance complète de l’être, une sorte d’éclipse et une véritable enfance. Au sortir d’un corps terrestre, ayant son esprit encore troublé par ces vapeurs humides, elle s’attache une ombre qui l’appesantit[55]) : car un esprit de cette sorte tend naturellement à descendre dans les profondeurs de la terre à moins qu’il ne soit retenu et relevé par une cause supérieure. De même que l’âme est attachée à la terre par son enveloppe terrestre ; de même l’esprit humide, auquel elle est unie, lui fait traîner après elle une image qui la rend pesante. Or elle s’entoure de vapeurs humides quand elle vient à se mêler à la nature dont le travail est humide et souterrain. Mais si elle se sépare de la nature, une lumière sèche, sans ombre et sans nuage, brille aussitôt autour d’elle. En effet, c’est l’humidité qui forme les nuages dans l’air; la sécheresse de l’atmosphère produit une clarté sèche et sereine.


LIVRE SIXIÈME.
DE LA SENSATION ET DE LA MÉMOIRE[56].
De la Sensation.

XXIV.[57] L’âme contient les raisons [essences] de toutes choses. Elle opère selon ces raisons, qu’elle soit provoquée à l’acte par un objet extérieur, ou qu’elle se tourne vers ces raisons en se repliant sur elle-même[58]. Quand elle est provoquée à l’acte par un objet extérieur, elle y applique ses sens ; quand elle se replie sur elle-même, elle s’applique aux pensées. Il en résulte, dira-t-on peut-être, qu’il n’y a pas de sensation ni de pensée sans imagination : car, de même que, dans la partie animale, il n’y a pas de sensation sans une impression produite sur les organes des sens ; de même, il n’y a pas de pensée sans imagination. Sans doute : il y a là analogie. De même que l’image sensible (τύπος) résulte de l’impression éprouvée par la sensibilité[59] ; de même l’image intellectuelle (φάντασμα) résulte de la pensée[60].

De la mémoire.

XXV. La mémoire ne consiste pas à garder des images. C’est la faculté de reproduire les conceptions dont notre âme s’est occupée[61].

CINQUIÈME ENNÉADE.

LIVRE DEUXIÈME.
DE LA GÉNÉRATION ET DE L’ORDRE DES CHOSES QUI SONT APRÈS LE PREMIER[62].
De la Procession des êtres.

XXVI. Quand les substances incorporelles descendent, elles se divisent, se multiplient, et leur puissance s’affaiblit en s’appliquant à l’individuel. Quand elles montent, au contraire, elles se simplifient, s’unifient et leur puissance surabonde.

XXVII. Dans la vie des incorporels, la procession (πρόοδος) s’opère de telle sorte que le principe supérieur demeure ferme et inébranlable dans sa nature, qu’il donne de son être à qui est au-dessous de lui, sans rien perdre et sans changer en rien. Ainsi, ce qui reçoit l’être ne reçoit pas l’être avec une corruption ou un changement ; il n’est pas engendré comme la génération [l’être sensible], qui participe de la corruption et du changement. Il est donc non-engendré et incorruptible parce qu’il est produit sans génération ni corruption.

XXVIII. Toute chose engendrée tient d’autrui la cause de sa génération, puisque rien ne s’engendre sans cause. Mais, parmi les choses engendrées, celles qui doivent leur être à une réunion d’éléments sont par cela même périssables. Quant à celles qui, n’étant pas composées, doivent leur être à la simplicité de leur substance, elles sont impérissables, en tant qu’indissolubles ; en disant qu’elles sont engendrées, on n’entend pas qu’elles soient composées, mais seulement qu’elles dépendent d’une cause. Ainsi les corps sont doublement engendrés, d’abord comme dépendant d’une cause, ensuite comme composés. L’âme et l’intelligence sont engendrées sous ce rapport qu’elles dépendent d’une cause, mais non sous ce rapport qu’elles seraient composées. Donc les corps, étant doublement engendrés, sont dissolubles et périssables. L’âme et l’intelligence, n’étant pas engendrées sous ce rapport qu’elles ne sont pas composées, sont indissolubles et impérissables : car elles ne sont engendrées que sous ce rapport qu’elles dépendent d’une cause[63].

XXIX. Tout principe qui engendre en vertu de son essence est supérieur au produit qu’il engendre. Tout être engendré se tourne naturellement vers son principe générateur. Quant aux principes générateurs, quelques-uns [les substances universelles et parfaites] ne se tournent pas vers leur produit, d’autres [les substances particulières et sujettes à incliner vers le multiple] se tournent en partie vers leur produit et restent en partie tournés vers eux-mêmes, d’autres enfin se tournent vers leur produit et ne se tournent pas vers eux-mêmes.

Du Retour des êtres au Premier.

XXX. Des substances universelles et parfaites, aucune ne se tourne vers son produit. Toutes les substances parfaites se ramènent aux principes qui les ont engendrées. Le corps du monde lui-même, par cela seul qu’il est parfait, se ramène à l’Âme intelligente, et c’est pour cela que son mouvement est circulaire[64]L’Âme du monde se ramène à l’Intelligence, et l’Intelligence au Premier[65]. Tous les êtres aspirent donc au Premier, chacun dans la mesure de son pouvoir, depuis celui qui occupe le dernier rang dans l’univers. Ce retour des êtres au Premier (ἡ πρὸς τὸ πρῶτον ἀναγωγὴ) est nécessaire, qu’il soit d’ailleurs médiat ou immédiat. Aussi peut-on dire que les êtres n’aspirent pas seulement à Dieu, mais qu’ils en jouissent encore chacun selon son pouvoir[66]. Quant aux substances particulières et sujettes à incliner vers le multiple, il est dans leur nature de se tourner non seulement vers leur auteur, mais encore vers leur produit. C’est de cela que résulte leur chute et leur infidélité. La matière les pervertit parce qu’elles peuvent incliner vers elle, quoiqu’elles puissent aussi se tourner vers Dieu[67]. Ainsi, la perfection fait naître des premiers principes et tourne vers eux les êtres qui occupent le second rang. L’imperfection, au contraire, tourne les choses supérieures vers les choses inférieures, et leur inspire de l’amour pour ce qui s’est avant elles-mêmes éloigné des premiers principes [pour la matière][68].


LIVRE TROISIÈME.
DES HYPOSTASES QUI CONNAISSENT ET DU PRINCIPE SUPÉRIEUR[69].
L’Intelligence se connaît par un retour sur elle-même.

XXXI.[70] Quand un être subsiste par autrui, qu’il ne subsiste point par lui-même en se séparant d’autrui, il ne saurait se tourner vers lui-même pour se connaître en se séparant du sujet par lequel il subsiste : car il s’altérerait et il périrait en se séparant de son être. Mais quand un être se connaît lui-même en se séparant de celui auquel il est uni, qu’il se saisit lui-même indépendamment de cet être, qu’il le fait sans s’exposer à périr, il ne tient évidemment pas sa substance de l’être dont il peut, sans périr, se séparer pour se tourner vers lui-même et pour se connaître lui-même d’une manière indépendante. Si la vue, si la sensibilité, en général, ne se sent point elle-même, ne se perçoit pas en se séparant du corps, et ne subsiste point par elle-même ; si l’intelligence, au contraire, pense mieux en se séparant du corps, et se tourne vers elle-même sans périr : il est clair que les facultés sensibles ne passent à l’acte que par le secours du corps, tandis que l’intelligence possède par elle-même, et non par le corps, l’acte et l’être.

L’acte de l’intelligence est éternel et indivisible.

