France, Algérie et colonies/Algérie/07

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 674-691).


CHAPITRE VII

INDIGÈNES ET COLONS


1o Population de l’Algérie. — On ignore ce que l’Algérie porte d’Algériens. Il est facile de compter à peu près les colons, mais comment dénombrer les indigènes, qui ne tiennent pas de registres des naissances et des morts, qui n’ont point de noms de famille, et peu de noms propres, une foule d’entre eux s’appelant simplement Ahmed ou Mohammed, comme le Prophète. Les recensements ne peuvent donner le nombre exact des musulmans d’Algérie, beaucoup de ces Français nouveaux échappant aux listes françaises. Que de familles oubliées dans leur gourbi des ravines, que de petits clans dont on connaît à peine le nom, que de tribus arabes, que de villages kabyles portés en bloc, à mille hommes près, sur le cahier du dénombreur ! Que de nomades sahariens qu’on ne soupçonne pas plantent, le soir, leur tente sur un mamelon du Désert !

Il y a donc lieu de regarder comme inférieurs à la vérité les chiffres que nous donnent les divers dénombrements officiels.

Le recensement de 1876, le plus sérieux qu’on ait fait encore, et en même temps le dernier par ordre de date, a relevé 2 867 626 habitants. L’Algérie ayant 66 900 000 hectares, cela ne donne guère que 4 habitants par 100 hectares, la moyenne de la France étant de 70. Mais quelque avenir qu’ait évidemment le Grand Désert, en bonne justice il ne doit compter aujourd’hui que par ses oasis et ses lignes d’eau.

Désert à part, le Tell, le Steppe, le Hodna, les Oasis, en un mot l’Algérie dores et déjà nourricière s’étend sur une trentaine de millions d’hectares. En admettant 3 millions d’Algériens, au lieu de 2 867 626, à cause des oublis du recensement, la Nouvelle-France nourrit 10 personnes par 100 hectares. C’est exactement sept fois moins que la France.

Au taux de la France, l’Algérie « utile » aurait donc 21 millions d’hommes. Or, à surface égale, un pays du sud élève plus d’habitants qu’un pays du Nord. Aux gens du Septentrion il faut quatre repas par jour, des viandes saignantes, des alcools pour raviver la flamme intérieure, des vêtements chauds, des maisons closes, de la houille et du bois. Ainsi le veulent la brume et la neige et la glace, et ce pâle soleil qui n’assiste point assez l’homme contre le froid, frère de la mort. Mais le Méridional, puissamment aidé par l’astre qui le chauffe, le nourrit, l’égaie, vit d’un peu de pain, de quelques fruits, d’une gorgée de café ; à ce fils du soleil la vigne et l’olivier suffisent ; ils lui donnent le nécessaire. Son luxe, c’est la nature en fête ; il lui faut peu de vêtements, peu ou point de demeure, car sous ces nobles climats le pauvre, quand il ne trouve pas une voûte, une arcade, un portail, dort dans son burnous ou son manteau, la tête sur une pierre, à la candeur des nuits argentées.

L’armée, c’est-à-dire 51 000 hommes, et la population en bloc[1] mises à part, le recensement de 1876 donne à l’Algérie 2 477 000 Indigènes et 345 000 colons.


2o Les Indigènes : Berbères, Arabes et Nègres. Force des Berbères, faiblesse des Arabes. — Les 2 477 000 Indigènes se divisent en Berbères ou Kabyles ; en Arabes ; en Berbères arabisants, c’est-à-dire ayant adopté l’idiome arabe ; en Arabes berbérisants, c’est-à-dire ayant adopté l’idiome berbère ; en Maures ; en Koulouglis. On connaît fort mal la proportion des quatre premiers éléments (les deux derniers sont peu de chose) ; on sait seulement qu’il y a beaucoup plus de Berbères que d’Arabes, et bien plus de Berbères arabisants que d’Arabes berbérisants : peu à peu la langue du Coran, idiome de la religion, de la domination, des lettres, du commerce, supplante le langage dédaigné des Kabyles.

