France et Angleterre - L’Avenir de leurs relations intellectuelles

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France et Angleterre - L’Avenir de leurs relations intellectuelles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 526-541).
FRANCE ET ANGLETERRE
L’AVENIR
DE LEURS RELATIONS INTELLECTUELLES

Pendant les premiers mois de l’effroyable lutte qui est en train de déchirer l’Europe, l’attention des Alliés s’est, naturellement, concentrée tout entière sur les nécessités de la défense matérielle ; mais à mesure que nous avons vu s’équilibrer les forces entre le lâche envahisseur et ceux dont il s’était fermement attendu à faire ses victimes, nous avons compris de plus en plus clairement l’obligation, pour nous, d’envisager aussi les très graves aspects spirituels du conflit. L’un de ces aspects, tout au moins, nous apparaît dès maintenant avec une évidence absolue : nous constatons que nous allons être tenus, à l’avenir, de défendre contre l’intrusion germanique nos facultés intellectuelles non moins vigoureusement que nos rivages, et notre commerce et notre industrie. Après quoi l’on entend bien que l’heure est passée des reproches mutuels. Il nous serait dorénavant tout à fait inutile de réveiller les échos en nous criant aigrement, l’un à l’autre : « Je vous l’avais bien dit ! » ou encore : « Comment se peut-il que vous n’ayez pas prévu ? » Admettons plutôt, avec une humilité allégée de tous remords superflus, que, ni en Angleterre, ni en France, nous n’avons assez nettement discerné les défauts et le danger de la « culture » allemande ; mais, cela admis, il n’en reste pas moins qu’un examen de ce que pourront être à l’avenir les relations intellectuelles de la France et de l’Angleterre ne saurait se dispenser de prendre, comme point de départ, l’insidieuse influence passée de l’Allemagne sur notre pensée et notre art nationaux.


I

On n’a pas oublié de quelle façon les Allemands, dès le début de la guerre, ont tout fait pour nous révéler le vrai caractère de leur civilisation. Mais nul excès de barbarie dans la conduite de leur campagne, nul outrage aux lois de l’humanité, nulle profanation de monumens vénérables n’a eu de quoi ouvrir aussi largement nos yeux sur leur état profond de corruption intérieure que le fameux manifeste de leurs 93 « Intellectuels, » rédigé au mois d’octobre 1914. On a vu là les représentans principaux de chacun des ordres de la vie allemande, les premiers hommes d’Etat de l’Allemagne, l’élite de ses érudits, de ses théologiens, de ses légistes, et de ses savans, comme aussi de ses écrivains et de ses artistes, s’unissant pour approuver les pires horreurs d’un brigandage à peine croyable. Avec une unanimité servile et une faconde pleine d’impudence, la plus fine fleur de l’âme teutonne justifiait pleinement la destruction de Louvain, le massacre de milliers d’habitans civils de la Belgique, et toutes les autres « atrocités » de ces premières semaines dont le seul souvenir nous remplit d’horreur.

Je sais bien que, dans certains pays neutres, l’attitude de ces intellectuels a été, plus tard, excusée sous le prétexte d’une contrainte que leur auraient imposée les autorités de la Wilhelmstrasse, et qui leur aurait rendu impossible de se refuser à signer le susdit manifeste.

Cette théorie, qui a trouvé accueil, notamment, en Suède et dans divers milieux suisses, s’appuyait sur les déclarations d’un ou deux professeurs allemands, émises par ceux-ci dans des lettres privées, et reconnaissant que, s’ils avaient signé le document, c’est qu’ils y avaient été contraints, sans avoir même eu la possibilité de le lire. Mais il est étrange que les apologistes de ces professeurs ne sentent pas qu’un tel aveu, loin de justifier leurs protégés, les fait apparaître dans une servilité pour le moins aussi méprisable que celle qui nous les montrait approbateurs volontaires des crimes allemands. Et combien, avec tout cela, c’est chose plus probable de supposer que, dans le premier excès de la fureur ressentie en présence de tant d’espoirs déçus, l’Allemagne entière a décidément achevé de perdre toute modération de pensée, et tout équilibre d’esprit !

