France, Algérie et colonies/France/02

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 18-20).


CHAPITRE II

MONTS, PLATEAUX, PLAINES, RÉGIONS NATURELLES


La montagne, les montagnards. — L’âme de la nature c’est la mer, fontaine des pluies, réservoir des eaux, outre des vents sonores. La montagne attire ces pluies, renouvelle ces eaux, divise et distribue ces vents.

L’Océan, chaudière de vie, brasse et mêle courants, souffles et climats ; il porte au Nord la tiédeur du Tropique, au Tropique la fraîcheur du Nord. La montagne ne mêle pas les climats, elle les sépare suivant ses versants, elle les étage suivant ses hauteurs. Immobile et morte, sauf les roches qui tombent, les torrents qui roulent, les avalanches qui croûlent, les glaciers qu’on ne voit pas marcher et qui marchent pourtant, elle est, dans sa petitesse et sa tranquillité, cent fois plus diverse que l’immense et mobile Océan qui s’agite par toutes ses vagues, se ride à tous les zéphyrs et se plaint sur tous les rivages. Sierras baignées d’eau glauque, plateaux, vallons ténébreux, forêts d’algues, monstres marins, les poissons, leurs légions, leurs campements, leurs batailles, toute cette vie pullulante de la mer féconde que l’harmonieux aveugle nommait la mer infertile, ce que le plongeur entrevoit, ce que devine la sonde, tout cela nous est caché dans les profondeurs du « sel divin », sous le masque vert ou bleu des flots.

La mer ne passe pas uniquement son temps à dévorer des îles, des presqu’îles, des caps, elle remplit des golfes et dépose au fond des eaux la matière des continents futurs : les protubérances qu’elle ronge lui suffisent pour combler les baies, mais pour la création des sols de l’avenir, il lui faut le secours des boues fluviales ; ces boues, c’est de la montagne surtout qu’elle les reçoit. Et le mont ne fournit pas seulement des alluvions terrestres aux plaines et aux mers, il en descend aussi des alluvions humaines pour la croissance et la durée des peuples.

Dans l’air sain des sommets, dans les gorges ruisselantes, sur les hautes prairies, au-dessus des soleils énervants, loin des excès de Tarente et des mollesses de Sybaris, loin du luxe, de la soif d’honneurs, des vœux tendus, des rêves trompés, des vies dispersées et manquées, s’endurcissent et s’augmentent des générations qui vont prendre en bas les places vides faites par la corruption, l’épuisement, le calcul, le suicide et la mort prématurée.

Ce ne sont pas des familles de deux ou trois enfants blêmes qui sortent des chaumières longtemps bloquées par l’hiver, mais de petites cohortes de six, huit, dix garçons et filles au sang rouge, aux os massifs, aux muscles durs, aux nerfs tranquilles. Quand il arrive à l’achèvement complet de son être, l’homme des pics, des plateaux, des bombements supérieurs a, suivant les altitudes, passé vingt fois par la terrible épreuve de quatre, six, sept et même huit mois d’un ciel fait de jours et de nuits également implacables. Souvent c’est la neige qui tombe en don de joyeux avènement sur la cabane où naît un montagnard ; souvent aussi c’est la neige qui charge le toit sous lequel un montagnard expire ; et quelquefois la terre, serrée par le froid, ne peut recevoir ce cadavre : alors, scellé dans son cercueil, le mort attend que la saison plus tiède ouvre le sol natal à la pioche du fossoyeur.

Ces familles vigoureuses sont pauvres, tant sur le plateau persécuté des vents que dans les gorges, au pied des roches immenses qui dérobent aux hameaux la moitié de la lumière que leur doit le soleil. De leurs enfants, beaucoup descendent dans la plaine qui ne remonteront jamais au village paternel, mais il en reste assez dans les montagnes pour y arroser les prairies et pour y défendre les passages. Ce fut un monticole, un Arverne, Vercingétorix, qui disputa le dernier la Gaule à César ; cinq cents ans après, ce fut encore le peuple arverne, devenu gallo-romain, qui résista le dernier aux Barbares. Et puisque la France doit finir, ceux qui garderont le plus longtemps l’héritage de sa langue seront des hommes de l’Auvergne, des Cévennes, du Rouergue, du Limousin, des Pyrénées ou des Alpes, nés dans des vallées perdues où l’on ne parle encore que le patois.

Sous nos yeux Paris est envahi par les Auvergnats, les Limousins, les Marchois, les Cévenols, les Savoyards, les Dauphinois, les Pyrénéens, maçons, terrassiers, porteurs d’eau, ramoneurs, commissionnaires, gens de tous les métiers. Appelés ou venus d’eux-mêmes, grands ou petits, fluets ou trapus, noirauds, blancs ou rouges, tous ces hommes d’en-haut, ceux du moins que l’art ou la science ou les livres n’attirent pas à Lutèce, adorent avec ferveur le plus bas idéal, l’argent. C’est pour lui qu’ils viennent souffrir la veille et le jeûne, affronter l’hôpital et quelquefois s’étendre sur les dalles de la Morgue.

Ce n’est pas seulement à Paris que descend cette foule inquiète, éternel renouvellement de la grande cité. Il n’y a ville de France, fût-elle des plus minces, qui n’ait son Auvergnat marchant lourdement et robustement à la fortune.