Fragments de philosophes néoplatoniciens/Saccas (trad. Bouillet)

La bibliothèque libre.
Les Ennéades de Plotin
Ammonius Saccas - Fragments conservés par Némésius.
Traduction française de M.-N. Bouillet

AMMONIUS SACCAS.
FRAGMENTS CONSERVÉS PAR NÉMÉSIUS.




Le néoplatonicien Némésius, évêque d’Émèse à la fin du ive siècle, reproduit, dans son traité De la Nature de l’homme, deux démonstrations, l’une sur l’immatérialité de l’âme, qu’il attribue à la fois à Numénius et à Ammonius, l’autre sur l’union de l’âme avec le corps, qu’il rapporte exclusivement à Ammonius[1]. Voici ces deux passages, dont nous empruntons la traduction à l’honorable M. J.-B. Thibault :

Immatérialité de l’âme.

Il suffira d’opposer les raisons d’Ammonius, maître de Plotin, et celles de Numénius le Pythagoricien, à tous ceux qui prétendent que l’âme est matérielle. Or, voici ces raisons : « Les corps, n’ayant en eux rien d’immuable, sont naturellement sujets au changement, à la dissolution, et à des divisions infinies ; il leur faut nécessairement un principe qui les contienne, qui en lie et en affermisse les parties : c’est ce principe d’unité que nous appelons âme[2]. Mais si l’âme aussi est matérielle, quelque subtile que soit la matière qui la compose, qui pourra la contenir elle-même, puisque nous venons de voir que toute matière a besoin d’un principe qui la contienne ? Il en sera de même à l’infini jusqu’à ce qu’enfin nous arrivions à une substance immatérielle. (Némésius, De la Nature de l’homme, ch. ii ; p. 29 de la trad. de M. Thibault.)

Union de l’âme et du corps.

Ammonius, maître de Plotin, expliquait ainsi la difficulté qui nous occupe [l’union de l’âme et du corps[3]] : « L’intelligible est de telle nature qu’il s’unit à ce qui peut le recevoir, aussi intimement que s’unissent les choses qui s’altèrent mutuellement en s’unissant, et qu’en même temps, dans cette union, il demeure pur et incorruptible, comme le font les choses qui ne sont que juxtaposées[4]. En effet, pour les corps, l’union altère les parties qui se rapprochent, puisqu’elles forment d’autres corps : c’est ainsi que les éléments se changent en corps composés, la nourriture en sang, le sang en chair et en d’autres parties du corps. Mais, pour l’intelligible, l’union se fait sans qu’il y ait d’altération : car il répugne à la nature de l’intelligible de subir une altération dans son essence. Il disparaît ou il cesse d’être, mais il n’est pas susceptible de changement. Or l’intelligible ne peut être anéanti : autrement il ne serait pas immortel ; et, comme l’âme est la vie, si elle changeait dans son union avec le corps, elle deviendrait autre chose et elle ne serait plus la vie. Que procurerait-elle donc au corps si elle ne lui donnait pas la vie ? L’âme ne subit donc pas d’altération dans son union[5].

Puisqu’il est démontré que l’intelligible est immuable dans son essence, il en résulte nécessairement qu’il ne s’altère pas en même temps que les choses auxquelles il est uni. L’âme est donc unie au corps, mais elle ne forme pas un mixte avec lui[6]. La sympathie qui existe entre eux montre qu’ils sont unis : car l’être animé tout entier est un tout sympathique à lui-même et par conséquent véritablement un[7].

Ce qui montre que l’âme ne forme pas un mixte avec le corps, c’est qu’elle a le pouvoir de se séparer de lui pendant le sommeil ; qu’elle le laisse comme inanimé, en lui conservant seulement un souffle de vie, afin qu’il ne meure pas tout à fait ; et qu’elle ne se sert que de son activité propre dans les songes, pour prévoir l’avenir et pour vivre dans le monde intelligible.