En tout cas, il sied d’affirmer dès l’abord que, quelles que doivent être les futures relations intellectuelles de la France et de l’Angleterre, ces relations ne pourront avoir rien de commun avec l’état d’esprit qui a fait naître le trop fameux manifeste des 93. Il nous est arrivé volontiers, au cours des années passées, de nous laisser éblouir par un système de formation mentale fondé sur un simple amas encyclopédique de faits. Plus d’une fois nous avons été tentés d’admettre la nouvelle doctrine allemande, suivant laquelle les faits posséderaient, en soi, une importance décisive, indépendamment de leur action sur le progrès général de notre pensée ou sur la conduite de notre vie morale. Mais il nous suffira désormais de nous rappeler les quatre-vingt-treize signataires du manifeste des intellectuels allemands pour comprendre qu’il est inutile de s’assimiler toute l’énorme provision de savoir dont se trouvent bourrés les Dictionnaires de la Conversation de Brockhaus ou de Meyer, si cela ne doit pas nous empêcher de demeurer des esclaves ! Bien mieux : dans notre étude de ce que pourront être, après la guerre, les rapports intellectuels capables de profiter aux deux nations amies, il nous faudra commencer, avant tout, par une assurance réciproque garantissant que ni l’Angleterre, ni la France ne s’aviseront plus désormais de se chercher une direction du côté de l’Allemagne. Le professeur von Wilamowitz. Mœllendorf, — qui jadis, avec son orgueil de hobereau, ne cachait pas son mépris pour les efforts de ses confrères en philologie, d’origine plus humble, — ne trouve pas, à présent, de paroles assez dures pour blâmer l’Institut de France, qui, dit-il, « devra subir le poids des conséquences résultant pour lui de son refus de reprendre, après la guerre, ses anciennes relations intellectuelles avec l’Allemagne. » En réalité, j’imagine que l’Institut de France est prêt à assumer bravement cette responsabilité ; et je puis attester que sa courageuse attitude continuera toujours de rencontrer un très cordial appui, auprès du monde savant de la Grande-Bretagne,

Il est vrai que cette suppression plus ou moins totale des influences qui nous venaient d’Allemagne ne pourra manquer de créer, d’abord, certaines lacunes dans notre existence intellectuelle : mais ce sont précisément ces lacunes qui devront être comblées par un développement continu de l’action réciproque de la France et de l’Angleterre. Aussi bien ai-je l’idée que tout se trouvait prêt, longtemps même avant le début de la guerre, pour permettre l’entier avènement d’une action de ce genre. Jamais, au cours des longs siècles où elles n’ont cessé d’accumuler leurs précieuses réserves de force matérielle et morale, jamais nos deux nations ne s’étaient encore senties rapprochées par un lien aussi étroit de sympathie mutuelle. De telle sorte qu’il s’agit simplement pour nous, aujourd’hui, de rechercher par quels moyens leur collaboration spirituelle pourra s’exercer avec le plus de fruit, en tenant compte des qualités et ressources spéciales de chacun des deux partenaires. Car si la sympathie politique entre la France et la Grande-Bretagne est, dès maintenant, aussi complète que possible, il s’en faut que l’union intellectuelle entre les deux peuples ait atteint le même degré d’heureuse plénitude ; et aussi convient-il que nous tâchions à nous placer, vis-à-vis les uns des autres, dans une position qui permette à nos forces spirituelles respectives de continuer à se plaire et à se stimuler réciproquement, alors même que se sera calmée l’exaltation résultant, aujourd’hui, d’une lutte commune contre un commun adversaire.


II

Le choix d’une telle position impliquera, naturellement, un certain nombre de concessions d’une part et de l’autre. Mais à cela, aussi, les circonstances nous ont déjà utilement préparés. On se souvient que, vers la fin du XIXe siècle, l’idée d’une littérature universelle avait envahi les esprits même les plus conservateurs. On se plaisait à penser que, tôt ou tard, les progrès du « cosmopolitisme » effaceraient, chez les diverses nations, toute trace de leurs anciennes particularités distinctives, pour y substituer certains modes de pensée et d’expression qui, désormais, se retrouveraient à la fois chez les écrivains des quatre coins du monde. Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis 1890 nous a guéris, entre autres illusions, de celle qui naguère nous faisait regarder comme possible et désirable une telle unité littéraire universelle. Comme l’avaient justement admis autrefois nos pères, nous avons reconnu, à notre tour, que la personnalité constituait l’attribut essentiel d’une littérature, et que cette personnalité avait pour condition indispensable le maintien d’une forte couleur nationale. Si bien que non seulement nous nous accordons de nouveau pour rejeter l’idée d’une « littérature européenne, » mais qu’en outre nous sentons l’obligation, pour les écrivains français et anglais, de demeurer fidèles à leurs caractères nationaux respectifs, au moment même de leurs plus actifs échanges intellectuels. Il n’y a rien qui, pour mon compte, m’inquiéterait plus que le projet d’une littérature « franco-anglaise ; » et, plutôt que d’en encourager l’avènement, j’aimerais mieux revenir à la notion rétrograde d’un « protectionnisme » contre les idées. Mais un peu de prudence suffira pour rendre inutiles toutes précautions de ce genre. La seule chose qu’il nous faille éviter est la possibilité, pour l’une des deux nations amies, de tendre à dominer la pensée de l’autre. La détestable erreur de l’Allemagne, qui considère comme son devoir d’imposer à d’autres races son type particulier de culture, entraîne fatalement à sa suite les conséquences les plus désastreuses ; et l’on ne saurait trop veiller à écarter jusqu’au semblant d’une tyrannie aussi monstrueuse. « La plus grande chose du monde, disait Montaigne, c’est de savoir être soi. » Les relations intellectuelles de deux nations justement orgueilleuses de leur passé devront toujours, avant tout, s’appuyer sur une reconnaissance entière du droit de chacune de ces nations à conserver sa libre individualité.


