François de Bienville/07

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 122-137).

CHAPITRE SEPTIÈME.



anglais et français.


Sur les huit heures du soir de la même journée, François de Bienville se reposait de ses nobles fatigues auprès de son ami Louis et de son heureuse fiancée.

Comme rien ne laissait présager une attaque nocturne, les deux officiers avaient obtenu congé pour la nuit ; seulement ils étaient avertis qu’un coup de canon, tiré du fort Saint-Louis devait rappeler, en cas d’alerte, officiers et soldats à leur poste.

La conversation roulait naturellement sur les événements de la journée. Aussi, point n’était besoin de lieux communs, cette peste de nos soirées bourgeoises inventées pour la grande mortification des gens d’esprit.

— Mon Dieu ! si vous saviez ce que j’ai souffert aujourd’hui ! disait, avec un tendre accent de reproche, Marie-Louise à son fiancé.

— Qu’est-ce donc qui vous a causé cette souffrance ?

— La crainte.

— Mais vous n’avez couru nul danger, que je sache ?

— Oh ! je n’ai pas tremblé pour moi, mais pour vous seulement.

— Pour moi !

— Cela vous étonne ? Mais vous ne savez donc pas que je vous ai vu lutter contre les flots, et que chacun de vos mouvements resserrait cet étau d’angoisse qui broyait mon cœur. Oh ! dites-moi, auriez-vous agi de la sorte, si vous aviez pensé que j’étais peut-être témoin de votre téméraire action ?

— Ne vous fâchez pas de cet aveu, Marie-Louise, mais je crois, au contraire, que le pressentiment que j’avais d’agir sous vos yeux est bien entré pour quelque chose dans la hardiesse de mon entreprise.

— Méchant ! fit la jeune fille qui le caressa d’un regard moitié grondeur et moitié satisfait.

Car il n’est pas de femme dont l’amour… propre reste insensible aux beaux faits qu’elle sait inspirer.

— Mais, je vous en prie, dites-moi, reprit Bienville, quelle est la cause de certaine frayeur que vous avez manifestée ce matin ?

Ce matin ! mais à quelle occasion ?

— Ne vous rappelez-vous pas ce cri qui vous est échappé lorsque nous avons passé devant la maison, avec le parlementaire anglais ?

— Ah ! mon Dieu ! ne me parlez point de cela, monsieur de Bienville.

— Mais pourquoi donc ?

— C’est qu’il en est de certains souvenirs comme des morts, il ne faut point les évoquer.

— Mille pardons de mon indiscrétion, repartit Bienville, mais je n’insisterais pas si votre frère ne m’avait déjà permis d’entrevoir un des coins du tableau.

— Qu’as-tu donc dit à M. de Bienville ? demanda Marie-Louise à son frère.

Celui-ci faisait en ce moment une guerre acharnée aux tisons ardents qui s’ébaudissaient dans l’âtre. Il se donnait cette occupation afin de ne point prendre part à la conversation des deux amants, et partant de les laisser causer tout à leur aise.

Cependant la question de sa sœur lui fit lever la tête, et il répondit tranquillement :

— Je lui ai dit que la vue de Harthing est la cause du cri que tu as jeté lors de son passage.

— Tu aurais bien dû…

En ce moment on frappa deux coups secs à la porte.

— Qui diable, peut venir à cette heure ! dit Louis. Et il alla ouvrir.

— Est-ce bien ici la demeure de M. Louis d’Orsy ? demanda quelqu’un du dehors.

Telle était l’obscurité que Louis distingua seulement l’ombre d’un homme, le nez dans son manteau et le feutre tiré sur les sourcils.

— Oui, monsieur, répondit Louis.

— Alors, veuillez remettre cette lettre à Mlle d’Orsy, reprit l’inconnu qui mâchonna ces mots, fit un pas en avant et tendit à Louis la missive. Mais la lumière qui éclairait l’intérieur de la maison, vint, par le mouvement qu’il fit, frapper le messager à la figure ; et malgré la précaution que ce dernier avait prise de se voiler le visage d’un pan de son manteau, Louis entrevit assez son homme pour le reconnaître plus tard, quand la marche des événements lui indiqua que cet individu était Jean Boisdon.

Aussitôt qu’il se fut acquitté de son message, le porteur ne se fit point prier pour tourner les talons et disparaître dans la nuit.

— Une lettre pour toi, dit Louis en tendant à sa sœur une missive cachetée d’un grand sceau de cire rouge.