XXXII.[71] Autre chose est l’intelligence et l’intelligible, autre chose le sens et le sensible. L’intelligible est uni à l’intelligence comme le sensible l’est au sens. Mais le sens ne peut se percevoir lui-même[72]… L’intelligible, étant uni à l’intelligence, est saisi par l’intelligence et non par le sens. Mais l’intelligence est intelligible pour l’intelligence. Si l’intelligence est intelligible pour l’intelligence, l’intelligence est à elle-même son propre objet. Si l’intelligence est intelligible et non sensible, elle est un objet intelligible. Si elle est intelligible par l’intelligence, et non par le sens, elle sera intelligente. Elle est donc à la fois ce qui pense et ce qui est pensé, tout ce qui pense et tout ce qui est pensé. Elle n’agit pas d’ailleurs à la manière d’un instrument qui frotte et qui est frotté : « Elle n’est pas dans une partie d’elle-même sujet, et dans une autre, objet de la pensée; elle est simple, elle est tout entière intelligible pour elle-même tout entière[73]. » L’intelligence tout entière exclut toute idée d’inintelligence (ἀνοησία). Il n’y a pas en elle une partie qui pense, tandis que l’autre ne penserait pas : car alors, en tant qu’elle ne penserait pas, « elle serait inintelligente (ἀνόητος).  » Elle n’abandonne pas un objet pour penser à un autre : car elle cesserait de penser l’objet qu’elle abandonnerait. Donc, si elle ne passe pas successivement d’un objet à un autre, elle pense tout ensemble ; elle ne pense pas tantôt l’une, tantôt l’autre ; elle pense tout présentement et toujours[74]

Si l’intelligence pense tout présentement, s’il n’y a pour elle ni passé ni futur, sa pensée est un acte simple, qui exclut tout intervalle de temps. Ainsi tout y est ensemble, sous le rapport du nombre aussi bien que sous le rapport du temps. L’intelligence pense donc toutes choses selon l’unité et dans l’unité, sans que rien y tombe dans le temps ou dans l’espace. S’il en est ainsi, l’intelligence ne discourt point et n’est pas en mouvement [comme l’âme] ; c’est un acte qui est selon l’unité et dans l’unité, qui répugne au changement, au développement, à toute opération discursive[75]. Si, dans l’intelligence, la multitude est ramenée à l’unité, si l’acte intellectuel est indivisible et ne tombe point dans le temps, il est nécessaire d’attribuer à une pareille essence l’être éternel dans l’unité. Or c’est là l’éternité[76]. Donc l’éternité constitue l’essence même de l’intelligence. Quant à cette intelligence d’autre espèce qui ne pense pas selon l’unité et dans l’unité, qui tombe dans le changement et dans le mouvement, qui abandonne un objet pour s’occuper d’un autre, qui se divise et se livre à une action discursive[77], elle a pour essence le temps[78]. La distinction du passé et du futur convient à son mouvement. En passant d’un objet à un autre, l’âme change de pensées : non que les premières périssent et que les secondes sortent subitement d’une autre source ; mais celles-là, tout en semblant évanouies, demeurent dans l’âme, et celles-ci, tout en paraissant venir d’ailleurs, n’en viennent réellement point, mais naissent du sein même de l’âme qui ne se meut que d’elle à elle, et qui porte son regard successivement sur telle ou telle partie de ce qu’elle possède. Elle ressemble à une source qui, au lieu de s’écouler au dehors, reflue circulairement en elle-même. C’est ce mouvement de l’âme qui constitue le temps comme la permanence de l’intelligence en elle-même constitue l’éternité. L’intelligence n’est point séparée de l’éternité, comme l’âme ne l’est point du temps. L’intelligence et l’éternité ne forment qu’une seule hypostase. Ce qui se meut simule l’éternité par la perpétuité indéfinie de son mouvement, et ce qui demeure immobile simule le temps en paraissant multiplier son continuel présent mesure que le temps passe. C’est pourquoi quelques-uns ont dit que le temps se manifestait dans le repos aussi bien que dans le mouvement, et que l’éternité n’était que l’infinité du temps. Ils transportaient ainsi à chacune de ces choses les attributs de l’autre. C’est que ce qui persiste toujours dans un mouvement identique figure l’éternité par la perpétuité de son mouvement, et que ce qui persiste dans un acte identique figure le temps par la permanence de son acte. Au reste, dans les choses sensibles, la durée diffère selon chacune d’elles. Autre est la durée du cours du Soleil, autre la durée du cours de la Lune, autre la durée du cours de Vénus, etc. ; autre est l’année du Soleil, autre est l’année de chacun de ces astres ; autre est enfin l’année qui embrasse toutes les autres années et qui est conforme au mouvement de l’Âme, sur lequel les astres règlent leurs mouvements. Comme le mouvement de l’Âme diffère du mouvement des astres, son temps diffère aussi du temps des astres : car les divisions de cette dernière espèce de temps correspondent aux espaces parcourus par chaque astre et par des passages successifs en divers lieux.

L’Intelligence est multiple.

XXXIII.[79] L’Intelligence n’est pas le principe de toutes choses : car elle est multiple. Or le multiple suppose avant lui l’Un[80]. Il est évident que l’intelligence est multiple : les intelligibles qu’elle pense ne forment pas une unité, mais une multitude, et ils sont identiques avec elle. Donc, puisque l’Intelligence et les intelligibles sont identiques et que les intelligibles forment une multitude, l’Intelligence elle-même est multiple[81].

Quant à l’identité de l’intelligence et de l’intelligible, voici comment on peut la démontrer. L’objet que l’intelligence contemple doit être en elle ou exister hors d’elle. Il est évident d’ailleurs que l’intelligence contemple (θεωρεῖ) : car pour elle, penser (νοεῖν), c’est être intelligence (νοῦς) ; lui enlever la pensée, c’est lui enlever son essence[82]. — Ceci posé, il faut déterminer de quelle manière l’intelligence contemple son objet. Nous y arriverons en examinant les diverses facultés par lesquelles nous acquérons des connaissances : ce sont la Sensation, l’Imagination, l’Intelligence.

Le principe qui se sert des Sens ne contemple qu’en saisissant des choses extérieures, et, loin de s’unir aux objets de sa contemplation, il ne recueille de cette perception qu’une image[83]. Donc quand l’œil voit l’objet visible, il ne peut s’identifier avec cet objet : car il ne le verrait pas s’il n’en était à une certaine distance. De même, si l’objet du tact se confondait avec l’organe qui le touche, il s’évanouirait. Il est donc évident que les sens, et le principe qui se sert des sens, s’appliquent à ce qui est hors d’eux pour percevoir l’objet sensible.

De même, l’Imagination applique son attention à ce qui est hors d’elle pour s’en former une image ; c’est par cette attention même à ce qui est hors d’elle qu’elle se représente comme extérieur l’objet dont elle se forme l’image.

Telle est la manière dont la sensation et l’imagination perçoivent leurs objets. Aucune de ces deux facultés ne se replie et ne se concentre sur elle-même, que l’objet de leur perception soit une forme corporelle ou incorporelle[84].

Ce n’est pas de cette manière que perçoit l’Intelligence[85] : c’est en se tournant vers elle-même, en se contemplant elle-même. Si elle sortait de la contemplation de ses propres actes, si elle cessait d’en être l’intuition, elle ne penserait plus rien. L’intelligence perçoit l’objet intelligible comme la sensation perçoit l’objet sensible, par intuition. Mais, pour contempler l’objet sensible, la sensation s’applique à ce qui est hors d’elle, parce que son objet est matériel. Au contraire, pour contempler l’objet intelligible, l’intelligence se concentre en elle-même au lieu de s’appliquer à ce qui est hors d’elle. De là vient que quelques philosophes ont pensé qu’il n’y avait entre l’intelligence et l’imagination qu’une différence nominale : car ils croyaient que l’intelligence était l’imagination de l’animal raisonnable ; comme ils voulaient que tout dépendît de la matière et de la nature corporelle, ils devaient naturellement en faire dépendre aussi l’intelligence. Mais notre intelligence contemple d’autres essences que les corps. Donc [dans l’hypothèse de ces philosophes] elle contemplera ces essences placées dans quelque lieu. Mais ces essences sont hors de la matière ; par conséquent, elles ne sauraient être dans un lieu. Il est donc évident qu’il faut placer les intelligibles dans l’intelligence.

Si les intelligibles sont dans l’intelligence, l’intelligence contemplera les intelligibles et se contemplera elle-même en les contemplant ; en se comprenant elle-même, elle pensera, parce qu’elle comprendra les intelligibles. Or les intelligibles forment une multitude (car l’intelligence pense une multitude d’intelligibles[86], et non une unité) ; donc elle est multiple. Mais le multiple suppose avant lui l’Un ; par conséquent, il est nécessaire qu’au-dessus de l’Intelligence il y ait l’Un.

XXXIV.[87] La substance intellectuelle est composée de parties semblables, de telle sorte que les essences existent à la fois dans l’intelligence particulière et dans l’intelligence universelle. Mais, dans l’intelligence universelle, les essences particulières elles-mêmes sont conçues universellement ; dans l’intelligence particulière, les essences universelles sont, conçues particulièrement aussi bien que les essences particulières.




SIXIÈME ENNÉADE.