Tant Berbères qu’Arabes, les Algériens indigènes formaient plusieurs centaines de tribus et des milliers de sous-tribus. Ces tribus ont presque toutes fait place à des douars ou communes de plus en plus saisies par un nouvel engrenage, car peu à peu les douars entrent dans des « communes mixtes », et, quand les communes mixtes renferment assez de colons, elles se résolvent en communes françaises.

Les Berbères doivent probablement ce nom aux Romains qui les appelèrent Barbares, mot qui signifiait alors étrangers, hétéroglottes ; nous les nommons souvent Kabyles, d’un terme arabe qui veut dire les tribus. Ils habitent le Jurjura, les Babor, les Sept-Caps ou Sahel de Collo, les monts de Diidjelli et de Philippeville, l’Aurès ; on les trouve aussi dans le Zaccar, entre Chéliff, Métidja et Méditerranée ; dans le Zatima et le Dabra, entre le Chéliff et la mer ; dans l’Ouaransénis, au sud d’Orléansville ; dans les monts de Tlemcen ; dans le Trara : en un mot dans les chaînes difficiles de l’Atlas. — Il en est de même au Maroc, en Tunisie et en terre de Tripoli. — Dans les oasis du Sahara, purs, arabisés ou mêlés de sang noir, ils sont la majorité, quelquefois même presque toute la nation, comme chez les Béni-Mzab.

Rameau vigoureux du tronc de l’humanité, ces hommes durs, ces maîtres immémoriaux de l’Atlas, ces vieux Numides, compatriotes de Jugurtha, de Massinissa, de Syphax, l’histoire les a toujours vus fixés dans l’Afrique Mineure. Et encore aujourd’hui c’est la race la plus nombreuse de l’Atlantide et du Désert, non moins que la plus vivace. Sous divers noms, Djébélis ou montagnards, Chaouïas, Kabyles, Amazighs, Chillahs, Béni-Mzab, Touaregs, on les retrouve dans toute l’Afrique du Nord, de la Méditerranée au Niger, du Sénégal au Nil ; et s’il n’y en a plus dans les Canaries, archipel de l’Atlantique, c’est que les Espagnols les en ont extirpés, du moins en apparence : car les Canariens ont beaucoup de sang berbère dans les veines ; quand le conquérant français de ces Îles, Jean de Béthencourt, y aborda vers le commencement du xve siècle, les habitants des Canaries, les Gouanches, étaient des Berbères.

À l’aurore de l’histoire, les Carthaginois les battirent, les séduisirent ou les achetèrent ; diverses tribus du Tell oriental adoptèrent le punique, à tel point que plus tard elles dédaignèrent la langue impériale et impérieuse, le latin, tandis qu’on donnait le nom de Phéniciens bilingues aux Carthaginois qui, pour le bien de leur commerce, avaient appris le numide. Des compatriotes d’Annibal le pays vint aux Romains, qui, tout le donne à croire, agirent sur le sang numide : les pierres tombales nous montrent les Africains et les Latins mêlés dans les mêmes cimetières après avoir participé aux mêmes fonctions, aux mêmes honneurs, et sous nos yeux, le type romain est visible encore sur bien des faces berbères, surtout dans les gorges reculées, et tout spécialement dans l’Aurès.

Des Romains l’Atlas vint aux Vandales, puis aux Byzantins, puis aux Arabes. Soumis à ces derniers dès le viie siècle, après la conquête au galop qu’Okba fit du Mogbreb, les Berbères se maintinrent longtemps dans leurs limites, c’est-à-dire que toute l’Afrique Mineure leur restait, sauf Kaïrouan, campement arabe. Mais, vers le milieu du xie siècle, une invasion de bandits les disloqua de toutes parts et les rejeta dans la haute montagne. Cette irruption néfaste, c’est l’invasion hilalienne, ainsi nommée des Hilal, famille arabe dont procédaient cinq des six tribus qu’El-Mostancer, calife d’Égypte, lança contre le Moghreb, moins dans une intention de conquête, ou dans un but de guerre sainte, que pour se débarrasser d’hôtes insupportables.