— Pour moi !… Mon Dieu ! qui peut m’écrire ainsi ! Mais cette écriture est d’un homme !

Décachette-la donc ! lui dit son frère, moitié souriant et moitié sérieux.

— Harthing !… s’écria Marie-Louise qui, après avoir lu la signature, recula d’un pas et resta quelques instants immobile et comme pétrifiée par la terreur.

Instinctivement, le même cri déchira la gorge des deux amis.

— Harthing ! grommela Louis qui se rapprocha de sa sœur.

— Harthing ! toujours cet homme ! gronda Bienville.

Frissonnante, Marie-Louise tendit la lettre à son frère en lui disant :

— Tiens ! lis, toi.

Celui-ci lut alors à voix haute ce qui suit, sans pouvoir empêcher pourtant le dédain et la colère d’assourdir sa voix.

« Mademoiselle,

« L’éloignement ni le temps n’ont pu affaiblir en moi l’ardeur de mes sentiments à votre égard. Et malgré le refus cruel et la malheureuse scène qui précédèrent votre départ de Boston, je vous aime encore, avec, au moins, toute la passion d’autrefois.

« Pourquoi donc faut-il qu’une simple question de nationalité mette entre nous deux une muraille plus dure que le fer ! Hélas ! mon seul nom d’Anglais amena sur vos lèvres un méprisant sourire, alors que je vous fis, là-bas, le premier aveu de mon affection pour vous !

« Et pourtant, depuis quand l’amour s’est-il pu choisir une patrie ?

« De toutes les femmes que j’ai rencontrées, vous seule, mademoiselle, avez pu faire vibrer les fibres d’un cœur toujours insensible sous tout autre regard que le vôtre. En vain ai-je voulu étouffer en moi votre souvenir par les moyens les plus énergiques, et souvent, hélas ! les plus opposés à ce culte idéal que je vous avais voué ; non-seulement je n’ai jamais pu l’éteindre, mais encore a-t-il vaincu ma force et ma fierté blessée. Sans cesse ni relâche, ce souvenir me poursuit le jour, et, quand vient la nuit, il se suspend à mon chevet pour se glisser dans chacun des rêves qui passent sur mon front brûlant. Il me tuera, sans doute !

« Le seul fait de vous avoir écrit vous prouvera que j’ai cessé, de guerre lasse, cette lutte impossible contre moi-même. Aussi dois-je avouer que je ressens, plus que jamais, l’affreux malheur de vous être non-seulement indifférent, mais presque odieux.

« Car, tant que j’opposai résistance à cet entraînement, les raisons que je trouvais pour me persuader de la démence de ma passion, me forçaient de rompre avec toute espérance ; je voyais de refuge seulement dans la mort que je cherchais partout, sans qu’elle vînt jamais.

« Mais maintenant qu’un hasard — l’appellerai-je heureux — ? me rapproche de vous, maintenant que je ne combats plus parceque, peut-être, j’incline à espérer encore, je souffre horriblement à la seule pensée qu’un autre que moi vous pourra posséder.

« Car je sais que vous aimez un jeune Canadien nommé Bienville. Oh ! qu’il est heureux, celui-là ! et que je l’exècre ! »

— Je te le rends bien, va ! interrompit François.

« Mais, cet homme vous aime-t-il autant que je sais vous aimer, moi ?… Sa constance a-t-elle fait ses preuves ainsi que la mienne ? Aurait-elle pu tenir contre un refus sanglant et près de trois ans de séparation ? A-t-il, comme moi, fait partie d’une expédition lointaine et grosse de périls, rien que pour apercevoir le toit qui vous abrite, ou seulement voir un coin du ciel sous lequel vous vivez ?

« Et encore, quelles sollicitations, que d’adresse ne m’a-t-il pas fallu employer pour obtenir d’être envoyé comme parlementaire, afin d’avoir le bonheur de vous entrevoir au moins une fois. Mais ô fatalité ! le sort ne l’a pas voulu…

« Voilà comment j’ai su prouver à quel point vous méritez d’être aimée.

« Vous remarquerez peut-être, qu’il aurait été bien plus court de m’adresser ce matin à votre frère que la fortune semblait envoyer à ma rencontre. Hélas ! je ne le pouvais pas. Ma qualité de parlementaire s’opposait d’abord à ce que je traitasse d’un sujet aussi étranger à ma mission. Et d’ailleurs, vous l’avouerai-je, j’avais peur que d’un seul mot, tant votre frère était froid à mon égard, il ne détruisit les chères illusions qui seules m’ont fait vivre depuis quelque temps.