LIVRE QUATRIÈME.
L’ÊTRE UN ET IDENTIQUE EST PARTOUT PRÉSENT TOUT ENTIER.[88].
De l’Incorporel.

XXXV. L’incorporel est ce que l’on conçoit par abstraction du corps ; c’est à cela qu’il doit son nom. À ce genre appartiennent, selon les Anciens, la matière, la forme sensible, quand elle est conçue séparée de la matière, les natures, les facultés, le lieu, le temps, la surface. Toutes ces choses en effet sont appelées incorporelles parce qu’elles ne sont pas des corps. Il est d’autres choses qu’on appelle incorporelles par catachrèse, non parce qu’elles ne sont pas des corps, mais parce qu’elles ne peuvent engendrer de corps. Ainsi, l’incorporel de la première espèce subsiste dans le corps ; l’incorporel de la seconde espèce est complètement séparé du corps et de l’incorporel qui subsiste dans le corps. Le corps en effet occupe un lieu et la surface n’existe pas hors du corps. Mais l’intelligence et la raison Intellectuelle [la raison discursive] n’occupent pas de lieu, ne subsistent pas dans le corps, ne constituent pas le corps, ne dépendent point du corps ni d’aucune des choses qu’on appelle incorporelles par abstraction du corps. D’un autre côté, si l’on conçoit le vide comme incorporel, l’intelligence ne peut être dans le vide. Le vide en effet peut recevoir un corps, mais il ne peut contenir l’acte de l’intelligence ni servir de lieu à cet acte. Des deux espèces d’incorporel dont nous venons de parler, les sectateurs de Zénon rejettent l’une [l’incorporel qui existe hors du corps] et admettent l’autre [l’incorporel qu’on sépare du corps par abstraction et qui n’a pas d’existence hors du corps] : ne voyant pas que la première espèce d’incorporel n’est pas semblable à la seconde, ils refusent à la première toute réalité ; ils devraient cependant reconnaitre que l’incorporel [qui subsiste hors du corps] est une autre espèce [que l’incorporel qui ne subsiste pas hors du corps], et ne pas croire que, parce qu’une espèce d’incorporel n’a pas de réalité, l’autre n’en a pas non plus[89].

Rapport de l’incorporel et du corporel.

XXXVI.[90] Toute chose, si elle est quelque part, y est d’une manière conforme à sa nature. Pour le corps qui se compose de matière et possède un volume, être quelque part, c’est être dans un lieu. Aussi, le corps du monde, étant matériel et possédant un volume, a de l’étendue et occupe un lieu. Le monde intelligible au contraire, et en général l’être immatériel et incorporel en soi, n’occupe point de lieu, en sorte que l’ubiquité (τὸ εἶναι πανταχοῦ) de l’incorporel n’est pas une présence locale. « Il n’a pas une partie ici et une partie là[91] » : car de cette manière, il ne serait pas hors de tout lieu ni sans étendue ; « partout où il est, il est tout en contenu dans tel lieu et exclu de tel autre. « Il n’est pas non plus voisin d’un lieu ni éloigné d’un autre, » parce qu’il n’y a que les choses qui occupent un lieu qui comportent des rapports de distance. Par conséquent, le monde sensible est présent à l’intelligible dans l’espace ; mais l’intelligible est présent au monde sensible sans avoir de parties ni être dans l’espace. Quand l’indivisible est présent dans le divisible, « il est tout entier dans chaque partie, » identique et numériquement un. « Si l’être indivisible et simple devient étendu et multiple, ce n’est que par rapport à l’être étendu et multiple qui le possède, non tel qu’il est réellement, mais de la manière dont il peut le posséder. » Quant à l’être étendu et multiple, il faut qu’il devienne inétendu et simple dans son rapport avec l’être naturellement étendu et simple pour jouir de sa présence. En d’autres termes, c’est conformément à sa nature, sans se diviser, ni se multiplier, ni occuper de lieu, que l’être intelligible est présent à l’être naturellement divisible, multiple et contenu dans un lieu ; mais c’est d’une manière divisible, multiple, locale, que l’être qui occupe un lieu est présent à « l’être qui n’a point de rapport avec l’espace. » Il faut donc, dans nos spéculations sur l’être corporel et sur l’être incorporel, ne pas confondre leurs caractères, conserver à chacun sa nature, et bien nous garder d’aller, par imagination ou par opinion, attribuer à l’incorporel certaines qualités des corps. Personne ne prête aux corps les caractères de l’incorporel, parce que chacun vit dans le commerce des corps ; mais, comme on a peine à connaître les essences incorporelles, on ne s’en forme que des conceptions vagues et on ne peut les saisir tant qu’on se laisse guider par l’imagination. Il faut se dire à soi-même : l’être sensible occupe un lieu et est hors de lui-même parce qu’il a un volume ; « l’être intelligible n’est pas dans un lieu, mais en lui-même, » parce qu’il n’a point de volume. L’un est une copie, l’autre est un archétype ; l’un tient l’être de l’intelligible, l’autre le trouve en lui-même : car toute image est une image de l’intelligence. Il faut bien se rappeler les propriétés du corporel et de l’incorporel pour ne point s’étonner qu’ils diffèrent malgré leur union, s’il est permis de donner le nom d’union (σύνοδος) à leur rapport : car il ne faut pas ici penser à l’union de substances corporelles, mais à l’union de substances dont les propriétés sont complètement incompatibles. Cette union diffère entièrement de celle des substances qui ont la même essence : aussi n’est-elle ni un mélange, ni une mixtion, ni une union véritable, ni une juxtaposition. Le rapport du corporel et de l’incorporel s’établit d’une façon différente, qui se manifeste dans la communication des substances de même nature, mais dont aucune opération corporelle ne peut donner une idée[92] : l’être incorporel est tout entier sans étendue dans toutes les parties de l’être étendu, le nombre de ces parties fût-il infini ; « il est présent d’une façon indivisible, sans faire correspondre chacune de ses parties à une des parties de l’être étendu ; » il ne devient pas multiple pour être présent d’une manière multiple à une multitude de parties. Il est tout entier dans toutes les parties de l’être étendu, dans chacune d’elles et dans toute la masse, sans se diviser ni devenir multiple pour entrer en rapport avec le multiple, enfin, en conservant son unité numérique[93]. Ce n’est qu’aux êtres dont la puissance se disperse qu’il appartient de posséder l’intelligible par parties et par fractions. Souvent ces êtres, en s’écartant de leur nature, imitent par une apparence trompeuse les êtres intelligibles, et nous hésitons à reconnaître leur essence parce qu’ils semblent l’avoir changée contre l’essence incorporelle.

L’incorporel n’a pas d’étendue.

XXXVII.[94] L’être réel n’est ni grand ni petit. La grandeur et la petitesse sont les attributs de la masse corporelle. Par son identité et son unité numérique, l’être réel n’est ni grand ni petit, ni très grand ni très petit, quoiqu’il fasse participer à sa nature ce qu’il y a de plus grand et de plus petit. Qu’on ne se le représente donc pas comme grand : on ne saurait concevoir alors comment il peut se trouver dans le plus petit espace sans être diminué ni resserré. Qu’on ne se le représente pas comme petit: on ne comprendrait plus comment il peut être présent dans tout un grand corps sans être augmenté ni étendu. Concevant à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit, on doit se représenter, dans le premier corps venu et dans une infinité d’autres corps de grandeur différente, l’être réel conservant son identité et demeurant en lui-même : car il est uni à l’étendue du monde sans s’étendre ni se diviser, et il dépasse l’étendue du monde aussi bien que celle de ses parties en les embrassant dans son unité. De même, le monde s’unit à l’être réel par toutes ses parties, autant que le lui permet sa nature, et il ne peut cependant l’embrasser tout entier ni contenir toute sa puissance. L’être réel est infini et incompréhensible pour le monde parce que, entre autres attributs, il possède celui de n’avoir aucune étendue.