C’est dire que rien ne serait, selon moi, aussi funeste au développement de nos deux littératures que l’emploi, même entre la France et l’Angleterre seules, d’une sorte d’esperanto ou de volapük spirituel. Mais il n’en reste pas moins que, dans le domaine particulier du langage, la France m’apparait capable d’exercer, sur les autres nations, une influence des plus bienfaisantes. Si l’on jette un regard en arrière sur notre littérature anglaise des cinquante dernières années, il est impossible de ne pas être frappé de tout ce que les plus soigneux, et en même temps les plus foncièrement « anglais, » de nos écrivains ont dû à l’admirable niveau de perfection littéraire où s’est élevée la langue française. Chez Matthew Arnold l’adaptation de la phrase aux sujets traités, chez Stevenson l’aisance et la limpidité du discours, chez Pater la richesse et la solidité de la forme témoignent de l’habitude qu’avaient ces auteurs d’étudier, — sans la moindre imitation, mais avec une appréciation intelligente et cordiale, — l’œuvre des écrivains français de leur temps. Je pourrais citer, également, telles tendances au mauvais goût et à l’ornementation excessive qui se sont trouvées heureusement arrêtées, dans notre littérature d’il y a vingt ans, par l’admiration de la simple et sereine clarté de Renan. Et, pour parler d’un passé plus récent, c’est chose indéniable que l’étude du style de certains critiques ou « essayistes » français a corrigé l’emphase ou le maniérisme alambiqué qui menaçaient fâcheusement d’envahir notre jeune école de critique littéraire.

Aussi bien est-il un peu de tradition chez nous, en Angleterre, d’estimer que les Français poussent à un degré extrême le souci de bien écrire. N’est-ce pas déjà saint Hilaire de Poitiers qui, au dire de ses biographes, plaçait résolument le mauvais style au nombre des péchés ? Croyance que nous nous attendons à retrouver, aujourd’hui encore, chez tout Français ; et comment ne profiterais-je pas de cette occasion pour rappeler cette opinion anglaise à tels écrivains français que je vois se complaire dans l’obscurité et la confusion ? Comment ne les avertirais-je pas que d’ici, des bords de la Tamise, nous les considérons avec une tristesse mêlée de méfiance ? Le fait est qu’il y a là un exemple typique de la réalité et de l’importance de ce que l’on serait tenté d’appeler des responsabilités internationales. Un auteur français qui néglige de bien écrire, ou qui s’avise d’introduire dans son style des attributs contraires au génie de sa langue, commet un véritable péché, à la face du monde, contre le bon renom séculaire de sa race. Le défunt Stéphane Mallarmé a été mon ami pendant bien des années, et personne ne peut avoir admiré plus que moi la beauté de son caractère, comme aussi l’exquise délicatesse de son âme de poète : mais une bonne partie de son œuvre en prose et en vers constitue, tout au plus, une expérience accidentelle, un phénomène littéraire isolé et sans lendemain. Ou plutôt, je suis prêt à supposer que, pour certains jeunes talens français, l’art de Mallarmé a été un stimulant précieux ; mais en Angleterre, sa célébrité et la part d’engouement artificiel qui s’y est ajoutée ont eu incontestablement des effets désastreux. Cet homme excellent et ce poète de race s’est trouvé devenir, bien inconsciemment, chez nous, l’ancêtre d’une famille bâtarde de poétaillons.

Pareillement il ne m’appartient pas de mentionner les noms de tels de nos auteurs anglais d’à présent ou d’hier dont les violences ou les excentricités d’expression me semblent avoir fâcheusement fasciné quelques-uns de leurs confrères français. Mais il me semble hors de doute que, dans l’un et l’autre cas, une connaissance plus étendue de la littérature « d’en face, » et une appréciation plus juste de ses vraies « valeurs, » auraient suffi pour empêcher ces erreurs regrettables.