« Maintenant, dites-moi est-ce ainsi que ce Bienville a su vous prouver son amour ? Et pourtant, vous l’aimez ! tandis que moi…

« Oh ! non, vous ne serez pas à lui ! sous peu de jours, peut-être dans quelques heures, on donnera le signal de l’assaut. Sans doute que la ville sera emportée… et alors…

« Mais que la place soit prise ou non, n’importe ! Je te veux revoir, Marie-Louise, et je te reverrai ! Je le jure par les puissances de l’enfer ! Dussé-je pour cela, traverser le fleuve à la nage, passer sur le corps sanglant de vos sentinelles, et, seul, escalader, l’épée aux dents et l’espoir au cœur, l’abrupte rocher qui te protège ! Oui, j’irai te chercher bientôt, fut-ce le jour ou la nuit et au péril de mille morts. Il te faudra bien me suivre alors, ou sinon, malheur à toi !… et sur moi malédiction ! »

John Harthing.

Un éclair brûla l’œil de Bienville. Et ce lion rugit :

— Oh ! veuille le sort, infâme, que nous nous rencontrions face à face dans la mêlée !

— Ah ! tais-toi ! tais-toi ! s’écria Marie-Louise éperdue.

Et joignant ses belles mains, elle leva sur son fiancé des yeux pleins de prières et de larmes, en lui disant au milieu des sanglots qui l’étouffaient :

— Par grâce ! tu le fuiras, n’est-ce pas !… Mais dis-moi donc que tu le fuiras… C’est qu’il te tuerait vois-tu… Fuir ! qu’ai-je dit ? je te demande de fuir, à toi ?… Ô ! malheureuse que je suis ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et vaincue par la souffrance et la terreur où la jetaient ces pensées, la pauvre enfant s’affaissa sur elle-même.

— Revenez à vous, Marie-Louise, s’écria Bienville en se jetant à genoux aux pieds de sa fiancée. Pourquoi cette terreur et ces larmes ? Ne voyez-vous donc point que cet homme est fou ? Vouloir à lui seul pénétrer dans la ville !…

— Et prendre la place d’emblée ! repartit Louis qui se mit à rire afin de rassurer un peu sa sœur.

— Oh ! si vous l’aviez vu comme moi, François, si vous saviez quelle énergie se peint sur sa figure, vous verriez bien alors qu’il est capable de tout !

— Oui, de tout ce qui est humainement possible, peut-être, mais point de ce dont il se vante.

Puis voyant l’excitation nerveuse de Marie-Louise se calmer un peu :

— Mais il est bien temps, ce me semble, que je connaisse la funeste cause qui jeta cet homme sur votre voie. Je vous supplie de ne m’en plus faire un mystère ?

— Oh ! pas à présent ! je ne pourrais point… Mais, tiens, mon bon Louis, parle, toi, dis-lui tout !

Celui-ci fit alors à son ami le récit qui va suivre.

C’était un homme de caractère que John Harthing, comme l’indiquaient des sourcils épais et deux plis entamant son front de bas en haut à la naissance du nez, ainsi que des lèvres plates qui semblaient adhérer aux dents. Son front pâle, rugueux et bas, était comme un voile agité toujours par le bouillonnement intérieur des passions sous un crâne en feu. Et, lorsque ses yeux, d’un gris verdâtre s’animaient sous leurs paupières inquiètes, on y voyait passer de fauves reflets, tout comme dans l’œil d’une fournaise ardente.

Une chevelure épaisse et rousse recouvrait négligemment ses tempes et son cou. Sa taille était un peu au-dessus de la moyenne, et sa figure accusait au moins trente ans.

Si cet homme dont les désirs n’admettaient point d’obstacles, avait mis son énergique volonté au service d’une passion généreuse il aurait fait de grandes choses. Mais malheureusement ses instincts mauvais se faisant jour à chaque instant, la fièvre du mal dévorait aussitôt les bons sentiments qui dormaient en lui.

Pour peu qu’on veuille bien se reporter aux événements qui figurent dans le second chapitre, on se souviendra quelle passion subite la beauté de Mlle d’Orsy avait causé tout d’abord à Harthing, lorsque des circonstances deux fois fatales avaient amené l’officier anglais en la demeure des nouveaux orphelins.

