France, Algérie et colonies/Algérie/01

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 591-597).


ALGÉRIE




CHAPITRE PREMIER

L’AFRIQUE, L’ALGÉRIE, SON AVENIR


1o L’an 1830. — L’Afrique. — L’Algérie. — Conquête de l’Afrique du Nord. — 1830 fut une heureuse année pour la France, qui vit s’ouvrir un nouvel et vaste horizon.

Notre peuple était alors perdu dans la contemplation de lui-même : nous mâchions à vide le stérile souvenir de nos « victoires et conquêtes », nous n’admirions que Paris, son luxe, ses plaisirs, ses théâtres, ses modes, ses excentricités, ses travers.

Dès qu’Alger eût ouvert ses portes à l’une de ces vaillantes armées qui sortent de la nation frivole, il fallut prendre souci des Arabes et des Berbères, songer au Tell, aux oasis, au plus grand des déserts, aux routes du pays des Noirs, à tout ce qu’exige de semence, à tout ce que promet de moissons la terre qui nous convie à régner en Afrique.

Car, par l’Algérie, nous entamons ce vaste continent barbare, trois fois plus grand que l’Europe, cinquante fois plus grand que la France.

Bien avant l’an deux mil, l’Europe aura soumis, bouleversé, pillé, « retourné, » transformé, ce sol immense, le dernier qui lui reste à dompter sur le globe où les Visages-Pâles ont l’empire. Dans le sud, les Portugais, les Hollandais, les Anglais ont planté des colonies qui deviendront des nations ; l’est, le centre, l’ouest même, si torride et si « nègre », éveillent des ambitions diverses. L’Égypte est une pomme de discorde, le Maroc est guetté, Tunis l’était également avant d’entrer dans la vassalité de la France.

La France espère en ce continent. Déjà, dans les travaux et dans les larmes, elle vient d’y mettre au monde une nation nouvelle qui grandit sous les méridiens de Bayonne, de Toulouse, de Perpignan, de Nice, au milieu même du rivage septentrional de la terre mystérieuse dont les derniers secrets se découvrent. Ce peuple expansif, audacieux, semble né pour soumettre à notre langue toutes les montagnes du Tell, toutes les roches, tous les sables, tous les palmiers du Sahara ; et sans doute, au delà de cette solitude enflammée qui sépare le pays des Visages bruns du pays des Visages noirs, il étendra sa main sur les royaumes du Soudan. C’est ainsi que la France, fanée en Europe, refleurira peut-être en Afrique. Nous sommes des vieillards, tout au moins des hommes flétris ; mais, sans illusions pour nous-mêmes, nous rêvons de beaux destins pour notre dernier-né.

Devant la crique bordée par Alger, quand cette capitale de l’avenir n’était encore qu’un village de la tribu berbère des Béni-Mezranna, quelques écueils irritaient et contenaient les flots. Ils sont enchâssés aujourd’hui dans la digue du port et chargés de batteries, de maisons, de magasins, d’arsenaux.

Les pauvres pêcheurs dont ils protégeaient les bateaux les appelèrent en langue arabe El Dijezaïr, en français les Îles. D’El-Djezaïr est venu par corruption le nom d’Alger ; et d’Alger le nom d’Algérie.

Quand nous entrâmes en 1830, le 5 juillet, dans la charmante Alger, Alger la bien gardée, Alger la Blanche, Alger la Sultane, nous n’avions ni l’espoir, ni même le désir de nous répandre au loin jusqu’au Désert, jusqu’au pays de Tunis et jusqu’au Maroc, dans toute la grande contrée montagneuse et prodigieusement inviable qui obéissait de fait où de nom à la ville du Dey. Même on eut en haut lieu la triomphante idée d’offrir ce littoral à toutes les puissances de l’Occident : Oran à l’Espagne ; Arzeu à l’Angleterre, notre « généreuse amie », qui nous menaçait de la guerre si la flotte de Toulon levait l’ancre ; Ténès au Portugal ; Bougie à la Sardaigne ; Stora aux Napolitains ; Bône à l’Autriche ; la France n’aurait gardé qu’Alger.

Mais, d’abord malgré nous, puis le voulant bien, nous marchâmes en avant.