III

D’une façon générale, au reste, il n’est point douteux que l’une des difficultés principales, pour l’établissement d’une pleine harmonie de pensée entre les classes intellectuelles des deux nations consiste dans le manque d’une sérieuse connaissance réciproque des deux littératures. L’esprit d’un Anglais cultivé est inévitablement nourri de la lecture, plus ou moins approfondie, de Dryden et de Swift, de Milton et de De Quincey ; et de la même manière un Français, sans avoir besoin pour cela d’être un érudit, se fait une conception nettement définie de l’essence et des caractères principaux de l’œuvre de Racine ou de Chateaubriand. Il sait l’ordre historique, et, pour ainsi dire, l’ordre « absolu » des noms de tous les maîtres passés de sa littérature ; il sait, du moins en gros, ce qu’ils représentent, et se rend compte des divers champs de leur influence. Mais le moyen d’espérer que demain, fût-ce avec la meilleure volonté du monde, tout Anglais cultivé se pénétrera de l’agrément propre de Bérénice ou des Martyrs, ou bien que, de son côté, chaque Français instruit aura chance de se familiariser avec la grâce majestueuse du Samson Agonistes de notre Milton ? Certes, je n’ignore pas que, dans les deux pays, des hommes se rencontrent qui ont pénétré merveilleusement la littérature du pays voisin, et que, par exemple, les travaux biographiques et critiques consacrés de nos jours par tels professeurs français à l’étude de nos écrivains anglais ont atteint un degré bien remarquable de précision et de profondeur. Mais on entend bien que c’est là une autre question. Pour juger des relations intellectuelles réciproques de deux peuples, force nous est de nous placer à un point de vue dépassant de beaucoup les limites d’un groupe restreint de savans plus ou moins professionnels. Et quant à ce qui est des masses cultivées d’Angleterre ou de France, j’affirme qu’il serait téméraire d’espérer que ces masses consentent soudain à doubler le fardeau de leur bagage intellectuel, en joignant à l’étude de leur littérature nationale celle encore de la littérature d’une autre nation.

Il est vrai que, de part et d’autre, et d’ailleurs à mon très vif regret, le XXe siècle risque fort d’amener une diminution considérable de l’importance attribuée jusqu’ici, dans la formation spirituelle des classes cultivées, à l’étude rétrospective de nos littératures nationales. Il est à craindre que, après s’être déjà émancipés de la discipline du latin et du grec, les jeunes gens français et anglais demandent qu’on les délivre encore de la discipline de leurs classiques nationaux. En Angleterre, du moins, nous avons vu dès maintenant se produire des symptômes d’un mouvement de ce genre ; et je ne serais pas étonné qu’en France même, où la tradition demeure cependant plus vivante, quelque chose d’approchant arrivât tôt ou tard. Ce serait, à mon avis, tout à fait regrettable.


Toujours est-il que, dans le développement des relations intellectuelles entre les deux pays, il sied de compter beaucoup plus sur les progrès de notre ancienne sympathie mutuelle que sur un étalage doctoral de faits et de dates. Pour maintenir entre nous le contact spirituel, il ne sera besoin que du lien, tout élastique, de cette sympathie. Mais aussi ne saura-t-on trop s’employer au renforcement de cette dernière, et d’autant plus qu’il s’en faut bien qu’une simple entente politique suffise pour déterminer, par soi-même, les moindres rudimens d’une entente intellectuelle. C’est ainsi que l’heureux accord franco-anglais établi déjà, en 1837, par Guizot et Aberdeen, et ratifié encore par la mémorable visite de la reine Victoria à Louis-Philippe n’a eu, en Angleterre, aucune espèce de répercussion littéraire, encore bien qu’il coïncidât avec un puissant réveil de la littérature française. Vainement chercherait-on, dans toute la critique anglaise du temps, ne fût-ce qu’une mention des grands noms de Balzac et de Victor Hugo, de George Sand et de Lamartine, qui se trouvaient alors, comme on sait, parvenus au plus haut point de leur activité créatrice. Tout au plus arrivait-il parfois qu’un critique anglais citât, en passant, Augustin Thierry, parce que celui-là s’était occupé de la conquête de l’Angleterre et des origines de notre royauté. L’existence littéraire de Guizot, de Tocqueville, et, dans une certaine mesure, de Michelet, n’était pas non plus tout à fait ignorée : mais ceux-là mêmes n’étaient connus chez nous qu’en raison de qualités, pour ainsi dire, opposées au véritable courant du génie français. Pour tout ce qui relevait du monde de l’imagination, l’indifférence était complète dans la critique anglaise, et la France a traversé longuement les phases successives de sa révolution romantique sans que jamais cette critique de chez nous eût même fait mine de s’en apercevoir.