Lorsque commença la colonisation française, les Kabyles, depuis longtemps déjà, regagnaient pas à pas ce qu’ils avaient perdu de leur ancienne patrie. Refoulés comme chrétiens dans les djébels par la première conquête arabe, ils en redescendaient comme musulmans, tous ayant adopté la religion du Prophète, et beaucoup ayant perdu leur langue nationale. Sans notre survenue dans l’Afrique du Nord, ils auraient repris tout le Tell aux fils des Hilaliens.

On a voulu creuser un abîme entre les Berbères et les Arabes. Il est certain que les Kabyles ont foulé le sol du Tell bien avant les compatriotes de Mahomet, et que depuis Sidi-Okba-ben-Nafé, et surtout depuis l’invasion hilalienne, l’histoire de ces deux peuples se mêle sans se confondre ; enfin leurs langues diffèrent singulièrement, encore que l’une et l’autre aient des traits de ressemblance, avant tout une sorte de passion pour les gutturales terribles qui sont comme des vomissements.

Mais Arabes et Berbères ont certainement beaucoup d’ancêtres communs. Si les Berbères ne sont pas venus de la petite Afrique aujourd’hui nommée l’Espagne, ils sont arrivés d’Orient comme les Arabes, dont peut-être ils étaient cousins. À défaut de parenté directe, il y a lieu de croire que les deux peuples durent plus ou moins se mêler dans les parages de la Syrie, près de cet isthme de Suez qui fut, de l’est à l’ouest, et par terre, un grand chemin des peuples, comme il l’est maintenant du nord au sud, et par eau.

Qu’ils vinssent d’Ibérie ou d’Asie, les Berbères eurent longtemps pour seigneurs en Atlantide un peuple phénicien, et par cela même proche parent des Arabes : de là des mélanges avec un élément « sémite ». Il est donc probable que lorsque les guerriers d’Okba, et plus tard les Hilaliens, se jetèrent sur l’Atlas, la nation qu’ils y disloquèrent leur était quelque peu consanguine.

Dès lors, ballottés pendant plus de mille ans avec les Arabes, les Berbères conquirent avec eux l’Ibérie, les Baléares, Malte, la Sicile, et menacèrent du Croissant la Croix des églises où prêcha Saint-Martin. Pendant la splendeur des Maures andalous le Tell déborda sur l’Espagne ; pendant leur décadence et après leur ruine l’Espagne regorgea sur le Tell, et ce flux comme ce reflux pénétra le Berbère d’Arabe et l’Arabe de Berbère. Enfin, vivant sur le même sol en grandes masses depuis l’arrivée des Hilaliens, c’est-à-dire depuis plus de huit cents années, ayant le même Dieu, le même Prophète, incessamment en contact, l’un avec l’autre contre les chrétiens, l’un contre l’autre dans la guerre civile, l’un près de l’autre dans les villes, sous les mosquées, ils ne peuvent pas ne pas s’être intimement mêlés ; et de fait bien des tribus savent qu’elles ont dans leur sein les deux éléments,

Ainsi, les deux grandes parts du peuple indigène ont en grand nombre des ascendants communs. Ce n’est pas tant la race qui les distingue. Y a-t-il des races aujourd’hui ? Chez le Kabyle algérien comme chez l’Arabe on trouve toutes les figures, de la face blonde à l’empreinte méridionale, qui d’ailleurs domine immensément.

Une chose les distingue avant tout : le séjour. Le Berbère, habitant la Montagne, à les vertus du montagnard ; l’Arabe est l’homme de la Plaine, avec ce que le pays bas, plat, chaud, clément, donne de qualités et de vices.

Par cette différence de séjour, le Berbère est l’Auvergnat, le Limousin, le Savoisien de l’Afrique ; l’Arabe en est le gentilhomme qui se ruine, artiste auquel chaque jour qui passe ravit l’enivrement d’un songe, lazzarone que le Berbère et le Français chassent peu à peu de sa place au soleil. Pendant que le Berbère pioche la Montagne, l’Arabe de la Plaine et du Désert méprise le travail des champs. « Où entre la charrue, entre la honte. » Sous la tente, dans les gourbis[2], il aime à rêver tandis que sa femme et son bourricot versent leur sang en sueurs sous les cruels soleils. C’est l’ami des hyperboles, des contes bleus entre la cigarette et la tasse de café noir, l’ami des chansons nasillardes célébrant les belles guerres et les belles amours, l’ami de la chasse, l’ami des combats, l’ami surtout du soleil et de l’ombre selon l’heure et la fantaisie. Nomade par instinct, ce peuple l’est aussi par l’indivision de la propriété dans un grand nombre de tribus : sans droits sur le sol qu’ils cultivent par octroi temporaire, les Arabes l’égratignent à peine. Vaincus, ils se courbent : « c’est, disent-ils, la volonté de Dieu. » Ils disent aussi : « Baise la main que tu ne peux couper. »