XXXVIII. La grandeur du volume est une cause d’infériorité pour un corps si, au lieu de le comparer aux choses de même espèce, on le considère par rapport aux choses qui ont une essence différente : car le volume est en quelque sorte une procession de l’être hors de lui-même et un morcellement de sa puissance. Ce qui possède une puissance supérieure est étranger à toute étendue : car la puissance n’arrive à posséder toute sa plénitude qu’en se concentrant en elle-même ; elle a besoin de se fortifier pour acquérir toute son énergie. Aussi le corps, en s’étendant dans l’espace, perd-il de sa force et s’éloigne-t-il de la puissance qui appartient à l’être réel et incorporel ; mais l’être réel ne s’affaiblit pas dans l’étendue, parce que, n’ayant point d’étendue, il conserve la grandeur de sa puissance. De même que l’être réel n’a ni étendue ni volume par rapport au corps, de même l’être corporel est faible et impuissant par rapport à l’être réel. L’être qui possède la plus grande puissance n’occupe point d’étendue. Aussi, quoique le monde remplisse l’espace, qu’il soit uni partout à l’être réel, il ne saurait cependant embrasser la grandeur de sa puissance[95]. Il est uni à l’être réel, non par parties, mais d’une manière indivisible et indéfinie[96]. Donc l’incorporel est présent au corps, non d’une manière locale, mais par assimilation, en tant que le corps est capable d’être rendu semblable à l’incorporel et que l’incorporel peut se manifester en lui[97]. L’incorporel n’est pas présent au matériel, en tant que le matériel est incapable de s’assimiler à un principe complètement immatériel ; l’incorporel est présent au corporel, en tant que le corporel peut s’assimiler à lui. L’incorporel n’est pas non plus présent au matériel par réceptivité [en ce sens qu’une des deux substances recevrait quelque chose de l’autre] ; autrement le matériel et l’immatériel seraient altérés, le premier, en recevant l’immatériel, puisqu’il se transformerait en lui, et le second, en devenant matériel. Donc, quand un rapport s’établit entre deux substances aussi différentes que le corporel et l’incorporel, il y a assimilation et participation réciproque à la puissance de l’un et à l’impuissance de l’autre. C’est pourquoi le monde reste toujours fort loin de la puissance de l’être réel, et celui-ci de l’impuissance de l’être matériel. Mais ce qui tient le milieu, ce qui assimile et est assimilé tout ensemble, ce qui unit les extrêmes, devient une cause d’erreur à leur sujet, parce qu’il rapproche par l’assimilation des substances fort différentes.

Rapport des âmes particulières avec l’Âme universelle.

XXXIX.[98] « Il ne faut pas croire que la pluralité des âmes vienne de la pluralité des corps. Les âmes particulières subsistent aussi bien que l’Âme universelle indépendamment des corps, sans que l’unité de l’Âme universelle absorbe la multiplicité des âmes particulières, ni que la multiplicité de celles-ci morcelle l’unité de celle-là[99]. » Les âmes particulières sont distinctes sans être séparées les unes des autres et sans diviser l’Âme universelle en une foule de parties ; elles sont unies les unes aux autres sans se confondre et sans faire de l’Âme universelle un simple total : « car elles ne sont pas séparées entre elles par des limites et elles ne se confondent pas les unes avec les autres ; « elles sont distinctes les unes des autres comme les sciences diverses dans une seule âme. » Enfin, les âmes particulières ne sont pas dans l’Âme universelle comme des corps, c’est-à-dire comme des substances réellement différentes[100]) ; ce sont des actes divers de l’Âme universelle (τῆς ψυχῆς ποιαὶ ἐνέργειαι). En effet, « la puissance de l’Âme universelle est infinie, » et tout ce qui participe à elle est âme ; toutes les âmes forment l’Âme universelle, et cependant l’Âme universelle existe indépendamment de toutes les âmes particulières. De même qu’on n’arrive point à l’incorporel en divisant les corps à l’infini, parce que cette division ne les modifie que sous le rapport du volume ; de même, en divisant à l’infini l’Âme, qui est l’Espèce vivante (εἶδος ζωτιϰὸν), on n’arrive qu’à des espèces : car l’Âme contient des différences spécifiques, et elle existe tout entière avec elles aussi bien que sans elles. En effet, si l’Âme est divisée en elle-même, sa diversité ne détruit pas son identité. Si l’unité des corps, où la diversité l’emporte sur l’identité, n’est pas morcelée par leur union avec un principe incorporel ; si tous, au contraire, possèdent l’unité de substance et ne sont divisés que par les qualités et les autres formes ; que dire et que penser de l’Espèce de la vie incorporelle, où l’identité l’emporte sur la diversité, où il n’y a pas un sujet étranger à la forme et d’où les corps reçoivent l’unité ? L’unité de l’Âme ne saurait être morcelée par son union avec un corps, quoique le corps entrave souvent ses opérations. Étant identique, l’Âme fait et découvre tout par elle-même, parce que ses actes sont des espèces, quelque loin que l’on pousse la division. Quand l’Âme est séparée des corps, chacune de ses parties possède tous les pouvoirs que possède l’Âme elle-même, comme une semence particulière a les mêmes propriétés que la semence universelle. De même qu’une semence particulière, étant unie à la matière, conserve les propriétés de la semence universelle, et que, d’un autre côté, la semence universelle possède toutes les propriétés des semences particulières dispersées dans la matière ; ainsi, les parties que l’on conçoit dans l’Âme séparée de la matière possèdent toutes les puissances de l’Âme universelle[101]. L’âme particulière, qui incline vers la matière, est liée à la matière par la forme que sa disposition lui a fait choisir ; mais elle conserve les puissances de l’Âme universelle, et elle s’y unit quand elle se détourne du corps pour se concentrer en elle-même.

Or comme, en inclinant vers la matière, l’âme est réduite à un dénuement complet par l’épuisement total de ses facultés propres, comme au contraire, en s’élevant vers l’intelligence, elle recouvre la plénitude des puissances de l’Âme universelle, les anciens[102] ont eu raison de désigner, dans leur langage mystique, ces deux états opposés de l’Âme sous les noms de Penia et de Poros[103].



LIVRE CINQUIÈME.

L’ÊTRE UN ET IDENTIQUE EST PARTOUT PRÉSENT TOUT ENTIER[104].
L’être incorporel est tout entier en tout.

XL.[105] Pour exprimer le mieux possible la nature propre de l’être incorporel, les anciens[106] ne se contentent pas de dire : il est un : ils ajoutent aussitôt : et tout, comme un objet sensible est un tout. Mais comme cette unité de l’objet sensible contient une diversité (car dans l’objet sensible l’unité totale n’est pas toutes choses en tant qu’elle est une et que toutes choses constituent l’unité totale), les anciens ajoutent aussi : en tant qu’un. Par là, ils veulent empêcher qu’on ne s’imagine un tout de collection et indiquer que l’être réel n’est tout qu’en vertu de son unité indivisible. Après avoir dit : il est partout, ils ajoutent : et nulle part. Enfin après avoir dit : il est en tout, c’est-à-dire dans toutes les choses particulières qui ont la disposition nécessaire pour le recevoir, ils ajoutent encore : tout entier. Ils le représentent ainsi à la fois sous les attributs les plus contraires, afin d’en écarter toutes les fausses imaginations qui sont tirées de la nature des corps et qui ne peuvent qu’obscurcir la véritable idée de l’être réel.

Différence de l’être intelligible et de l’être sensible.

XLI.[107] Voici les caractères véritables de l’être sensible et matériel : il est étendu, muable, toujours autre qu’il n’était, composé ; il ne subsiste point par lui-même, il occupe un lieu, il a un volume, etc. Au contraire, l’être réel et subsistant par lui-même est édifié sur lui-même et toujours identique ; il a l’identité pour essence ; il est essentiellement immuable, simple, indissoluble, sans étendue, hors de tout lieu ; il ne naît ni ne périt, etc. Attachons-nous à ces caractères de l’être sensible et de l’être véritable ; ne leur donnons pas et ne leur laissons pas donner des attributs différents.

XLII.[108] L’être réel est dit multiple, sans qu’il soit véritablement divers quant à l’espace, au volume, au nombre, à la figure ou à l’étendue des parties ; sa division est une diversité sans matière, sans volume, sans multiplicité réelle. Aussi, l’être réel est un. Son unité ne ressemble pas à celle d’un corps, d’un lieu, d’un volume, d’une multitude. Il possède la diversité dans l’unité. Sa diversité implique à la fois division et union : car elle n’est pas extérieure ni adventice ; l’être réel n’est pas multiple par participation à une autre essence, mais par lui-même. Il reste un en exerçant toutes ses puissances, parce qu’il tient sa diversité de son identité même, et non d’un assemblage de parties hétérogènes, comme les corps. Ces derniers possèdent l’unité dans la diversité : car, en eux, c’est la diversité qui domine, l’unité est extérieure et adventice. Dans l’être réel, au contraire, c’est l’unité qui domine avec l’identité : la diversité est née du développement de la puissance de l’unité. Aussi, l’être réel conserve son indivisibilité en se multipliant ; le corps conserve son volume et sa multiplicité en s’unifiant. L’être réel est édifié sur lui-même, parce qu’il est un par lui-même. Le corps n’est jamais fondé sur lui-même, parce qu’il ne subsiste que par son extension. L’être réel est donc une unité féconde, et le corps une multitude unifiée. Il faut donc déterminer avec exactitude comment l’être réel est un et divers, comment le corps est multiple et un, et ne pas donner à l’un les attributs de l’autre.

