Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 34

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ARTICLE XXXIV.

SUITE DE L’HISTOIRE DE L’INDE JUSQU’À 1770.

L’auteur persan finit son histoire à la mort d’Acbar ; M. Dow en donne la suite en peu de mots, jusqu’à ce qu’il arrive au temps où ses compatriotes commencent eux-mêmes à être en partie un grand objet de l’histoire de l’Inde.

C’est ainsi, ce me semble, qu’on doit s’y prendre en toutes choses. Ce qui nous touche davantage doit être traité plus à fond que ce qui nous est étranger.

Quand nous répéterions que Géan-Guir, fils et successeur d’Acbar, était un ivrogne, et que son frère aîné, plus ivrogne que lui, avait été déshérité, nous ne pourrions nous flatter d’avoir travaillé aux progrès de l’esprit humain.

Sha-Géan succéda à Géan-Guir son père, contre lequel il s’était révolté tant qu’il avait pu ; de même que ses enfants se révoltèrent depuis contre lui.

Les noms de Géan-Guir et de Sha-Géan signifient, dit-on, empereur du monde. Si cela est, ces titres sont du style asiatique. Ces empereurs-là n’étaient pas géographes. Les trois quarts de l’Inde en deçà du Gange, dont ils ne furent jamais les maîtres bien reconnus et bien paisibles jusqu’à Aurengzeb, ne composaient pas le monde entier. Mais le globe entre les mains de l’empereur d’Allemagne et du roi d’Angleterre, à leur sacre, n’est pas plus modeste que les titres de Sha-Géan et de Géan-Guir.

Nous n’avons dit qu’un mot de cet Aurengzeb[1], fameux dans tout notre hémisphère ; et nous en avons dit assez en remarquant qu’il fut le barbare le plus tranquille, l’hypocrite le plus profond, le méchant le plus atroce, et en même temps le plus heureux des hommes, et celui qui jouit de la vie la plus longue et la plus honorée : exemple funeste au genre humain, mais qui heureusement est très-rare.

Nous ne pouvons dissimuler que nous avons vu avec douleur l’éloge de ce prince parricide dans M. Dow ; et nous l’excusons, parce qu’étant guerrier il a été plus ébloui de la gloire d’Aurengzeb qu’effarouché de ses crimes. Pour nous, notre principal but, dont on a dû assez s’apercevoir, était d’examiner dans ces Fragments les désastres de la compagnie française des Indes et la mort du général Lally : époque remarquable chez une nation qui se pique de justice et de politesse.

Nous avons fait voir[2] les malheureux Grands Mogols, descendants de Tamerlan, amollis, corrompus et détrônés ; l’empereur Sha-Ahmed mourant après qu’on lui eut arraché les yeux ; Alumgir assassiné ; le brigand Abdala devenu grand prince, et saccageant tout le nord de l’Inde ; les Marattes lui résistant, ces Marattes, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus ; et enfin l’Indoustan plus malheureux que la Perse et la Pologne.

Nous doutions du temps et de la manière dont ce Grand Mogol Alumgir fut assassiné ; mais M. Dow nous apprend que ce fut en 1760[3], dans la maison ou plutôt dans l’antre d’un ermite musulman qui passait pour un santon, pour un saint. Les propres domestiques de l’empereur dévot l’engagèrent à faire ce pèlerinage, et le grand vizir le fit égorger dans le temps qu’il se prosternait devant le saint. Tout était en combustion après ce crime, précédé et suivi de mille crimes, quand le brigand Abdala revint de Caboul et des frontières orientales de la Perse augmenter l’horreur du désordre. Quoique cet Abdala fût déjà un souverain considérable, il pouvait à peine payer ses troupes. Il lui fallait subsister continuellement de rapines. Il y a peu de distinction à faire entre les scélérats que nous condamnons à la roue en Europe, et ces héros qui s’élèvent des trônes en Asie. Abdala vint, en 1761, exiger des contributions de Delhi. Les citoyens, appauvris par quinze ans de rapines, ne purent le satisfaire : ils prirent les armes dans leur désespoir. Abdala tua et pilla pendant sept jours ; la plupart des maisons furent réduites en cendres. Cette ville, longue de dix-sept lieues de deux mille trois cents pas géométriques, et peuplée de deux millions d’habitants, n’avait pas éprouvé, dans l’invasion de Sha-Nadir, une calamité si horrible ; mais elle n’était pas à la fin de ses malheurs. Les Marattes accoururent pour partager la proie ; ils combattirent Abdala sur les ruines de la ville impériale. Ces voleurs chassèrent enfin ce voleur, et pillèrent Delhi à leur tour avec une inhumanité presque égale à la sienne.

Un autre petit peuple, voisin des Marattes et de Visapour, habitant des montagnes appelées les Gates, et qui en a pris le nom, vint encore se joindre aux Marattes, et mettre le comble à tant d’horreurs.

Qu’on se figure les Anglais et les Bourguignons déchirant la France du temps de l’imbécile Charles VI, ou les Goths et les Lombards dévorant l’Italie dans la décadence de l’empire, on aura quelque idée de l’état où était l’Inde dans la décadence de la maison de Tamerlan. Et c’était précisément dans ce temps-là que les Anglais et les Français, sur la côte de Coromandel, se battaient entre eux et contre les Indiens, pillaient, ravageaient, intriguaient, trahissaient, étaient trahis… pour vendre en Europe des toiles peintes.

Que l’on compare les temps, et qu’on juge du bonheur dont on jouit aujourd’hui en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, dans une paix profonde, dans le sein des arts et des plaisirs. Ils ne sont point troublés par l’ordre donné aux jésuites[4] de vivre chacun chez soi en habit court, au lieu de porter une robe longue. La France n’est que plus florissante par l’abolissement de la vénalité infâme de la judicature[5], L’Angleterre est tranquille et opulente malgré les petites satires des opposants. L’Allemagne se polit et s’embellit tous les jours. L’Italie semble renaître. Puisse durer longtemps une félicité dont on ne sent pas assez le prix !

Au milieu des convulsions sanglantes dont l’empire mogol était agité, quelques omras, quelques raïas, avaient élu dans Delhi un empereur qui prit le nom de Sha-Géan. Il était de la maison tamerlane. Nous avons observé[6] qu’on n’a point encore choisi de monarque ailleurs, tant le préjugé a de force ! Abdala même, n’osant se déclarer empereur, consentit à l’élévation de ce prince Sha-Géan. Les Marattes le détrônèrent, et mirent à sa place un autre prince de cette race. C’est ce fantôme d’empereur qui est aujourd’hui, en 1773, sur ce malheureux trône. Il a pris le nom de Sha-Allum. Un fils de l’autre Allum, surnommé Gir, assassiné dans la cellule d’un faquir, lui a disputé l’ombre de sa puissance : et tous deux ont été et sont encore également infortunés, mais moins que les peuples, qui sont toujours victimes et dont les historiens parlent rarement. Trop d’écrivains ont imité trop de princes : ils ont oublié les intérêts des nations pour les intérêts d’un seul homme.


  1. Voyez pape 101.
  2. Article ix. (Note de Voltaire.)
  3. M. Langlès prétend que Aalem-Guyr fut assassiné le 30 octobre 1759. (Cl.)
  4. Voyez tome XVI, page 104.
  5. Voltaire écrivait ses Fragments pendant l’existence du parlement Maupeou ; voyez tome XVI, page 108.
  6. Voyez page 113.