Le Berbère, lui, travaille bravement, et partout, et toujours. Ni rêveur, ni poète, c’est un homme de labour, de métiers, un épargneur, un avare. Sa race emplit les cités et les champs du Tell : métayers et moissonneurs, colporteurs, ouvriers, ces émigrants gagnent peu, mais de privation en privation ils font fortune au milieu des Roumis, si c’est battre monnaie qu’acquérir le prix d’un champ, d’une vache ; alors ils reviennent pour la plupart au village natal où la propriété est fortement constituée, et qu’administrent des djémas ou municipalités élues au suffrage de tous, communes orageuses que divisent des sofs ou partis éternellement en lutte.

Par cette émigration continue et par ce retour d’un grand nombre, la langue nationale se répand avec rapidité dans les diverses Kabvylies, et déjà la plupart des villages berbères ont parmi leurs citoyens quelques hommes parlant aussi bien le français que le vieil idiome témachek. Religion à part, ces premiers tenanciers, à nous connus, du Tell ne détestent qu’à demi l’étranger qui remplit leur bourse à la ville, et menace peu leurs vergers dans la montagne. Plus assimilables que les Arabes, ils n’ont pas comme eux de vastes champs déserts où nous puissions semer des colons ; chez eux pas un pouce du sol ne se perd, et plusieurs de leurs âpres montagnes ont, à surface égale, plus d’habitants que nos collines. Mais s’il nous est impossible de zébrer leur territoire de villages nouveaux, taches qui peu à peu couvriront les terrains arabes, nous les cernons de plus en plus en colonisant les vallées, et bientôt les Kabylies seront séparées les unes des autres par des plaines françaises. Alors ce sera l’histoire des faisceaux, qui tous ensemble ne plient pas sous la main d’un hercule, et qui, séparés, se rompent sous les doigts d’un enfant. D’ailleurs il suffira que notre langue tue leur langue pour qu’ils passent dans le camp des conquérants de la dernière heure, après avoir lutté pendant vingt-cinq à trente siècles contre les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Arabes, les Turcs. Les Berbères arabisants et les Arabes berbérisants nous viendront peut-être aussi, car partout où le sang kabyle a pénétré dans les veines arabes, la tribu a perdu son instinct nomade pour s’attacher amoureusement au sol. Cette influence du germe berbère se reconnaît avec la même puissance dans tout le nord de l’Afrique, de la dépression libyenne à l’Atlantique, de la Méditerranée aux sables sahariens.

Ainsi, l’immense majorité de la population algérienne se compose en ce moment de Berbères, montagnards qui augmentent ; d’Arabes, gens de plaine et de plateau qui probablement diminuent ; de Berbères mêlés d’Arabes, et d’Arabes mêlés de Berbères. Viennent ensuite les Maures, les Koulouglis et les Juifs, ces derniers devenus Français par une adoption générale.

Les Maures sont des urbains, de foi mahométane, d’origine extrêmement croisée ; dans leurs artères se rencontrent les sangs des Berbères, des Arabes, des Turcs, des renégats chrétiens de diverses nations, surtout d’Espagne et d’Italie. Tous ou presque tous savent le français, beaucoup l’écrivent. Rien de plus simple et de plus juste que de les naturaliser en bloc, ainsi que les Koulouglis : ceux-ci, peu nombreux, viennent du mélange des conquérants turcs avec les femmes du pays ; ils ont été nos alliés pendant la Conquête.