À peine fut-il sorti de leur habitation, alors que les pauvres enfants pleuraient le bon père qu’ils venaient de perdre et dont ils faisaient eux-mêmes, en ce moment, les lugubres apprêts des modestes funérailles, que John Harthing se mit à chercher un moyen de revoir Marie-Louise.

— Oh ! qu’elle est belle ! s’était-il dit en sortant. Voici que déjà je l’aime, sans lui avoir jamais parlé, sans que son regard ait rencontré le mien pour me dire si je pourrai lui faire partager un jour l’émotion que sa vue m’a causée. Qu’elle est belle ! combien je l’aime ! et que je serai heureux… si toutefois elle le veut bien ! ajouta-t-il avec un soupir.

Au bout de huit jours qui parurent bien longs à Harthing, celui-ci se présentait chez Louis d’Orsy, et cachait le but de sa visite sous deux prétextes assez plausibles. D’abord, il venait assurer les orphelins de la part qu’il prenait à leur juste douleur. Et ensuite, il demandait à Louis de vouloir bien lui donner, outre ses leçons d’escrime, quelque notions de français qu’il viendrait prendre chez M. d’Orsy lui-même, vu qu’il avait à sa caserne deux compagnons de chambrée qui les gêneraient dans leurs études. Louis sans défiance se rendit aisément à ces raisons spécieuses en elles-mêmes, et consentit à recevoir ainsi chez lui l’officier quatre fois la semaine.

Les sévères vêtements de deuil que portait Marie-Louise, donnaient encore plus de relief à la pureté de son teint ainsi qu’à la distinction peu commune de ses traits.

Aussi, durant les quelques semaines qui suivirent, le malheureux Harthing sentit sa passion s’accroître de plus en plus ; tandis que la blessure qu’elle lui causait devenait de jour en jour plus cuisante, à mesure qu’il voyait combien peu Marie-Louise paraissait faire attention au brillant officier.

Les leçons que Louis donnait au lieutenant avaient lieu le soir ; et, pendant tout le temps qu’elles duraient, Marie-Louise, assise à l’écart, se livrait à des travaux d’aiguille sur lesquels ses yeux restaient obstinément arrêtés, tandis que l’officier lui jetait de temps à autre un long regard à la dérobée.

Mais n’importe ; il la rencontrait assez souvent pour se dire qu’un jour viendrait peut-être où la jeune beauté s’apercevrait enfin d’une admiration aussi constante que respectueuse. Ensuite, il la voyait presque chaque jour ; que lui importait l’avenir. Et il était loin de penser qu’une brusque séparation pourrait bien mettre un terme à ces douces entrevues.

Il vint pourtant ce jour ; ce fut lorsque Louis et sa sœur, après avoir reçu de France la nouvelle de la mort et l’héritage de leur tante, purent payer leur rançon et se préparer à passer en Canada. Mais Harthing ignora tout presque jusqu’au dernier moment ; car Louis ayant ses raisons pour ne point admettre un étranger dans la confidence de ses démarches intimes et de ses projets d’avenir, n’en avait rien dit à son élève. Quatre jours seulement avant de laisser Boston, il avertit ce dernier qu’il leur faudrait bientôt cesser leurs études. Et en même temps, le jeune baron instruisit Harthing de son prochain départ pour Québec.

Inutile d’affirmer que cette nouvelle frappa le lieutenant comme un coup de foudre. Il eut pourtant assez d’empire sur lui-même pour n’en rien laisser paraître tant qu’il fut en présence des orphelins. Mais une fois sorti de leur demeure, il exhala la douleur que lui causait l’annonce de cette séparation inattendue, par les plaintes les plus amères.

— Pourquoi donc, s’écria-t-il en étouffant un sanglot qui lui montait à la gorge, pourquoi donc avoir entrevu le bonheur, seulement pour le voir s’évanouir, alors que j’avais lieu d’espérer d’en pouvoir goûter un jour les premières délices ! Insensé ! pourquoi ne lui avoir point fait avant l’aveu de l’affection, de l’admiration sans borne qu’elle a su m’inspirer ! C’en est fait ! elle m’a vaincu sans le savoir ; eh bien ! dès demain, j’irai la trouver pour lui offrir de partager mon sort et mon nom. Elle est pauvre, et voudra bien accepter sans doute. Ah ! oui, j’irai !