Cette hostile attitude se trouve reflétée, — d’une façon assez humiliante pour notre vanité insulaire, — dans une nombreuse série d’articles écrits par notre grand romancier Thackeray pendant son séjour à Paris, en 1833 et au cours des années suivantes. Les chefs-d’œuvre du roman français que produisaient, à cette date, Balzac et George Sand ne rencontraient, chez le futur auteur de la Foire aux Vanités, qu’un profond mépris, et tout fondé sur des motifs moraux du puritanisme le plus étroit. Thackeray présente à ses lecteurs les romanciers français comme des fabricans de livres immoraux et irréligieux. A quoi il convient d’ajouter, pour son excuse, qu’il était très jeune encore lorsqu’il exprimait ces jugemens saugrenus, et que, plus tard, il s’est abstenu de les réimprimer. Mais le fait n’en constitue pas moins un exemple significatif. Voici un jeune homme appelé à devenir l’un des plus originaux et des plus pénétrans analystes de son temps : il arrive à Paris entre la publication d’Indiana et celle de Jocelyn, et voici que, malgré un séjour prolongé en France, ce jeune Anglais demeure tout à fait incapable de percevoir qu’il existe, dans la prose et la poésie françaises, un mouvement tout au moins très profond, et d’une très grande portée artistique ! Chose qui, du reste, ne prouve nullement chez Thackeray une dose exceptionnelle d’incompréhension ou de malveillance : notre compatriote s’est simplement placé au point de vue admis par presque tous les Anglais cultivés de sa génération. L’Angleterre d’alors consentait bien à soutenir Louis-Philippe : elle refusait obstinément d’avoir rien à faire avec un Balzac ou un Musset.

Le fait est que, pendant presque tout le cours du XIXe siècle, l’ensemble de nos relations intellectuelles franco-anglaises s’est fâcheusement ressenti de l’espèce de barrière établie entre les deux nations, dès le début de ce siècle, par les hasards de la politique. Accoutumées pendant le règne de Napoléon à une séparation matérielle et morale presque complète, les deux nations ont longtemps continué à s’ignorer l’une l’autre, ou plutôt à entretenir, chacune sur le compte de l’autre, les conceptions les plus erronées. Le Français a persisté à tenir les Anglais pour un peuple de ténébreux hypocrites ; l’Anglais s’est entêté à regarder les Français comme une race incrédule et sans mœurs. Derrière le voile de ces préventions, qui n’ont fini par se dissiper qu’au bout de cent ans, les vertus de chacun des deux pays sont demeurées cachées au pays voisin ; et c’est seulement aujourd’hui que, pour la première fois depuis la grande Révolution Française, les esprits et les cœurs de France et d’Angleterre se rencontrent sans qu’un désastreux rideau de brume les empêche de se voir mutuellement dans leur réalité. Encore ne suis-je pas tout à fait certain que, même aujourd’hui, dans quelques-unes des classes les plus arriérées de notre société cultivée d’Angleterre, toute trace ait disparu du très vieux préjugé qui voulait que les livres français fussent, à peu près invariablement, déplaisans et « choquans » pour l’âme anglo-saxonne. Les livres français « à couverture jaune, » en particulier, ont eu bien de la peine à franchir le mur de suspicion qui en interdisait l’accès au delà de la Manche. Je me souviens par exemple de la sévère réprimande infligée, voilà trente ans, à un imprudent jeune étudiant d’Oxford pour avoir introduit, dans une respectable maison anglaise, un de ces volumes « à couverture jaune, » et cela bien que le volume incriminé se trouvât être, simplement, une édition populaire des Pensées de Pascal !