Les Nègres purs ne sont pas nombreux, mais jusque dans les tribus reculées on voit des signes de la race noire sur des visages arabes ou kabyles, la traite ayant de temps immémorial amené dans le Tell des Nègres du Soudan à travers le Sahara ; le Grand Désert n’a jamais effrayé les marchands d’hommes, pas plus que les forêts, les marais, les mers, ou même le péril de pendre aux vergues des croiseurs : ravir, convoyer, vendre son frère fut toujours une affaire d’or.

Dans divers ksours sahariens et dans beaucoup d’oasis, les Noirs sont la vraie trame de la population ; dans le Tell on ne les trouve qu’en très petit nombre. Employés aux travaux serviles, ils demeurent dans les grandes cités, toujours prêts à rire aux éclats, turbulents, gesticulateurs, passionnés pour la gambade, au demeurant bons et utiles. À l’intérieur, ils forment quelques petites tribus nommées Abid.


3o Les colons. — Avant 1830 il n’y avait en Algérie que quelques Européens, des marchands, Italiens, Malfais, Espagnols, Marseillais.

Après la prise d’Alger, derrière l’armée qui, d’abord avec hésitation, puis résolument, s’avançait vers l’intérieur, s’abattit sur le pays de la nouvelle conquête la troupe de ceux qu’on nomma longtemps, qu’on nomme encore les mercanti[3] par opposition aux militaires : filles de joie, débitants, cantiniers, gargotiers, rouliers et charretiers, fournisseurs, usuriers, aventuriers, chevaliers d’industrie divisés par l’ironie populaire en deux honorables corporations, les banqueroutiers et les vandales, foule bigarrée qui fit dire pendant trente ans : « les honnêtes gens sont venus en Afrique à pied. » Ce proverbe exagérait, car parmi ces pionniers de la France en Atlas il y avait des artistes, des savants, des patriotes, des enthousiastes, toute une ardente jeunesse qui mérita bien de la patrie. L’Algérie doit beaucoup à ces « colons » de la première heure, aujourd’hui presque tous glacés par la mort.

Vers 1835-1840 commencèrent d’arriver les vrais paysans : Mahonais, Espagnols, Italiens, Provençaux, Languedociens, Gascons, Français du Nord, Alsaciens, Lorrains ; et déjà, renfort précieux, beaucoup de soldats, leur temps expiré, restaient en Afrique au lieu de rentrer en Europe.

Mais tout ce monde-là souffrait : les Français du Nord d’un climat contraire ; les Français du Sud et les étrangers méditerranéens, de l’effluve miasmatique et du poison des défrichements. Jusqu’en 1856 les morts l’emportèrent sur les naissances ; puis à partir de cet an « climatérique » les naissances sur les morts. La Nouvelle-France était fondée !

En 1833 il n’y avait pas encore 8 000 Européens en Algérie ; pas 15 000 en 1836 ; en 1841 on en trouve 37 000 ; 95 000 en 1845 ; 131 000 en 1851 ; 161 000 en 1856 ; 193 000 en 1861 ; 218 000 en 1866 ; 280 000 en 1872 ; 345 000 en 1876 (et avec la population en bloc, près de 354 000).

Les 345 000 Européens du recensement de 1876 comprennent 189 000 Français et 156 000 Étrangers. Et parmi les 189 000 Français, 156 000 sont de vrais Français, et 33 000 des Juifs naturalisés.

Les 156 000 Français, armée, population en bloc et population flottante à part, sont pour les deux cinquièmes des fils de l’Algérie elle-même, près de 65 000 d’entre eux étant nés en Afrique de familles françaises. Parmi ceux qui viennent de la vieille France, la grande majorité sort de nos départements du Midi ; c’est de Vienne ou Valence à Marseille et de Toulouse ou Carcassonne à Menton, et là seulement, que l’Algérie attire les Français : franchir un lac d’azur et vivre ensuite sous un soleil congénial, dans le pays de l’huile et du vin, il n’y a rien qui puisse effrayer le Provençal, le Languedocien, le Catalan du Roussillon, nés dans la patrie des plus riches vignobles[4], dans le canton français du pâle olivier. En dehors de la France méditerranéenne et du Rhône inférieur, les trois provinces renferment beaucoup de Béarnais, de Gascons, de Dauphinois, de Francs-Comtois, d’Alsaciens, de Lorrains, de Parisiens. Et d’ailleurs tous nos départements contribuent à l’œuvre nationale : ceux qui n’y envoient pas directement de colons y laissent quelques-uns de leurs hommes, soldats, fonctionnaires, touristes, rentiers séduits par l’éclatante Afrique.