Cela paraît encore quand elle se recueille pour se livrer à ses pensées : car, alors, elle se sépare du corps autant qu’elle le peut, et elle se retire en elle-même afin de pouvoir mieux s’appliquer à la considération des choses intelligibles[8]. En effet, étant incorporelle, elle s’unit au corps aussi étroitement que sont unies les choses qui en se combinant ensemble périssent l’une par l’autre [et donnent ainsi naissance à un mixte] ; en même temps, elle demeure sans altération, comme demeurent deux choses qui ne sont que juxtaposées, et elle conserve son unité ; enfin, elle modifie selon sa vie propre ce à quoi elle est unie, et elle n’en est pas modifiée[9]. De même que le soleil, par sa présence, rend tout l’air lumineux sans changer lui-même en rien, et de la sorte s’y mêle pour ainsi dire sans s’y mêler ; de même l’âme, tout en étant unie au corps, en demeure tout à fait distincte[10]. Mais il y a cette différence que le soleil, étant un corps, et par conséquent circonscrit dans un certain espace, n’est pas partout où est sa lumière, de même que le feu demeure dans le bois ou dans la mèche de la lampe, comme renfermé dans un lieu ; mais l’âme, étant incorporelle et ne souffrant pas de circonscription locale, est tout entière partout où est sa lumière, et il n’est pas de partie du corps illuminé par elle dans laquelle elle ne soit présente tout entière. Ce n’est pas le corps qui commande à l’âme ; c’est l’âme, au contraire, qui commande au corps. Elle n’est pas dans le corps comme dans un vase ou dans une outre ; c’est plutôt le corps qui est en elle[11].

L’intelligible n’est donc pas emprisonné par le corps ; il se répand dans toutes ses parties, il les pénètre, il les parcourt et ne saurait être renfermé dans un lieu : car en vertu de sa nature, il réside dans le monde intelligible ; il n’a point de lieu que lui-même ou qu’un intelligible placé encore plus haut. C’est ainsi que l’âme est en elle-même quand elle raisonne, et dans l’intelligence lorsqu’elle se livre à la contemplation. Lors donc qu’on affirme que l’âme est dans le corps, on ne veut pas dire qu’elle y soit comme dans un lieu[12] ; on entend seulement qu’elle est en rapport habituel avec lui, et qu’elle s’y trouve présente, comme nous disons que Dieu est en nous. Car nous pensons que l’âme est unie au corps, non pas d’une manière corporelle et locale, mais par son rapport habituel, son inclination et sa disposition, comme un amant est attaché à celle qu’il aime[13]. D’ailleurs, l’affection de l’âme n’ayant ni étendue, ni pesanteur, ni parties, ne saurait être circonscrite par des limites locales. Dans quel lieu ce qui n’a point de parties peut-il être renfermé ? Car le lieu et l’étendue corporelle sont inséparables : le lieu est l’espace limité dans lequel le contenant renferme le contenu. Mais si l’on disait : Mon âme est donc à Alexandrie, à Rome, et partout ailleurs ; on parlerait encore de lieu sans y prendre garde, puisque être à Alexandrie, ou, en général, être quelque part, c’est être dans un lieu : or, l’âme n’est absolument en aucun lieu, elle peut seulement être en rapport avec quelque lieu, puisqu’il a été démontré qu’elle ne saurait être renfermée dans un lieu. Lors donc qu’un intelligible est en rapport avec un lieu, ou avec une chose qui se trouve dans un lieu, nous disons, d’une manière figurée, que cet intelligible est dans ce lieu, parce qu’il y tend par son activité ; et nous prenons le lieu pour l’inclination ou pour l’activité qui l’y porte. Quand il faudrait dire : C’est là que l’âme agit ; nous disons : Elle est là[14]. » (Némésius, De la Nature de l’homme, chap. III ; p. 67-71 de la trad. de M. Thibault.)