Dieu est partout et nulle part.

XLIII.[109] Dieu est partout parce qu’il n’est nulle part. Il en est de même de l’Intelligence et de l’Âme. Mais, c’est par rapport à tous les êtres qu’il surpasse que Dieu est partout et nulle part : sa présence et son absence dépendent seulement de son être et de sa volonté[110]. L’Intelligence est en Dieu, mais ce n’est que par rapport aux choses qui viennent après elle qu’elle est partout et nulle part. L’Âme est dans l’intelligence et en Dieu, mais c’est seulement par rapport au corps qu’elle est partout et nulle part[111]. Le corps est dans l’Âme et en Dieu. Toutes les choses qui possèdent ou ne possèdent pas l’être procèdent de Dieu et sont en Dieu ; mais Dieu n’est aucune d’elles, ni dans aucune d’elles. Si Dieu était seulement présent partout, il serait toutes choses et en toutes choses ; mais, d’un autre côté, il n’est nulle part ; tout est donc engendré en lui et par lui, parce qu’il est partout, mais rien ne se confond avec lui, parce qu’il n’est nulle part. De même, si l’Intelligence est le principe des âmes et des choses qui viennent après les âmes, c’est qu’elle est partout et nulle part ; c’est qu’elle n’est ni Âme, ni aucune des choses qui viennent après l’Âme, ni dans aucune d’elles ; c’est qu’elle est non-seulement partout, mais encore nulle part par rapport aux êtres qui lui sont inférieurs. De même enfin l’Âme n’est ni un corps ni dans le corps, mais seulement la cause du corps, par la raison qu’elle est à la fois partout et nulle part dans le corps. Ainsi, il y a procession (πρόοδος) dans l’univers [depuis ce qui est partout et nulle part] jusqu’à ce qui ne peut être à la fois partout et nulle part et qui se borne à participer de cette double propriété.

L’âme humaine est unie par son essence à l’Être universel.

XLIV.[112] « Lorsque vous avez conçu la puissance inépuisable et infinie de l’Être en soi, et que vous commencez à entrevoir sa nature incessante, infatigable, qui se suffit complètement à elle-même, » qui a le privilége d’être la vie la plus pure, de se posséder pleinement elle-même, d’être édifiée sur elle-même, de ne désirer et de ne chercher rien en dehors d’elle, « ne lui attribuez pas une détermination locale » ou une relation : car, en vous bornant par une considération de lieu ou de relation, vous ne bornez pas sans doute l’Être en soi, mais vous vous en détournez en étendant sur votre pensée le voile de l’imagination. « Vous ne pouvez dépasser, ni fixer, ni déterminer, ni resserrer dans d’étroites limites la nature de l’Être en soi, comme si elle n’avait plus rien à donner au-delà [de certaines limites] et qu’elle s’épuisait peu à peu. » Elle est la source la plus intarissable qu’on puisse concevoir. « Quand vous aurez atteint cette nature[113], et que vous serez devenu semblable à l’Être universel, ne cherchez rien au delà. » Sinon, vous vous en éloignerez, vous attacherez vos regards sur un autre objet. « Si vous ne cherchez rien au delà, » si vous vous renfermez en vous-même et dans votre propre essence, « vous deviendrez semblable à l’Être universel et vous ne vous arrêterez à aucune des choses qui lui sont inférieures. Ne dites pas : voilà ce que je suis. En oubliant ce que vous êtes[114], vous deviendrez l’Être universel. Vous étiez déjà l’Être universel, mais vous aviez quelque chose en outre ; vous étiez par cela même inférieur, parce que ce que vous possédiez outre l’Être universel venait du non-être. À l’Être universel, on ne peut rien ajouter. » Lorsqu’on lui ajoute quelque chose d’emprunté au non-être, on tombe dans la pauvreté et dans un dénûment complet. « Abandonnez donc le non-être, et vous vous posséderez pleinement vous-même, [en sorte que vous aurez l’Être universel en écartant tout le reste : car, tant qu’on est avec le reste, l’Être ne se manifeste pas, n’accorde pas sa présence][115]. » On trouve l’Être, en écartant tout ce qui le rabaisse et l’amoindrit, en cessant de le confondre avec des objets inférieurs et de s’en faire une fausse idée. Sans cela, on s’éloigne à la fois de l’Être et de soi-même. En effet, quand on est présent à soi-même, on possède l’Être qui est présent partout ; quand on s’éloigne de soi-même, on s’éloigne aussi de lui. Telle est l’importance qu’il y a pour l’âme à s’approcher de ce qui est en elle, et à s’éloigner de ce qui est hors d’elle : car l’Être est en nous, et le non-être est hors de nous. Or l’Être est présent en nous quand nous n’en sommes pas détournés par d’autres choses. « Il n’approche pas de nous pour nous faire jouir de sa présence. C’est nous qui nous écartons de lui, quand il ne nous est pas présent. » Qu’y a t-il d’étonnant ? Pour être près de l’Être, vous n’avez pas besoin d’être loin de vous-même : car, « vous êtes à la fois loin de l’Être et près de lui, en ce sens que c’est vous qui vous approchez de lui et qui vous en écartez, quand, au lieu de vous considérer vous-même, vous considérez ce qui vous est étranger. » Si donc vous êtes près de l’Être tout en étant loin de lui, si, par cela même vous vous ignorez vous-même, si vous connaissez toutes les choses auxquelles vous êtes présent et qui sont éloignées de vous plutôt que vous-même qui êtes naturellement près de vous, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que ce qui n’est pas près de vous vous reste étranger, puisque vous vous en éloignez en vous éloignant de vous-même ? Quoique vous soyez toujours près de vous même et que vous ne puissiez vous en éloigner, il faut que vous soyez présent à vous-même pour jouir de la présence de l’Être dont vous êtes substantiellement aussi inséparable que de vous-même. Par là, il vous est donné de connaître ce qui se trouve près de l’Être et ce qui s’en trouve loin, quoiqu’il soit lui-même présent partout et nulle part. Celui qui peut pénétrer par la pensée dans sa propre substance et en acquérir ainsi la connaissance se trouve lui-même dans cet acte de connaissance et de conscience, où le sujet qui connaît est identique à l’objet qui est connu. Or, en se possédant lui-même, il possède aussi l’Être. Celui qui sort de lui-même pour s’attacher aux objets extérieurs, en s’éloignant de lui-même, s’éloigne aussi de l’Être. Il est dans notre nature de nous établir au sein de nous-mêmes, où nous jouissons de toute la richesse de notre propre fonds, et de ne pas nous détourner de nous-mêmes vers ce qui nous est étranger et où nous ne trouvons que la plus complète pauvreté. Sinon, nous nous éloignons de l’Être, quoiqu’il soit près de nous : car ce n’est ni le lieu, ni la substance, ni un obstacle qui nous sépare de l’Être ; c’est notre conversion vers le non-être. Notre entraînement hors de nous-mêmes et notre ignorance de nous-mêmes sont ainsi une juste punition de notre éloignement de l’Être. Au contraire, l’amour que l’âme a pour elle-même la conduit à se connaître et à s’unir à Dieu[116]. Aussi a-t-on dit avec raison que l’homme est ici-bas dans une prison parce qu’il s’est enfui du ciel[117], et qu’il tâche de rompre ses liens : car, en se tournant vers les choses d’ici-bas, il s’est abandonné lui-même et s’est écarté de sa divine origine ; c’est, comme le dit [Empédocle], un fugitif qui a déserté la patrie divine[118]. Voilà pourquoi la vie de l’homme vicieux est une vie servile, impie et injuste, son esprit[119] est plein d’impiété et d’injustice. La justice, au contraire, consiste, comme on l’a dit avec raison, à ce que chacun remplisse sa fonction[120]. Rendre à chacun ce qui lui est dû, voilà l’image de la véritable justice.