En 1833, il n’y avait encore que 3 500 Français dans l’Afrique du Nord, et 5 500 en 1836. En 1841 leur nombre était de près de 17 000 ; en 1845 de plus de 46 000 ; de 66 000 en 1851 ; de 93 000 en 1856 ; de 112 900 en 1864 ; de 122 000 en 1866 : de 130 000 en 1872 ; de 156 000 en 1876. Et certes ces milliers font plus pour l’avenir de notre langue et le salut de nos chefs-d’œuvre que les millions qui savent le français en Russie, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Espagne, en Amérique et dans tout le monde civilisé : multipliés dans leurs descendants, ils deviendront des millions, tandis que les millions d’étrangers francophones se réduiront à des milliers dès qu’un autre idiome héritera du rang de « langue universelle ».

Comparés aux étrangers, les Français ont la grande majorité dans les provinces d’Alger et de Constantine, excepté à la Calle, à Bône, à Philippeville. En Oranie ils sont inférieurs en nombre à l’ensemble des autres colons, et même aux seuls Espagnols : toutefois ils n’y sont en minorité qu’à Oran, dans la plaine de Saint-Denis-du-Sig, dans le val de Sidi-bel-Abbès, dans les mines et sur les chantiers d’alfa.

Les Juifs algériens ont été naturalisés en bloc, par décret, pendant que nous luttions contre les hordes disciplinées du peuple évangélique. Ils ne l’avaient certes pas mérité, occupés qu’ils étaient uniquement de banque, de commerce, de courtage, de colportage et d’usure ; nul d’entre eux ne tient la charrue, n’arrose les jardins ou ne taille les vignes, et il y a très peu d’hommes de métier parmi ces arrière-neveux du supplanteur d’Esaü. Aucun n’avait péri dans nos rangs sous les boulets du Nord comme ces Berbères, ces Arabes, ces Nègres qui furent parmi les héros de Reichshoffen ; et s’ils n’ont point défendu l’Algérie contre nous de 1830 à 1871, ils ne la défendraient pas non plus contre nos ennemis. N’importe ! Ils sont maintenant Français, et même encadrés dans notre armée, qui peut-être éveillera leur vaillance.

Les Étrangers balancent exactement les Français, mais :

Ils se partagent en plusieurs nationalités ;

Quelques dizaines de milliers d’entre eux, nés en Algérie, ont appris notre langue à côté des petits Français sur les bancs de l’école et dans les chères polissonneries du jeune âge ; ils la parlent aussi bien que l’espagnol, l’italien, le maltais de leurs pères, et ils l’écrivent mieux. Étrangers de nom, ils sont Français de fait ;

Ils sont guettés par la naturalisation légale, celle qui déclare Français les Étrangers nés sur le sol national d’un père qui lui-même y est né ; dores et déjà beaucoup de familles ont pour chef un Européen qui a vu le jour en Algérie, et avec le temps ces familles seront de plus en plus nombreuses.

Ils comprennent environ 93 000 Espagnols, près de 26 000 Italiens, plus de 14 000 Maltais, près de 6 000 Allemands, et 17 000 à 18 000 personnes de nations diverses : Suisses, Belges, Grecs, Juifs du Maroc, etc.

Les 93 000 Espagnols habitent surtout l’Oranie, Oran notamment, plus espagnole que française, ainsi que Saint-Denis, Sidi-bel-Abbès et nombre de bourgs de la province. Alger en possède aussi beaucoup, mais il y en a peu dans l’antique Numidie, trop éloignée des ports d’Espagne.

Nul colon d’une autre race ne vaut ces fiers hommes sobres, endurcis, ces alfatiers, ces bûcherons, ces défricheurs vivant d’une bouchée de pain, d’un ail, d’un oignon, d’un piment, d’un verre de vin, d’une gorgée d’eau. Con pan y ajo se anda seguro : Du pain, un ail, on est lesté, disent : ils. En Afrique on sourit de pitié quand on lit ce qui s’écrit sur la paresse espagnole.