IV

Mais si même quelques vestiges subsistent encore, çà et là, de ces ridicules préventions de jadis, il est sûr que le grand courant de sympathie qui est en train de pousser l’Angleterre dans les bras de la France aura très vite fait de les effacer. Oui, il sied que tout le monde en France soit fermement assuré de la disparition toute prochaine, et définitive, de cette funeste barrière d’erreurs et de préjugés qui, durant le cours entier du XIXe siècle, a rendu difficile à nos pères de s’initier aux habitudes françaises de penser. Au contraire, même, je ne craindrai pas d’affirmer qu’il existe dorénavant, parmi nous, une tendance très marquée à estimer que tout ce qui se dit et s’écrit en France doit être, à la fois, éminemment sage et d’un art raffiné. Peu s’en faut qu’après avoir trop longtemps injustement déprécié les choses françaises, nous ne courions, à présent, le risque d’accepter, avec une indulgence trop dénuée de critique, tout ce qui nous arrive revêtu de la marque de Paris. Opinion d’ailleurs bien touchante, à la regarder comme une sorte de « réparation » des méfiances anciennes ; mais elle n’en crée pas moins, pour la France, un certain surcroît de responsabilité ; et j’avoue que, pour ma part, précisément du fait de ma vieille affection pour votre pays, je ne serais pas sans m’inquiéter de découvrir chez nous cette nouvelle manière de voir, également favorable ou indulgente pour tout ce que vous produisez, si je n’avais pas fermement l’espoir que ceux qui, chez vous, ont charge de diriger le mouvement de la littérature nationale s’attacheront à ne pas décevoir la confiance ingénue de notre public envers elle.

Sans compter que la France se doit à elle-même de ne pas encourager, voire d’empêcher par tous les moyens, l’exportation de livres qui risquent de nuire à son bon renom. Il ne m’appartient pas d’élever la moindre protestation contre cette « belle liberté française, » qui est assurément l’une des choses les plus nobles du monde. Mais sans parler de maints produits qui, par leur intention et leur contenu, se trouvent à jamais exclus des limites de la littérature, il est incontestable que la finesse délicate de la langue française vous permet de traiter maints sujets d’une manière qui, parfaitement légitime et acceptable sous cette forme particulière, devient aisément choquante dès qu’on essaie de transporter ces sujets dans une autre langue, ou même dès qu’ils s’adressent à des lecteurs étrangers, ignorans de la foule de nuances qui, aux yeux d’un Français, suffit pour leur enlever toute portée scandaleuse. C’est ainsi que, dans un salon, des personnes habituées à la société les unes des autres, et dûment pénétrées de l’existence entre elles d’un niveau commun de culture intellectuelle, s’entretiennent à leur aise sur un ton qu’elles abandonnent aussitôt, d’instinct, dès qu’un étranger est venu se mêler à la conversation. Et semblablement, notre grand humoriste Swift observe quelque part que tels propos paraissent infiniment spirituels après le diner, qui seraient plats et inconvenans si l’on s’avisait de les tenir à jeun, dans la matinée.

D’où je ne prétends point conclure que la France doive désormais se priver de toute liberté dans ses propos, et se comporter, dans sa vie littéraire, comme faisaient les convives de Swift pendant les heures de tranquillité un peu engourdie qui précédaient pour eux le réveil du dîner. Tout juste demanderais-je que, de temps à autre, les écrivains de chez vous se souvinssent de l’arrivée parmi eux de ces auditeurs étrangers qui obligent les hôtes d’un salon à modifier le ton de leur causerie. Un peu plus de réserve sur tel ou tel thème, à cela se borne tout le sacrifice que je me permettrais de leur conseiller. Et puis surtout je voudrais qu’une série de limites bien visibles rendissent plus facile, aux lecteurs anglais, de distinguer, parmi les productions françaises, celles qui relèvent de la littérature et celles qui trop souvent, jusqu’ici, en ont emprunté les dehors pour couvrir une marchandise de mauvais aloi.