En effet, quand la matinée du jour qui suivit fut assez avancée pour lui permettre cette démarche, Harthing, le cœur partagé entre l’espérance et la crainte, frappa discrètement à la porte de la chambrette que Marie-Louise allait bientôt quitter.

Celle-ci vint ouvrir et recula de surprise à la vue du lieutenant. En ce moment elle était seule ; car Louis courait par la ville pour hâter les préparatifs du départ.

— M’accorderiez-vous, mademoiselle, la faveur d’un moment d’entretien, dit le visiteur en saluant profondément Marie-Louise.

— Certainement, monsieur, veuillez entrer, répondit celle-ci qui rougit pourtant à la pensée de se trouver seule avec le jeune homme.

Et montrant, de sa main délicate, un siège à l’officier, elle alla s’asseoir, mais à certaine distance de l’étranger.

— Où veut-il en venir ! pensa Marie-Louise de plus en plus embarrassée.

— Permettez-moi d’abord, continua John Harthing, de m’excuser auprès de vous d’avoir caché sous de vains prétextes les fréquentes visites que je vous ai faites depuis quelques semaines. Vous me pardonnerez peut-être, quand je vous aurai dit que je vous aimai du premier jour que je vous vis.

Ces derniers mots firent sur la jeune fille l’effet d’une piqûre acérée ; car un mouvement nerveux la fit se redresser soudain, tandis que l’expression de sa figure devenait sévère, et que le sang fuyait ses joues.

Harthing troublé lui-même prit en bonne part l’émotion que ses paroles semblaient produire sur la jeune personne. Et s’enhardissant à mesure qu’il croyait causer une impression à la fois favorable et croissante :

— Oh ! oui, mademoiselle, je vous aime comme vous ne l’avez jamais été sans doute et comme peut-être vous ne le serez jamais. Vous êtes devenue, sans vous en douter, le but de toutes les aspirations de ma vie, mon seul bonheur, mon seul espoir. Dans le culte que je vous ai voué, le plus indifférent de vos gestes fait ma joie. Que serait-ce donc, ô mon Dieu ! si votre regard venait répondre au mien, et si d’un mot vous alliez réaliser mes craintives espérances !

Surprise par cette brusque déclaration, Marie-Louise restait muette.

— Oh ! dites-moi, s’écria-t-il, avec plus d’ardeur encore, dites-moi que vous ne refusez point mon amour. Mettez un terme, aussi éloigné que vous le voudrez, à l’accomplissement de mes vœux les plus chers, mais promettez-moi, Marie-Louise, d’être ma femme un jour ?

Aussi pâle que le blanc fichu qui recouvrait sa gorge agitée, Mlle d’Orsy se leva, et jetant à l’Anglais un regard où la colère et le dédain semblaient rivaliser :

— Jamais ! dit-elle.

— Oh ! n’est-ce pas que je n’ai point compris, s’écria le malheureux en se jetant à genoux devant elle.

— La fille des barons d’Orsy ne peut pas être la femme d’un homme dont les compatriotes ont tué mon père ! Allez ! monsieur.

Et d’un geste royal, la noble enfant lui fait signe de sortir.

Mais l’insensé oubliant tout devant sa douleur, saisit la main de Marie-Louise.

En ce moment la porte s’ouvre avec violence et Louis, d’un bond, se jette sur Harthing.

— Comment ! monsieur, dit-il d’une voix qui tremble à faire peur, voudriez-vous abuser de la faiblesse d’une jeune fille ! Seriez-vous un lâche, monsieur l’officier !

Celui-ci veut répondre, mais la honte de sa défaite, la rage l’en empêchent ; et les mots s’arrêtent dans sa gorge desséchée où les sons s’accrochent rauques et sifflants.

— Sans vouloir vous espionner, continue Louis, j’ai entendu vos propositions avec le juste refus qu’elles vous ont attiré ; et je confirme ce que vous a dit ma sœur. Maintenant, monsieur, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Harthing s’était relevé ; il était là, le front haut, pâle comme un linceul, les mâchoires contractées et l’œil en sang.

— Oh ! enfers ! cria-t-il enfin, éperdu, haletant. Je n’avais jamais daigné descendre jusqu’à l’amour… Il me semblait indigne d’un homme de guerre de perdre son temps aux genoux d’une femme… Et maintenant que j’en suis venu à mendier le regard d’une enfant, voilà que cette enfant se rit de moi comme du dernier des bourgeois !