Ce fut une guerre opiniâtre, à fortunes diverses, dix-sept longues années de fer et de feu. L’incendie s’éteignit en 1847, mais il couva longtemps encore, même il couve toujours : qu’un vent subit éparpille la cendre, comme en 1870-1871, et du brasier arabe ou kabyle s’élanceront des fusées rouges, sinon l’élément qui dévore. Musulmans sabrés, percés, enfumés, mitraillés ; Français troués dans la bataille, décapités ou mutilés dans les surprises ou les retraites ; moissons brûlées, oliviers ou dattiers coupés devant des gourbis en flammes ; le sirocco, la neige, la rosée nocturne ; les marches et contre-marches, les assauts, les razzias ; les oueds sans eau, les maquis, les palmiers, le Tell et le Sahara, l’Atlas, le Jurjura, l’Aurès, l’Ouaransénis, ce fut une mêlée antique, homme contre homme et couteau contre couteau, et non pas une de ces batailles modernes où l’on est tué de loin, par le boulet et la balle, par le destin plus que par l’ennemi. Des deux côtés on fut brave ; mais le Jugurtha de cette autre Guerre Numide, l’Arabe Abd-el-Kader, pauvre et suivi d’une foule sans lien, pouvait-il vaincre les Français disciplinés, du maréchal périgourdin Bugeaud ?

Staouéli, Alger, le Mouzaïa, Béni-Méred, Constantine, Miliana, Tlemcen, Mazagran, l’Isly, Sidi-Brahim, Laghouat, Zaatcha, Ichériden, Palestro, de beaux noms, de vaillants capitaines, de brillants soldats, les zouaves, les turcos, les chasseurs ; trois grands peuples : le Français, riche et puissant, le Berbère, fort dans sa montagne ; l’Arabe ayant pour lui ses marais, son désert, son soleil, la légèreté de ses tentes et la vitesse de ses chevaux : — tout cela, c’est à la fois pour l’Afrique un tournant de l’histoire ; pour les Algériens une origine ; et pour la France une épopée que chaque siècle fera plus légendaire, bien qu’elle soit contemporaine d’une bourgeoisie sceptique et d’un parlement bavard.

À mesure que nous avancions vers l’orient, l’occident et le midi sur cette terre inconnue, le nom d’Algérie se répandait sur tout le territoire qui s’appelait avant 1830 la Régence d’Alger ou l’État Barbaresque.

Il y avait bien quatre États ainsi désignés : Alger, Maroc, Tunis et Tripoli ; mais Alger, nid de pirates, était le plus redouté, le plus célèbre, et il avait reçu par excellence le surnom d’État Barbaresque. Ses forbans circoncis, qui recevaient l’investiture ottomane, avaient hérité du terrible renom des Turcs ; ils ne rendaient hommage qu’au successeur des Califes, au Grand Sultan, chef de l’Islam ; ils fouettaient dans leurs bagnes des milliers d’esclaves « roumis », dont le plus grand tut Miguel Cervantès ; ils avaient battu l’empereur Charles-Quint, maître du monde, bravé le Roi-soleil, la France, l’Angleterre ; ils abhorraient et méprisaient l’Espagne, pillaient l’Italie, imposaient des cadeaux à divers rois de l’Europe et crachaient sur toute la Chrétienté.


2o Limites, étendue. Moghreb ou Afrique Mineure. Sahara, Soudan. — L’Algérie regarde au nord l’Espagne andalouse, valencienne et catalane, la France languedocienne et provençale, dont la séparent des profondeurs marines de plus de 2 000 mètres, et quelque peu la Ligurie, côte italienne. Le méridien de Paris passe à quelques lieues à l’ouest d’Alger, et c’est vis-à-vis de Port-Vendres, la Nouvelle, Cette, Aigues-Mortes, Marseille, Toulon, Saint-Tropez, Antibes et Nice, que l’Algérie oppose à la mer, entre Maroc et Tunisie, un front rocheux de 1 000 kilomètres. D’Alger aux 16 500 palmiers de l’oasis d’El-Goléa, où nous sommes entrés en 1873, la largeur est moindre ; mais en réalité l’Afrique française n’a pas de limites au sud, et rien ne l’empêche de s’étendre jusque chez les Noirs du Niger, grand fleuve, et du Tsad ou Tchad, vaste lagune. En l’arrêtant à El-Goléa, on lui donne 66 900 000 hectares, plus que la France menée jusqu’à ce Rhin que la destinée nous refuse.