J’ajouterai que les œuvres françaises qui risquent ainsi de n’être pas bien comprises hors de France relèvent toujours, plus ou moins, du genre du roman ; et, en vérité, nul effort ne saurait empêcher désormais le roman de jouer un rôle prépondérant dans les relations intellectuelles de nos deux pays. Malgré toutes les protestations des critiques ou des moralistes, c’est toujours par son roman que la France, en particulier, aura chance d’agir sur l’esprit anglais ; et tout porte à croire qu’une fortune semblable est réservée, en France, au roman anglais. Jusqu’à présent, toutefois, c’est un fait que quelques-uns de nos plus grands romanciers contemporains n’ont jamais pu réussir à traverser la Manche. Je veux parler surtout de trois hommes que les lettrés anglais s’accordent à considérer comme les maîtres les plus significatifs de notre roman au cours de ces trente dernières années, George Meredith, Henry James, et Thomas Hardy. Du consentement général.de notre critique, ces trois hommes nous ont donné une œuvre exceptionnellement originale et forte, d’un style très personnel, de telle sorte que, sans hésiter, nous les mettons au niveau des plus grands romanciers français de notre temps. Mais en France, aucune des nombreuses tentatives qui, depuis un demi-siècle, ont eu pour objet de faire connaître ces trois romanciers, — tentatives dont les premières et les plus importantes se sont produites justement dans cette Revue, — n’est parvenue à créer un véritable contact entre l’art d’un Meredith ou d’un Thomas Hardy et la masse, ou même l’élite, du public lecteur de romans. Je me rappelle ainsi que Henry James, qui, dans sa jeunesse, avait fait de fréquens séjours à Paris, et y avait été l’ami de Flaubert et de Zola, m’a bien souvent exprimé la gêne, — dépourvue, au reste, de tout ressentiment, — que lui causait l’indifférence absolue de ses compagnons parisiens à l’égard de ce qu’il produisait, ou essayait de produire, en littérature. Certes, James ne laissait point d’apprécier le privilège de pouvoir assister aux entretiens littéraires d’un Flaubert et d’un Maupassant : mais jamais un seul mot de l’un ou de l’autre de ses confrères et amis français n’a trahi, chez eux, la moindre curiosité de savoir ce que le conteur anglo-saxon écrivait en anglais, ou quelle attitude il adoptait, dans sa langue, à l’endroit des divers problèmes que soulevait alors la littérature d’imagination.

Aujourd’hui encore, comme je le disais, l’œuvre de ce subtil psychologue qu’a été Henry James, et celles aussi de ses deux grands émules, George Meredith et Thomas Hardy, attendent vainement que les éloges dont ils ont été comblés, ici et ailleurs, par les maîtres de la critique française réussissent à leur ouvrir l’accès familier du public. Et cependant il est sûr que, durant les dernières années, ce public français s’est remis à pratiquer très activement l’œuvre de quelques-uns de nos conteurs anglais. C’est avec un intérêt et une joie sincères que nous avons été témoins, notamment, de l’ardeur avec laquelle une foule de lecteurs français de toute catégorie se sont nourris des ingénieuses et divertissantes inventions de M. Wells, ou encore des vigoureux récits de M. Kipling. Mais il n’en reste pas moins, à mon sens, que la pénétration du roman anglais chez vous est très loin d’égaler celle du roman français en Angleterre. Il n’est presque pas de romancier français un peu notable aujourd’hui qui ne possède, chez nous, un groupe plus ou moins étendu de fidèles lecteurs : M. Paul Bourget comme M. André Gide, M. René Bazin tout de même que M. Marcel Prévost se sont acquis en Angleterre des partisans enthousiastes. (Et que l’on ne mesure pas la place tenue, chez nous, par ces écrivains au nombre de leurs œuvres traduites en anglais ! Tout Anglais ami des lettres est aujourd’hui en état de lire un texte français dans l’original, et se rend compte de l’avantage qu’il y a, pour lui, à se dispenser de l’intermédiaire, toujours fâcheux, d’une traduction.) Depuis la guerre, le très petit nombre de romans qui ont paru en France ont été lus et goûtés à Londres autant qu’à Paris. Pour m’en tenir à un seul exemple, la vogue du Gaspard, de M. René Benjamin, s’est rapidement propagée chez nous, et aucun livre anglais récent n’a servi plus volontiers de thème aux conversations des salons de Londres, en dépit d’une abondance de termes d’argot parisien qui faisait, de ce livre, une lecture particulièrement difficile pour les étrangers.


V

Voilà donc, en résumé, ce que nous pouvons prévoir dès maintenant de l’avenir des relations intellectuelles entre nos deux pays : vouloir aller plus loin dans nos prévisions serait nous exposer à trop de risques d’erreur, et d’autant plus nombreux que l’absence de tout précédent historique nous rend encore la tâche beaucoup plus difficile. Il y a bien eu, dans le passé, des alliances plus ou moins durables entre deux nations, des rapprochemens plus ou moins sincères et cordiaux en face d’un ennemi commun. Mais jamais, jusqu’ici, deux grandes Puissances n’ont marché ensemble vers un même objet d’un accord aussi profond et aussi spontané, sans être poussées aucunement par l’appât d’un profit matériel. L’ampleur de la lutte présente, le désintéressement des Alliés et la pureté de leurs intentions, la manière dont ils mêlent généreusement leurs efforts pour accomplir une œuvre de justice quasiment surhumaine, tout cela donne à l’Angleterre et à la France une grandeur morale qui ne saurait manquer d’affecter leurs relations réciproques de demain. Lorsque, donc, l’admirable effort des deux nations et de leurs alliées aura atteint son objet, et que de nouveau la paix régnera en Europe, très certainement les deux grandes nations occidentales se trouveront liées d’une union plus intime que jamais elles ne l’ont été auparavant. Nous verrons alors se produire une solidarité fondée à la fois sur la connaissance mutuelle, sur la sympathie, et sur l’impérissable souvenir de communes épreuves. De plus en plus les tendances intellectuelles des deux pays se sentiront entraînées dans la même direction ; et aucun esprit sérieux de chez nous ni de chez vous ne pourra se désintéresser de l’œuvre civilisatrice ainsi commencée la main dans la main.