  1. Le § 1 est cité par Stobée, Florilegium, Tit. I, p. 22-24, éd. Gesner. C’est un commentaire complet du livre II de l’Ennéade I (Des Vertus), p. 52-62 de la traduction. Quant aux éclaircissements relatifs au sujet qui est traité ici, Voy. les Notes placées à la fin de ce volume, p. 397-403.
  2. Voy. liv. II, § 1, p. 52.
  3. Nous mettons entre guillemets les phrases où Porphyre reproduit les termes mêmes de Plotin.
  4. Voy. Enn. I, liv. II, § 3, p. 55.
  5. Porphyre dit dans sa Lettre à Marcella : « Le meilleur culte que tu puisses rendre à Dieu, c’est de former ton âme à sa ressemblance : car seule la vertu élève l’âme vers la patrie d’où elle est issue. Il n’est rien de grand après Dieu que la vertu ; mais Dieu est plus grand que la vertu. Ce ne sont pas les discours du sage qui ont du prix près de Dieu, mais ses œuvres… C’est l’homme lui-même, par ses propres œuvres, qui se rend agréable à Dieu, qui se divinise en conformant son âme à l’Être qui jouit d’une incorruptible béatitude. » Voy. M. Vacherot, Histoire de l’École d’Alexandrie, t. II, p. 115.
  6. Voy. Enn. I, liv. II, § 4, p. 56.
  7. « Rechercher le bien-être du corps, c’est ne point se connaître soi-même, c’est ne pas comprendre cette sage maxime que ce qu’on voit de l’homme n’est pas l’homme même, et qu’il faut posséder une sagesse supérieure qui enseigne à chacun à se connaître soi-même. Mais il est plus difficile d’y parvenir quand on n’a point purifié son âme que de regarder le soleil quand on a les yeux malades. Or, purifier l’âme, pour tout dire en un mot, c’est dédaigner les plaisirs des sens. » (S. Basile, Homélie aux jeunes gens, § 9.)
  8. Voy. Enn. I, liv. II, § 4, p. 57.
  9. Ibid., § 6, p. 60.
  10. Voy. ibid., § 7, p. 61.
  11. Ibid., § 7, p. 61.
  12. Ibid., § 7, p. 62. Voy. les Notes, p. 378.
  13. Porphyre avait composé un long traité Sur le précepte : Connais-toi toi-même. Stobée nous a conservé des extraits des livres I et IV dans son Florilegium, Tit. XXI, p. 184-186, éd. Gesner. En voici un passage qui se rapporte parfaitement à notre texte : « Comme en descendant ici-bas nous sommes revêtus de l’homme extérieur et que nous tombons dans l’erreur de croire que ce qu’on voit de nous est nous-même, le précepte Connais-toi toi-même est fort propre à nous faire connaître quelles facultés constituent notre essence… Platon a raison de nous recommander dans le Philèbe de nous séparer de tout ce qui nous entoure et nous est étranger, afin de nous connaître nous-mêmes à fond, de savoir ce qu’est l’homme immortel et ce qu’est l’homme extérieur, image du premier, et ce qui appartient à chacun d’eux. À l’homme intérieur appartient l’intelligence parfaite ; elle constitue l’homme même, dont chacun de nous est l’image. À l’homme extérieur appartient le corps avec les biens qui le concernent. Il faut savoir quelles sont les facultés propres à chacun de ces deux hommes et quels soins il convient d’accorder à chacun d’eux, pour ne pas préférer la partie mortelle et terrestre à la partie immortelle, et devenir ainsi un objet de rire et de pitié dans la tragédie et la comédie de cette vie insensée, enfin pour ne pas prêter à la partie immortelle la bassesse de la partie mortelle et devenir misérables et injustes par ignorance de ce que nous devons à chacune de ces deux parties. » On retrouve les mêmes idées développées de la manière la plus brillante dans l’homélie de saint Basile Sur le précepte : Observe-toi toi-même. Saint Basile nous paraît ne pas s’être inspiré seulement du Philèbe et du Phédon de Platon, mais encore avoir beaucoup emprunté au traité de Porphyre. Voici un passage extrait du § 3 de cette homélie : « Examine qui tu es et connais ta nature. Sache que ton corps est mortel et ton âme immortelle ; sache aussi qu’il y a en nous deux vies, l’une propre au corps et passagère, l’autre essentielle à l’âme et sans limite. Observe-toi toi-même, c’est-à-dire ne t’attache pas aux choses mortelles comme si elles étaient immortelles, et ne méprise pas les choses éternelles comme si elles étaient périssables. Dédaigne la chair : car elle est périssable. Aie soin de ton âme : car elle est immortelle. Observe-toi avec la plus grande attention, afin d’accorder à la chair et à l’âme ce qui convient à chacune d’elles : à la chair, de la nourriture et des vêtements ; à l’âme, des principes de piété, des mœurs douces, la pratique de la vertu et la répression des passions. »
  14. Les réflexions qui précèdent se rapportent au § 5 de Plotin, p. 58. Porphyre les a longuement développées dans le livre I de son traité De l’Abstinence des viandes. Voy. M. Vacherot, Histoire de l’École d’Alexandrie, t. II, p. 63.
  15. Le morceau que nous mettons ici entre guillemets reproduit, avec de légers changements, le § 5 de Plotin, p. 58. Il a été mal ponctué par Holstenius, et il en résulte qu’il y a plusieurs erreurs dans sa traduction latine. Il suffit d’ailleurs de comparer le texte de Porphyre à celui de Plotin pour corriger ces fautes. Il est regrettable que M. Fréd. Creuzer les ait laissées subsister dans l’édition qu’il a donnée des Principes de la théorie des intelligibles.
  16. Sur l’âme irraisonnable et animale, Voy. les Notes, p. 324,362.
  17. Il y a dans le texte de Porphyre ἐν θυμῷ καὶ φόβῳ. Il faut retrancher ἐν θυμῷ pour ne pas rompre l’enchaînement des idées et se conformer au texte de Plotin
  18. Les § II et III se rapportent au livre IX de l’Ennéade I (Du Suicide), ρ. 140, 141. Voy. le passage de Porphyre qui est cité page 140 (note 3).
  19. Le § II est cité par Stobée, Florilegium, Tit. CXVII, p. 600, éd. Gesner. Voy. aussi l’extrait de Macrobe qui se trouve dans les Notes, ρ. 441.
  20. Le § III est reproduit et développé dans l’extrait de Macrobe qui se trouve dans les Notes, p. 440-441. ainsi à un organisme qui est en harmonie avec sa passion dominante et qui en est la punition. Par conséquent, il faut se purifier au moment de la mort, comme lorsqu’on est initié aux mystères, affranchir son âme de toute mauvaise passion, en calmer les emportements, en bannir l’envie, la haine et la colère, afin de posséder la sagesse quand on sort du corps. Le véritable Mercure à la baguette d’or, c’est la Raison qui, nous montrant clairement l’honnête, éloigne et préserve notre âme du breuvage de Circé [de l’union avec le corps], ou, si l’âme boit ce breuvage, lui conserve du moins aussi longtemps qu’il est possible la vie et les mœurs de la nature humaine. »
  21. Pour comprendre le § III et le précédent, il faut se rappeler que Porphyre défend le suicide, comme Plotin, au nom de la doctrine de la métempsycose. On peut consulter à ce sujet un fragment de Porphyre que nous a conservé Stobée (Eclogœ physicœ, I, 62, p. 1053, éd. Heeren) et qui paraît appartenir au traité Du Styx. En voici le passage le plus remarquable : « Le trivium des enfers correspond aux trois parties de l’âme, la Raison l’Appétit irascible, l’Appétit concupiscible, parties dont chacune contient le principe d’une inclination pour une vie qui soit en harmonie avec elle. Il ne s’agit plus ici d’un mythe poétique, mais d’une vérité enseignée par la Physique. Les hommes dans la transformation et la génération desquels l’Appétit concupiscible domine avec une grande supériorité passent dans des corps d’ânes, comme le dit Platon [dans le Phédon], et ils reçoivent une existence impure et souillée par les excès de l’amour et de la bonne chère. Quand une âme, en arrivant à la seconde génération, a un Appétit irascible qui s’est transformé en véritable férocité par suite de haines acharnées et de cruautés sanglantes, alors, comme elle est encore remplie de la violence et de la colère à laquelle elle s’abandonnait précédemment, elle passe dans un corps de lion ou de loup ; elle s’unit
