Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 25

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ARTICLE XXV.

D’UNE TRINITÉ RECONNUE PAR LES BRAMES. DE LEUR PRÉTENDUE IDOLÂTRIE.

Personne ne doute aujourd’hui que les brachmanes et leurs successeurs n’aient toujours reconnu un Dieu suprême, créateur, conservateur, rémunérateur, punisseur, et miséricordieux. « Ces idolâtres, dit le jésuite Bouchet[1], reconnaissent un Dieu infiniment parfait, qui existe de toute éternité, et qui renferme en soi les plus excellents attributs. » Ensuite, pour prouver qu’ils sont idolâtres, il dit que, selon eux, « il y a une distance infinie entre Dieu et tous les êtres, et qu’il a créé des substances intermédiaires entre lui et les hommes ». Le jésuite Bouchet n’est ni conséquent ni poli : il veut empêcher les brames d’ériger des temples à ces êtres subalternes supérieurs à l’homme, tandis que ces brames permettaient aux jésuites de bâtir des chapelles à Ignace et à Xavier, de baiser à genoux le prétendu cadavre de Xavier, de l’invoquer, et d’offrir de l’encens à ses os vermoulus. Certes, si l’on avait demandé dans Goa à un voyageur chinois quel est l’idolâtre, ou de ce jésuite ou de ce brame, il aurait répondu, en jugeant selon les apparences : C’est ce jésuite.

Tout le monde convient que les brames reconnurent toujours une espèce de trinité sous un Dieu unique. Il paraît qu’en ce point les théologiens des côtes de Malabar et de Coromandel diffèrent de ceux qui habitent vers le Gange, et de l’ancienne école de Bénarès ; mais où sont les théologiens qui s’accordent ? Tous admettent trois dieux sous un seul Dieu. Ces trois dieux sont Brama, Vishnou, et Sib[2]. Mais ces trois dieux sont-ils des substances distinctes, ou simplement des attributs du grand Dieu créateur ? C’est sur quoi les brames disputent.

Ils ne conviennent guère que sur le dogme de la création. Toutes les sectes et toutes les castes rassemblées une fois l’an dans le fameux temple de Jaganat, entre Orixa et le Bengale, y viennent célébrer le jour où le monde fut tiré du néant par la seule pensée de l’Éternel. C’est cette fête surtout que nos missionnaires ont appelée la grande fête du diable.

Les brachmanes représentèrent Dieu sous trois emblèmes. Brama est le dieu créateur ; Vishnou ou bien Vithnou est le dieu conservateur, qui s’est incarné tant de fois ; Sib est le dieu miséricordieux. D’autres théologiens indiens très-anciens l’appellent le dieu destructeur : tant il est difficile à ceux qui osent dogmatiser sur la nature divine de s’accorder ensemble[3] !

Nous n’avons pas assez de monuments de l’antiquité pour oser affirmer que l’Isis, l’Osiris et l’Horus des Égyptiens soient une copie de la trinité indienne. Nous ne déciderons pas si les trois frères Jupiter, Neptune, et Pluton, qui se partagèrent le monde, sont une fable imitée d’une autre fable ; nous répéterons[4] seulement ici combien le nombre trois fut toujours mystérieux dans l’antiquité. Il semblait que, dans l’Orient, un secret instinct eût pressenti quelques idées imparfaites d’une vérité encore ignorée.

Mais comme tout se contredit chez les hommes, on ajouta bientôt une quatrième personne aux trois autres. Cette quatrième personne est Routren[5], selon plusieurs docteurs, le dieu destructeur, celui que le grand Origène[6] appelle le dieu supplantateur.

On voit encore dans quelques anciens temples des brachmanes cette représentation des quatre attributs de Dieu, figurée par quatre têtes sous une même couronne ; et c’est cet emblème de la divinité unique et multiforme que nos aumôniers de vaisseau ne manquèrent pas de prendre pour le diable[7] dès qu’ils furent descendus à terre.

Nous ne chargerons point cet abrégé de toutes les superstitions indiennes, mêlées dans ce pays, comme dans d’autres, avec la connaissance d’un Être suprême. Nous ne parlerons point des mille noms de Dieu, des voyages de Dieu en homme sur la terre, des oracles, des prodiges, et de toutes les folies qui ont partout déshonoré la sagesse. Nous ne prétendons point faire la somme de la théologie des Gangarides.

Mais n’oublions pas d’observer que l’amour est un de leurs dieux ; il s’appelle Cam-débo : on lui donne encore dix-huit noms qui nous sembleraient barbares, et dont aucun du moins ne sonnerait si agréablement que celui d’amour à nos oreilles. Ce dieu d’amour est le propre fils de Vishnou, et par conséquent le petit-fils du Dieu suprême.

Ils ont des usséra ; ce sont des filles charmantes qui chantent dans la musique du ciel, et dont Mahomet pourrait bien avoir emprunté ses houris.

Les Indiens paraissent aussi être les premiers qui aient inventé les salamandres, les ondains, les sylphes et les gnomes ; si pourtant ce n’a pas été une idée naturelle à tous les hommes de peupler le ciel et les quatre éléments.


  1. Recueil ixe, page 6. (Note de Voltaire.)
  2. Ou Siva.
  3. Siva est à la fois le dieu de la destruction et de la reproduction. C’est pourquoi il a pour symboles le bident et le lingam. (G. A.)
  4. Voyez tome XVIII, pages 149, 540.
  5. Rudren ou Ruder est un des noms symboliques du premier personnage de la trinité, Brama. (G. A.)
  6. Origène, dans la réfutation qu’il publia de Celse, après la mort de ce philosophe, assure que les conjurations de la magie ne peuvent réussir que quand le magicien se sert des noms propres convenables ; que si l’on fait une conjuration par le nom de dieu supplantateur, destructeur, ou même par des noms traduits
  7. Voyez tome XV, page 326 ; XVIII, 35, 520 ; XXVIII, 142.