Ces 66 900 000 hectares seraient triplés par l’accession du reste de la région naturelle dont l’Algérie n’est qu’un lambeau : région qui s’appelle Atlantide ou Berbérie.

Nommée Atlantide parce qu’elle porte l’Atlas, du golfe méditerranéen de Gabès au rivage océanique regardant les Canaries ; appelée Berbérie d’après ses habitants les plus nombreux et les plus profondément enracinés dans le sol, la contrée dont l’Algérie tient le centre est manifestement une seule et même région naturelle.

Comme disent très bien les Arabes, c’est une île, ayant à l’est, à l’ouest, au nord le désert mouvant, bruyant, tiède et vert ou bleu, la mer, et au midi le désert fauve et muet, le Sahara fait de hammadas ou plateaux pierreux, d’aregs ou dunes de sable, et d’oasis.

Cette île, plus inaccessible encore au sud que sur la rive du nord, littoral perfide où des vents soudains brassent une vague courte, les Arabes, qui venaient de la Syrie et de l’Égypte, c’est-à-dire de l’Orient, l’appelèrent et l’appellent encore le Moghreb ou Maghreb, en français le Couchant ou l’Occident. Ils y distinguent trois Couchants : le Couchant le plus rapproché[1], qui est la Tunisie ; le Couchant du milieu[2], qui est l’Algérie ; le Couchant le plus éloigné[3], qui est le Maroc. Mais dans leur esprit ces trois Occidents ne sont pas trois pays différents : tout cela, c’est l’île de l’Ouest, le Gharb[4], le Moghreb.

Nous, Français, nous savons comme eux, et mieux qu’eux, que les trois Couchants se ressemblent par le sol, les biens de la terre, les plantes, les animaux, les races d’hommes, la communauté d’histoire et les mêmes fatalités d’avenir. L’Algérie n’est qu’un embryon : à son plein développement naturel, elle aura dans ses limites la Tunisie, le Maroc, Tripoli peut-être. Elle sera devenue l’Afrique du Nord ou l’Afrique Mineure.

Si par hasard elle faillit à ce destin normal, il lui restera d’être le « portique d’un monde nouveau », l’avenue menant des palais de Marseille aux huttes coniques des Nègres du Soudan : avenue d’abord souriante, mais, le Tell franchi, dans le Sahara, c’est un chemin soleilleux, sablonneux, pierreux, accablant, altéré ; et nous ne régnons pas encore dans toutes ses oasis du pied des rocs ou du pied des dunes. Le Touat, longue allée de sources, de palmiers, de villes, de ksours ou bourgades, nous marque, non moins que le Ahaggar ou Hoggar, grand massif de montagnes ayant, dit-on, des neiges en hiver. Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent longtemps nous échapper ; et quand nous les possèderons, l’évocation ou l’entretien des fontaines, le soin des puits, les réservoirs maçonnés, les barrages à l’étranglement des oueds, les plantations, les palmiers, les caravansérails diminueront les souffrances du voyage au Pays des Noirs. Puis viendra le chemin de fer soudanien, qui déploiera largement les horizons de ces nouvelles et dernières Indes.

En ce moment, l’Algérie, que deux cents lieues seulement séparent de nos côtes, s’étend de la Méditerranée au plateau d’El-Goléa ; à l’est, elle est bornée par la Tunisie, à l’ouest par le Maroc. Jusqu’à ce jour, elle n’a d’autre frontière naturelle que la mer : au sud, elle se perd dans le Sahara, sans limite fixe, avançant lentement, mais avançant toujours. Les frontières avec Tunis et Maroc sont absurdes : plusieurs rivières nous viennent du Maroc ; des plaines, des montagnes, des ruisseaux commencés chez nous finissent chez l’empereur Barbaresque ; tandis que la Medjerda, la grande rivière tunisienne, à son cours supérieur et les terres les plus saines de son bassin dans notre province de Constantine.



  1. Moghreb-el-Adna.
  2. Moghreb-el-Ouost.
  3. Moghreb-el-Aksa.
  4. Gharb : avec l’article, El-Gharb ; c’est le mot dont les « Péninsulaires » ont fait Algarve.