  1. Au témoignage que Porphyre nous a laissé sur le caractère général de l’enseignement d’Ammonius Saccas (Vie de Plotin, § 3, 14 ; p. 4, 15), on peut joindre celui d’Hiéroclès, qui s’exprime sur ce sujet avec beaucoup de précision dans un fragment de son livre De la Providence : « Enfin brilla la sagesse d’Ammonius, qu’on célèbre sous le nom d’inspiré de Dieu. Ce fut lui, en effet, qui purifiant les opinions des anciens philosophes, et dissipant les rêveries écloses de part et d’autre, établit l’harmonie entre les doctrines de Platon et d’Aristote dans ce qu’elles ont d’essentiel et de fondamental… Ce fut Ammonius d’Alexandrie, l’inspiré de Dieu, qui le premier, s’attachant avec enthousiasme à ce qu’il y a de vrai dans la philosophie, et s’élevant au-dessus des opinions vulgaires qui rendaient la philosophie un objet de mépris, comprit bien la doctrine de Platon et d’Aristote, les réunit en un seul et même esprit, et livra ainsi la philosophie en paix à ses disciples Plotin, Origène et leurs successeurs. » (Photius, Bibliothèque, p. 127, 461.) L’idée qu’Ammonius avait conçue de concilier Aristote et Platon a joué un rôle très-important dans l’École néoplatonicienne. Elle s’est maintenue par tradition dans l’Occident jusqu’à Boèce, qui, au début de son traité De Interpretatione, promet de concilier, à l’exemple de Porphyre, les doctrines de Platon et d’Aristote, de faire voir qu’ils ne professent pas sur toutes choses des opinions opposées, comme on le croit ordinairement, mais qu’ils sont d’accord sur les points fondamentaux de la philosophie. L’ouvrage de Porphyre auquel Boèce fait ici allusion est un traité dont on n’a conservé que le titre : Περὶ τοῦ μίαν εἶναι τὴν Πλάτωνος ϰαὶ Ἀριστοτέλους αἵρεσιν. C’était sans doute la contrepartie de celui d’Atticus le platonicien (Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 4-9).
  2. La même pensée se retrouve dans le fragment de Numénius cité page C. Voy. aussi l’extrait de Plotin cité p. 358 de ce volume et la note 1 de cette page.
  3. Sur ce fragment d’Ammonius, Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 374-379 ; et M. Vacherot, Histoire de l’École d’Alexandrie, t. I, p. 347-352.
  4. Sur la différence de la mixtion et de la juxtaposition, Voy. Enn. II, liv. vii, § 1, p. 243-244. Pour le développement de la pensée d’Ammonius, Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, §§ XVII, XVIII, XXI, XXII, XXXVI, XXXVIII.
  5. M. Vacherot suppose que la citation d’Ammonius faite par Némésius s’arrête ici. Nous croyons avec M. Ravaisson qu’elle ne finit qu’aux mots : « Cette expression serait plus juste si on l’appliquait à l’union du Verbe divin avec l’homme… » — Dans ce passage et dans les lignes suivantes, nous avons fait quelques changements à l’estimable traduction de M. Thibault pour rendre avec plus d’exactitude les termes techniques propres à la doctrine néoplatonicienne.
  6. Voy. l’extrait de Plotin cité p. 356 de ce volume.
  7. Voy. Enn. II, liv. III, § 5, p. 173.
  8. Voy. les Notes, p. 348.
  9. Voy. le passage de Porphyre cité plus haut, p. LXXVII, note 1.
  10. Voy. l’extrait de Plotin cité p. 359-360.
  11. Voy. p. 356, 358.
  12. « Pour concevoir que Dieu est incorporel et n’est point circonscrit dans un lieu, réfléchis à ta nature : ton âme est incorporelle, ton intelligence ne réside pas dans tel ou tel lieu ; elle n’est dans un lieu que par son union avec le corps. Crois que Dieu est invisible, en pensant à ton âme qui ne peut être saisie par les yeux du corps. En effet, elle n’a ni couleur, ni figure ; elle n’est pas circonscrite par une forme corporelle ; elle ne se révèle que par ses actes. » (Saint Basile, Homélie sur le précepte : Observe-toi toi-même, § 7.)
  13. Voy. Enn. I, liv. I, § 12, p. 49 ; liv. VIII, § 14, p. 137.
  14. Voy. l’extrait de Plotin, p. 360.