  22. Le § IV se rapporte au § 10 du livre IV de l’Ennéade II (De la Matière), duquel il faut le rapprocher pour en comprendre le sens. Voy. p. 208-210 de ce volume.
  23. L’Un, la première des trois Hypostases divines, est appelé le Non-être par Porphyre parce qu’il est supérieur à l’Être et à l’Intelligence (Enn. II, liv. IX, § I, p. 254-257). Sur le rapport de l’Un et de la Matière, voy. Enn. II, liv. IV, § 15, p. 220-221.
  24. Les § V-XI forment un commentaire du livre VI de l’Ennéade III (De l’impassibilité des choses incorporelles).
  25. Le § V se rapporte au commencement du § 6 du livre VI où Plotin dit : « La matière est incorporelle dans un autre sens que l’âme. » Il est nécessaire de le rapprocher du § XXXV qui expose les mêmes idées avec plus de développement.
  26. Le § VI est le sommaire du § 1 du livre VI.
  27. Le § VIII se rapporte à la fin du § 3 du livre VI. Il est, ainsi que le § VIII et le § IX, cité par Stobée, Eclogæ physicæ, I, 52, p. 818 et 820, éd.Heeren.
  28. La mort de l’âme selon les Néoplatoniciens consiste à vivre dans un corps terrestre. Voy. les Notes, p. 384.
  29. Le commencement du § VIII est le sommaire des § 2 et 3 du livre VI.
  30. Ce qui suit se rapporte au § 4. Porphyre a développé la comparaison du musicien que Plotin indique brièvement à la fin du § 4.
  31. Le § IX est le sommaire du § 5 du livre VI. Il est cité par Stobée, Eclogœ physicœ, I, 52, p. 814.
  32. Voy. les Notes, p. 380-385.
  33. Le § X est un extrait du § 7 du livre VI.
  34. Le § XI est le sommaire des § 8-19 du livre VI.
  35. Les § XII-XIV sont un sommaire incomplet du livre VIII de l’Ennéade III (De la Nature, de la Contemplation et de l’Un).
  36. Le § XII se rapporte principalement au § 1 du livre VIII.
  37. Le § XIII se rapporte principalement au § 7 du livre VIII.
  38. Le § XIV est le sommaire du § 8 du livre VIII.
  39. L’Un est la première des trois hypostases divines. Voy. les Notes, p. 321.
  40. Voy. Enn. I, liv. VIII, § 1, p. 116 ; Voy. Enn. II, liv. IV, p. 208.
  41. Les § XV-XIX sont le sommaire du § 1 du livre II de l’Ennéade IV (De l’Essence de l’âme).
  42. Le § XIX est cité par Stobée, Eclogæ physicæ, I, 52, p. 814.
  43. Le § XX se rapporte au commencement du § 2 du livre II, où Plotin prouve contre les Stoïciens que, dans la sensation, le corps n’agit pas sur l’âme par transmission de proche en proche jusqu’au principe dirigeant. On trouve encore la même idée dans le § 20 du livre III, où Plotin dit : « Si l’âme est dans un corps comme dans un vase…, le corps approchera de l’âme par sa surface et non par lui-même. »
  44. Les § XXI-XXII se rapportent aux § 20-24 du livre III de l’Ennéade IV (Doutes sur l’âme, I), dont un extrait est cité dans les Notes. p. 356-360.
  45. Le § XXI est le sommaire du § 20 du livre III.
  46. Le § XXII est le sommaire des § XXI-XXIV du livre III.
  47. Il faut lire ἀπὸ τῆς πρὸς αὑτὸ ἐνώσεως (a sui cum semetipso conjunctione) au lieu de πρὸς αὐτὸ (a sui cum corpore conjunctione) que porte le texte d’Holstenius. La leçon qu’il donne est en contradiction complète avec le sens général de ce passage.
  48. Voy. ci-après § XXXVI, XXXVIII.
  49. Le § XXIII est cité par Stobée, Eclogœ physicœ, I, 52, p. 1038. Il se rapporte au § 9 du livre III de l’Ennéade IV (Doutes sur l’âme, I), qui est cité et commenté dans les Notes, p. 454.
  50. Voy. les Notes, p. 384.
  51. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 484.
  52. Voy. p. LVII, note 4.
  53. Voy. le passage de Dante cité dans les Notes, p. 455.
  54. Voy. le passage de Plotin cité dans les Notes, p. 388. Voy. encore p. LVII, note 3.
  55. Dans son traité De l’Antre des Nymphes, Porphyre a longuement développé ces idées. Il paraît les avoir empruntées à Héraclite dont il fait plusieurs citations remarquables dans le passage suivant : « Les âmes qui descendent dans la génération volent sur les vapeurs humides. De là vient que Héraclite dit : Ce qui plaît aux âmes humides, ce n’est pas de mourir, c’est de tomber dans la génération. Ailleurs Héraclite dit encore : Notre vie est la mort des âmes, et la mort des âmes est notre vie… Les âmes éprises d’amour pour les corps attirent un esprit humide qui se condense comme un nuage. Ce sont en effet des vapeurs condensées qui forment des nuages dans l’air. Quand l’esprit qui entoure les âmes s’est condensé par l’abondance des vapeurs, ces âmes deviennent visibles. De ce nombre sont les âmes qui, ayant souillé leur esprit, apparaissent aux hommes sous la forme de spectres. Les âmes pures, au contraire, ont de l’aversion pour la génération. C’est ce qui a fait dire au même Héraclite : L’âme sèche est très sage. »
  56. Les § XXIV et XXV sont un sommaire du livre VI de l’Ennéade IV (De la Sensation, De la Mémoire).
  57. Le § XXIV est cité par Stobée, Eclogœ physicœ, I, 62, p. 816. Il se rapporte principalement à l’extrait du livre VI qui est cité dans ce volume. p. 335, note 1.
  58. La même idée se retrouve dans un passage de Porphyre, que Némésius cite en ces termes : « Porphyre dit, dans son traité De la Sensation, que la vision n’est produite ni par un cône, ni par une image, ni par toute autre chose ; mais que l’âme, mise en rapport avec les objets visibles, reconnaît qu’elle est elle-même ces objets, parce qu’elle contient tous les êtres, et que toutes choses ne sont que l’âme contenant les différents êtres. En effet, puisque Porphyre prétend qu’il n’y a qu’une seule espèce d’âme pour toutes choses, laquelle est l’âme raisonnable, il a raison de dire que l’âme se reconnaît dans tous les êtres. » (Némésius, De la Nature de l’homme, chap. VII.) Sur ce point que, selon Porphyre, toutes les âmes sont raisonnables, Voy. le même ouvrage de Némésius, chap. I.
  59. Voy. les Notes, p. 325.
  60. Ibid., p. 338-341.
  61. Cette définition de la mémoire est la reproduction de celle que Plotin en donne : « Il ne faut pas oublier que la mémoire ne consiste pas à garder des impressions, mais que c’est la faculté qu’a l’âme de se rappeler et de se rendre présentes les choses qui ne lui sont pas présentes. (Enn. III, liv. VI, § 2.) Il faut aussi rapprocher du § XXV de Porphyre un fragment du même auteur qui appartient au traité Des Facultés de l’âme : « De même que nous connaissons les autres facultés de l’âme par leurs opérations, de même, en considérant la mémoire, nous avons établi qu’elle consiste à se rappeler les choses qui ont été perçues par les sens ou par la raison. La faculté de l’âme que nous appelons mémoire, parce qu’elle consiste dans le rappel, est définie par Aristote l’habitude de l’image, c’est-à-dire de la représentation sensible dont est née l’image. En effet, quand une sensation arrive à l’imagination, cette faculté éprouve alors une modification passive qui est appelée image. Ainsi, quand la sensibilité se trouve mise en jeu par la sensation, la représentation qui en naît dans l’imagination remplit le rôle de portrait à l’égard de l’objet imaginé : car elle est en quelque sorte le portrait de ce qui est tombé sous le sens. Quand l’imagination est devenue l’habitude de l’image, elle est appelée mémoire. Cette faculté appartient même aux animaux privés de raison. Mais l’imagination abstraite ou réminiscence n’est accordée qu’aux êtres raisonnables. C’est pourquoi Aristote dit que les brutes ont la mémoire, mais non la réminiscence, que l’homme est le seul être qui possède ces deux facultés. » (Stobée, Florilegium, Tit. XXV, p. 182, éd. Gesner.) Porphyre fait ici allusion au traité De la Mémoire, où Aristote définit cette faculté en ces termes : « La mémoire est l’habitude de l’image, en tant qu’elle est le portrait de la chose dont elle est l’image. » Voy. à ce sujet M. Chauvet, Des théories de l’Entendement humain dans l’antiquité, p. 337. Voy. aussi l’extrait du traité De l’âme d’Aristote, qui est cité dans les Notes, p. 338-340.