En se jetant sur cette rive les Espagnols continuent sans y penser, la pioche et non plus le glaive à la main, la longue et dure et sanglante croisade que leurs pères avaient entreprise contre les Maures. Tripoli, Tunis, Bougie, Tlemcen, Oran, Alger surtout, lieu de terribles désastres, ces noms sont glorieux et tragiques dans l’histoire de l’Espagne. Oran fut longtemps castillane : entrés dans cette ville en 1509, nos cousins de Tras-los-Montes n’en sortirent qu’en 1792. Elle est, d’ailleurs, si près de l’Espagne, la cité d’où l’ardent Jimenes espérait conquérir tous les Maures ! Du Merdjadjou, Ramérah ou Djébel-Santo, qui porte un quatrième et plus beau nom, le Msabia ou Lever de l’Aurore, on voit, quand il fait beau, les chaînes du littoral andalou, le Mulahacen (3 554 mètres), tête de la Sierra Névada, et plus loin encore, à 272 kilomètres à vol d’oiseau, le Tetico de la Sierra Sagra (2 318 mètres), voisin des sources du Guadalquivir et du Rio Segura.

Ces aides précieux se font peu naturaliser ; mais leurs filles s’allient volontiers aux Français et les enfants s’absorbent sans peine dans la nation prépondérante. Leur langue n’est un obstacle qu’à demi ; une moitié d’entre eux ne parle point l’espagnol : si les Andalous et les Murciens sont d’idiome castillan, les Valenciens, les Catalans, les gens des Baléares parlent, en divers dialectes, un langage qui ressemble intimement à nos patois d’oc, au limousin, au toulousain, au provençal, et surtout au catalan des Pyrénées-Orientales. Que d’Espagnols auxquels on adresse en Algérie la parole en castillan et qui ne vous comprennent point ou ne savent pas vous répondre dans l’idiome sonore ! En Oranie il vient principalement des Andalous, mais Alger reçoit surtout des hommes du verbe catalan, notamment des insulaires de Minorque, colons parfaits, maraîchers modèles, connus en Afrique sous le nom de Mahonais.

C’est surtout la province de Constantine, proche de la Sicile, de la Sardaigne et du pays de Naples, qu’habitent les 26 000 Italiens. À Bône, à la Calle, ils sont la majorité. Corailleurs, marins, pêcheurs, jardiniers, boutiquiers, négociants, ils se fondent facilement dans la nation néo-française.

La province de Constantine a la plus grande part des 14 000 Maltais ; également nombreux dans la ville d’Alger, ils ne fournissent pas de colons dans le sens élevé du mot, et sur les 140 000 cultivateurs européens de l’Algérie, on compte fort peu de Maltais ; on les trouve presque tous dans les cités comme bateliers, portefaix, bouchers, aubergistes, cafetiers, boutiquiers. Par leur religion ils tiennent aux Français, par leur langue aux Indigènes ; car, s’ils sont catholiques, ils ont pour parler maternel un arabe corrompu.

Les 6 000 Allemands, dispersés dans les trois provinces, se divisent entre les champs et les villes. Avec les Italiens ce sont ces excellents colons qui sollicitent le plus la naturalisation française.


Les Franco-Africains ou, plus harmonieusement, les Africains, ou encore les Algériens, c’est-à-dire les colons nés dans l’Atlantide et faits à son soleil, forment déjà plus du tiers des Européens. En 1859, ils étaient 20 800 seulement ; en 1856, on en comptait 33 500 ; en 1866, il y en avait 72 500, et un peu moins de 100 000 en 1872. Ils sont aujourd’hui plus de 130 000, dont 64 500 Français ; bientôt ils seront la moitié, puis les deux tiers du peuple nouveau. L’avenir appartient à ces fils du pays, nés de sa substance et nourris de son air ; mais il serait lamentable pour l’Algérie, pour la France, notre mère, et pour la race entière des hommes que cet avenir éclairât un cimetière où deux peuples dormiraient : le Berbère des adrars, des tamgouts et des acifs, l’Arabe des djébels et des oueds.