C’est alors qu’il importera plus que jamais que nos classes intellectuelles, en Angleterre, examinent attentivement les qualités propres au goût et à l’esprit français, — et en considérant ces qualités, pour ainsi dire, tout au long de l’histoire, au lieu de n’envisager que les tentatives de récens novateurs. Les mouvemens nouveaux, en art et en littérature, sont souvent des manifestations isolées et individuelles : leur valeur dépend de la personnalité qui les a provoqués. Mais, pour que l’influence spirituelle d’un pays sur un autre ait chance d’être durable et d’être bienfaisante, cette influence doit toujours se fonder sur des attributs plus généraux. C’est par un procédé impersonnel et presque involontaire qu’une nation emprunte à une autre nation ce qu’elle estime d’instinct devoir lui être utile. Or, il n’est pas douteux que, lorsqu’on la regarde ainsi dans l’ensemble, du point de vue de l’étranger, la culture générale française se caractérise surtout par son besoin naturel d’élégance. Nulle autre part, dans la société et dans la littérature de l’Europe, la vie n’est vécue d’une allure aussi légère, et sans que, du reste, cette légèreté implique le moindre sacrifice aux dépens de la solidité ou de la profondeur ; — une allure qui s’étend à tous les modes les plus divers de la pensée nationale, de telle façon qu’elle permet, par exemple, à l’auteur des Provinciales de prêcher l’amour de Dieu en des termes qui ont la grâce d’une scène de comédie et l’attrait délicat d’un roman mondain.

Et, pareillement, il faudra que la France nous enseigne à épurer notre littérature, en y introduisant plus d’ordre et de mesure. Aussi bien n’y a-t-il rien de plus séduisant, pour l’étranger studieux, que les vertus « classiques » de votre race dont vos oreilles, et vos yeux ne s’aperçoivent même plus, accoutumés qu’ils sont à les rencontrer toujours et de tous côtés. Nos classiques, à nous, ont de la richesse et de la force, et parfois aussi une splendeur incomparable. Au long de l’avenue des siècles, ils déploient leurs phrases comme des robes chargées de broderies d’or, s’imposant à notre admiration par la hardiesse de leurs images et la robustesse de leur expression. Mais il leur arrive d’être lourds et obscurs, et trop souvent ils manquent de sobriété. Un commerce plus familier avec l’esprit français aura pour effet de nous enseigner bien utilement la valeur de la précision et de la logique, même dans les plus audacieuses envolées de l’imagination. Pour ceux de nos écrivains qui possèdent le don naturel de la couleur, en particulier, je ne conçois pas de leçons plus précieuses que celles qu’entraîne forcément à sa suite l’étude de la forme des maîtres classiques français.


En 1699, votre d’Aguesseau définissait ainsi ce que devait être, d’après lui, le rayonnement intellectuel et moral d’une individualité supérieure : l’objet le plus digne de celle-ci était, disait-il, d’amener l’homme qui en était revêtu à « être considéré par ses concitoyens comme leur guide, leur flambeau, leur génie et leur ange tutélaire ; en exerçant sur eux une magistrature privée, dans la pleine possession de cet empire naturel que la raison remet entre les mains de ceux que leur éloquence et leur capacité élèvent au-dessus des autres hommes. » Certes, un Français n’aurait jamais l’idée de se prévaloir de ces fières paroles pour décrire sa conception idéale des rapports intellectuels de son pays avec les autres nations ; mais il sied qu’un étranger, conscient de la mission qui incombe à la pensée française dans ses manifestations les plus hautes, reprenne hardiment ces paroles de d’Aguesseau pour les appliquer au rôle que cette pensée peut et doit jouer dans le monde. C’est vraiment comme vers « leur guide et leur flambeau » que les autres nations alliées tournent leurs regards vers la France, pendant cette crise profonde et décisive de leur destinée, — attendant d’elle l’influence salutaire de ses qualités natives d’ordre, de clarté, de souplesse, dans l’œuvre mémorable qui leur permettra de réédifier, sur des fondemens nouveaux, l’ancienne civilisation européenne.


EDMUND GOSSE.