Il se dirigeait déjà vers la porte, quand il se retourna soudain, sombre comme le génie du mal, en s’écriant :

— Marie-Louise d’Orsy… je fais le serment de prendre une éclatante revanche… un jour… tôt ou tard… Au revoir Louis d’Orsy !

Et la fureur du malheureux était si grande qu’elle ne pouvait plus tenir sous le toit des d’Orsy. Il lui fallait de l’espace, et il quitta, pour n’y plus rentrer, cette demeure qui l’avait vu tant aimer et souffrir.

Quand Louis eut fini ce récit que nous avons complété dans les détails qu’il devait nécessairement ignorer, Bienville, qui était devenu plus sombre encore, repartit :

Je conçois maintenant le ton de sa lettre. C’est celui d’un homme qui, n’ayant plus rien à espérer par voie de persuasion, veut essayer les moyens violents pour voir s’ils ne lui réussiront pas mieux.

— Ce message, dit Louis à son tour, est d’un insensé plus à plaindre qu’à craindre, je crois. Arrivé aux paroxysme d’une passion inassouvie et sentant bien qu’il n’a plus aucun ménagement à garder, il se laisse emporter par toute la fougue de son violent caractère.

— Mes pressentiments n’étaient pas menteurs, dit enfin Marie-Louise en sortant un peu de l’état de torpeur où le récit de son frère l’avait de nouveau jetée. Car depuis l’autre soir où cette sinistre figure m’est apparue par la fenêtre, un trouble, une angoisse indicibles me tourmentent. Il me semble qu’un affreux malheur me menace et m’atteindra bientôt. Pourquoi, mon Dieu ! pourquoi donc avoir jeté ce forcené sous mes pas !

Un assez long silence suivit cette exclamation de la jeune fille. La sinistre figure de Harthing venait de surgir entre eux ; adieu, doux propos ! charmants rêves d’avenir, adieu !

Lorsque dans les beaux jours du printemps, les oisillons, ivres de joie, gazouillent sous la feuillée, ou traduisent en capricieuses roulades leurs naïves amours, ils semblent tout oublier alors, tout excepté leur nid, leur compagne et Dieu qu’ils louent à l’envie dans leurs chants. Mais le chasseur est là, qui guette, et, le doigt sur la détente, prend son temps et attend l’occasion pour mieux tuer. Soudain, le coup part et le plomb meurtrier traverse leur retraite. Alors, adieu la joie ! La volée s’enfuit en poussant des cris plaintifs. Bienheureuse encore, si la bande n’a pas trop d’absents à pleurer, quand elle s’abattra plus loin dans un secret recoin du bois.

Cependant les deux amis, tant pour rassurer Marie-Louise qu’afin de pourvoir à sa sûreté, car ils ne se pouvaient défendre eux-même d’une certaine inquiétude, convinrent ensemble de veiller avec un soin extrême sur la petite maison de la rue Buade.

Ils décidèrent que durant le jour la jeune fille demanderait l’hospitalité des Dames Ursulines, et que les nuits où Louis serait appelé au dehors par le service, François viendrait au logis.

Et comme il était déjà tard, Bienville fit ses bonsoirs et retourna au château.

M. de Frontenac y veillait encore ; Bienville lui ayant fait demander un moment d’entretien, lui raconta qu’une lettre, partie du vaisseau amiral avait été apportée mystérieusement à Mlle d’Orsy. Comment avait-elle pu parvenir à sa destination ? Était-ce par l’entremise d’un traître ou d’un espion ?

— Le fait est grave, dit M. de Frontenac, et, si ce n’est un traître, l’espion qui pénètre ainsi dans nos murs est bien hardi ; et je ne vois nullement par où quelqu’un peut s’introduire dans la place. J’ai placé des sentinelles partout où leur présence peut être requise. Mais je pensais, précisément avant que vous entriez, qu’il serait bon d’établir une barricade à l’entrée de la rue Sault-au-Matelot. Car, à la faveur d’une nuit noire et de la marée haute, l’ennemi pourrait opérer un débarquement sur les bords de la rivière Saint-Charles et arriver, inaperçu, par la rue Sault-au-Matelot, jusqu’au pied de la côte de la Montagne. Je crois donc qu’il serait expédient de faire élever de suite une barricade à l’endroit que je viens d’indiquer. Aussi vais-je donner mes ordres pour qu’on la commence immédiatement. D’ailleurs, dit le comte on congédiant le jeune homme, je vais voir à ce qu’on exerce une surveillance secrète.