Il n’est pas dans le génie de la France d’écraser les enfants contre la muraille. Le Romain, l’Anglais, le Péninsulaire, ont détruit plus de peuples que nous. C’est là notre gloire, comme c’est leur honte d’avoir traîné tant de nations à la paix du Campo Santo.

Aimer les Indigènes, c’est notre strict devoir, ce sera notre honneur.

Nous les amènerons à nous en leur donnant notre langue : le Kabyle n’y perdra que des patois sans littérature, et qui osera comparer à nos livres ce qu’il y a de vrais chefs-d’œuvre dans l’idiome osseux, décharné, dur, prodigieusement guttural, d’ailleurs poétique, énergique et bref, dont Mahomet usait avec l’ange Gabriel, et l’ange Gabriel avec lui ?

Il nous faut donc asseoir les enfants des indigènes à côté des nôtres sur les bancs de l’école. Dès que la jeune génération musulmane parlera le français, tout le reste viendra par surcroît.

En attendant ce jour, lointain peut-être, l’excédant de naissances ajoute, chaque année des milliers d’hommes à la phalange néo-française qui conquiert maintenant par le soc la terre âpre à soumettre où nous avons combattu quarante ans. Et encore faut-il noter que les Européens labourent surtout les plaines basses, de climat énervant, Métidja, plaine de Bône, basse Mina ; basse Habra, Sig inférieur ; il leur reste précisément à peupler les terres élevées, montagnes et plateaux, sous les climats sains, près des eaux fraîches.

Vers 1860, il n’y avait encore que sept colons sur cent Algériens de toute origine ; il y en a maintenant douze.


4o Le Sabir. — Sur les quais des ports, dans les rues des villes, sur les marchés, sur les routes, aux travaux des champs se rencontrent des Kabyles descendus de leurs montagnes sans balbutier un mot de français, des Arabes dédaigneux d’apprendre la langue du vainqueur, des Français, des Européens qui ne savent ni l’arabe, ni le témachek. Les places de marché surtout sont de vraies Babel où l’on essaie de s’entendre au moyen du Sabir, jargon singulier, discours bref, heurté, gesticulatif, rudimentaire.

Il se compose : de quelques noms, de quelques verbes, de peu d’adjectifs : noms et adjectifs sans déclinaison, verbes sans temps ni mode. Par l’absence de formes, par le néant de la grammaire, c’est un parler « nègre » que ce patois fait de mots arabes, italiens, catalans, espagnols, français : ceux-ci de plus en plus nombreux à mesure que s’étend la langue de Frañce. Andar (aller), vinir (venir), ténir (avoir), mirar (voir, regarder), trabadjar (travailler), tchapar (voler), toucar (toucher, prendre), bono (bon, bien, utile), carouti (trompeur, carottier), meskine (pauvre), maboul (fou), mercanti (bourgeois), chêndat (soldat), casa (maison), carrossa (voiture), cabessa (tête), matrac (bâton), babor (bateau à vapeur), birou (bureau), carta (lettre, écrit, papier), douro (argent), sordi (sou), mouquère (femme), moutchatcho (enfant), yaouled[5] (garçon, jeune homme), macache (non), bezzef (beaucoup), bibri (à peu près), bititre (peut-être), balek (prends garde !), kif kif (comme), sami-sami (ensemble), didou[6] (eh ! ohé ! un tel), et surtout fantasia, le mot universel qui s’applique au plaisir, à la passion, à tous les mouvements expansifs de l’âme, à tout ce qui est agréable, bon, supérieur, étrange…… ces termes et une vingtaine d’autres reviennent à chaque instant dans les phrases du sabir. En attendant le triomphe du français, ce charabia misérable unit l’indigène au colon ; mais le lien principal entre eux et nous, c’est l’appât des « douros » qu’on gagne chez les chrétiens.



  1. Lycées, collèges, séminaires, couvents, prisons, hôpitaux, etc.
  2. Huttes misérables.
  3. Mot italien, devenu sabir, et signifiant marchand.
  4. Avant le phylloxéra.
  5. De l’interpellation arabe : Ya, ouled ! Eh ! Garçon !
  6. C’est notre « Dis donc ! »