  62. Les § XXVI-XXX sont un commentaire du livre II de l’Ennéade V (De la Génération et de l’Ordre des choses qui sont après le Premier).
  63. Le § XXVIII est cité par Stobée, Eclogæ physicæ, I, 51, p. 778.
  64. Voy. Enn. II, liv. II, § 1, p. 159
  65. Le Premier, l’Intelligence et l’Âme du monde sont les trois hypostases divines. Voy. p. 320.
  66. « Tout astre, en quelque endroit qu’il se trouve, est transporté de joie en embrassant Dieu ; ce n’est point par raison, mais par une nécessité naturelle. » (Enn. II, liv. II, § 2, p. 163.)
  67. Porphyre avait composé sur ce sujet le traité Du Retour de l’âme à Dieu, qui est souvent cité par saint Augustin dans le livre X de la Cité de Dieu.
  68. Voy. p. LIV, note 4 ; p. LXXXVI.
  69. Les § XXXII-XXXIV sont un commentaire du livre III de l’Ennéade V (Des hypostases qui connaissent et du principe supérieur).
  70. Le § XXXI se rapporte principalement au § 1 du livre III.
  71. Le § XXXII se rapporte aux § 3, 5-7 du livre III. Nous mettons entre guillemets les phrases empruntées à Plotin.
  72. Il y a ici une lacune.
  73. Voy. § 6 du livre III.
  74. Il y a ici une seconde lacune.
  75. Voy. § 3 du livre III. Sur la Raison discursive, Voy. p. 326, 340.
  76. Voy. Enn. III, liv. VII, § 2.
  77. Cette seconde espèce d’intelligence est la Raison discursive qui, selon Plotin, constitue l’essence même de l’âme.
  78. Voy. Enn. III, liv. VII, § 1.
  79. Le § XXXIII se rapporte aux § 10-12 du livre III. Il est cité par Stobée, Eclogœ physicœ, I, 51, p. 778.
  80. L’Un est la première des trois Hypostases divines. Voy. les Notes, p. 321.
  81. Voy. la fin du § XXXIII.
  82. Voy. § 6 du livre III.
  83. Voy. § 2 du livre III.
  84. Voy. § XXXI, p. LXX.
  85. Voy. § 6-8 du livre III.
  86. Voy. § 10-12 du livre III.
  87. Le § XXXIV se rapporte au § 5 du livre III.
  88. Les § XXXV-XL sont un commentaire du livre IV de l’Ennéade VI (L’être un et identique est partout présent tout entier, I).
  89. Voy. les § 25-30 du livre I de l’Ennéade VI (Des Genres de l’être), où Plotin combat la doctrine des quatre catégories de Zénon dont il est parlé p. 195 de ce volume, note 4.
  90. Le § XXXVI est un commentaire des § 2, 3, 4 du livre IV. Nous mettons entre guillemets les membres de phrase empruntés à Plotin.
  91. Voy. le § 3 du livre IV.
  92. On retrouve les mêmes idées dans un passage de Porphyre cité par Némésius : « Porphyre s’exprime ainsi dans le second livre de ses Mélanges : Il est indubitable qu’une substance peut devenir le complément d’une autre substance ; qu’elle fait alors partie de cette autre substance, tout en demeurant en elle-même après être devenue le complément de cette substance ; qu’après s’être unie avec elle, elle conserve elle-même son unité. » Porphyre ajoute : « L’âme, sans être modifiée elle-même, modifie selon son activité propre ce à quoi elle est unie. » (De la Nature de l’homme, ch. III.) Il faut rapprocher aussi de ce passage le fragment d’Ammonius cité plus loin, p. XCVI.
  93. Voy. § 11, 12,13 du livre VI.
  94. Le § XXXVII est un commentaire du § 5 du livre IV.
  95. Voy. § 2 du livre IV.
  96. Voy. § 3 du livre IV.
  97. Voy. § 12 du livre IV.
  98. Le § XXXIX est un commentaire des § 4 et 9 du livre IV. Il est cité par Stobée, Eclogœ physicœ, I, 52, p. 820.
  99. Nous mettons entre guillemets les phrases qui se trouvent textuellement dans Plotin, à la fin du § 4.
  100. Il faut mettre une virgule après ὡς τὰ σώματα, comme l’a fait Creuzer, et ne pas unir ὡς τὰ σώματα à τῇ ψυχῇ, comme l’a fait Holstenius, qui traduit : « Quemadmodum corpora subsistunt per animam. »
  101. Cette partie du § XXXIX se rapporte au § 9 du livre IV.
  102. Cette phrase se rapporte au § 16 du livre IV.
  103. Voy. Enn. III, liv. V, § 7-9.
  104. Les § XL-XLVI sont un commentaire du livre V de l’Ennéade VI (L’être un et identique est partout présent tout entier, II).
  105. Le § XL est un commentaire du § 1 du livre V.
  106. Porphyre paraît faire ici allusion à la doctrine de Parménide, que Plotin cite à ce sujet dans le § 4 du livre IV.
  107. Le § XLI est un commentaire du § 2 du livre V. Il est cité par Stobée, Eclogœ physicœ, I, 43, p. 716.
  108. Le § XLII se rapporte aux § 3 et 6 du livre V.
  109. Le § XLIII est un commentaire du § 4 du livre V.
  110. Voy. Enn. VI, liv. VIII, § 4.
  111. Cette phrase est mal ponctuée dans le texte et dans la traduction latine. Il faut mettre la virgule avant πανταχοῦ : Anima in Mente et in Deo, ubique et nusquam in corpore.
  112. Le § XLIV est un commentaire du § 12 du livre V. Nous mettons entre guillemets les phrases qui reproduisent le texte de Plotin à peu près dans les mêmes termes.
  113. On voit par le texte de Plotin qu’il faut retrancher la négation qui se trouve dans Porphyre.
  114. Il faut également retrancher la négation dans ce membre de phrase.
  115. Il y a ici dans Porphyre une lacune que nous suppléons à l’aide du texte de Plotin.
  116. « Le zèle que nous mettons à accomplir le précepte Connais-toi toi-même nous conduit au véritable bonheur, dont les conditions sont l’amour de la sagesse, la contemplation du Bien qui est la source de la sagesse, enfin la connaissance des êtres qui existent réellement. » (Porphyre, Du précepte Connais-toi toi-même ; fragment cité par Stobée, Florilegium, Tit. XXI, p. 185, éd. Gesner.)
  117. Il y a ici dans le texte de Porphyre une lacune de quelques mots : ϰαὶ ὀρθῶς εἴρηται ὡς ἔν τινι φρουρᾷ… ἀποδιδράσϰοντα. Holstenius propose de suppléer ainsi cette lacune : « Quapropter recte dictum fuit veluti in quodam carcere inclusum animum in corpore, et vinculis ictic adstrictum teneri, ut solent mancipia fugitiva. » En comparant cette phrase de Porphyre au passage du Phédon de Platon auquel elle fait allusion, et dont on trouvera la traduction dans les Notes de ce volume (p. 440), nous croyons qu’il faut suppléer ἄνθρωπον θεόθεν ἀποδιδράσϰοντα : car Porphyre dit ensuite ἑαυτὸν θεῖον ὄντα ϰαταλελειπότος, et il est plus naturel de sous-entendre ἀνθρώπου que δούλου pour expliquer ϰαταλελειπότος. Voy. encore à ce sujet le § 1 du livre VIII de l’Ennéade IV.
  118. C’est une expression empruntée à Empédocle, comme on le voit par le § I du livre VIII de l’Ennéade IV, où Plotin cite ce passage d’Empédocle d’une manière plus complète.
  119. Sur l’esprit, πνεῦμα, Voy. plus haut, p. LXV.
  120. Au lieu de ἰδιοπραγία nous lisons οἰϰειοπραγία. Porphyre a dit ci-dessus que la justice consiste dans l’accomplissement par toutes les facultés de la fonction propre à chacune d’elles (p. LII) et que le propre de l’injustice est de ne pas accorder à l’âme et au corps ce qui convient à chacun d’eux (p. LIV, note 4).