Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/22

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (3p. 5-31).


CHAPITRE XVII.


Après mon retour à Genève, les jours et les semaines s’écoulèrent sans que je pusse trouver le courage de recommencer mon ouvrage. Si je ne remplissais pas ma promesse envers le démon, j’avais tout à craindre de sa vengeance ; cependant je ne pouvais surmonter l’horreur que m’inspirait l’affreux travail dont j’étais chargé. Je comptais avoir besoin, pour former une femme, de plusieurs mois d’une étude profonde et de recherches pénibles. J’avais entendu parler de quelques découvertes faites par un philosophe anglais, et dont il était nécessaire que j’eusse connaissance. Quelquefois je pensais à obtenir le consentement de mon père pour visiter l’Angleterre et m’instruire de ces nouvelles découvertes ; mais je m’effrayais de toute espèce de retard, et je ne pouvais me résoudre à troubler la tranquillité qui commençait à rentrer dans mon âme. Ma santé, qui jusqu’alors avait décliné, était maintenant bien rétablie ; et mon courage ne s’affermissait pas moins, lorsque je n’avais pas l’esprit frappé par le souvenir de ma malheureuse promesse. Mon père remarqua ce changement avec plaisir, et chercha le moyen de dissiper ce qui restait de ma mélancolie, dont les noirs accès revenaient de temps en temps, et troublaient le bonheur dont j’étais près de jouir. Dans ces momens je me renfermais dans la solitude la plus profonde. Je passais des journées entières sur le lac, dans une barque, seul, silencieux, et indifférent au spectacle des cieux comme au bruit des vagues ; mais la vivacité de l’air, et l’éclat du soleil manquaient rarement de me rendre quelque tranquillité ; et, à mon retour, j’accueillais mes amis avec un sourire plus agréable et un cœur plus gai.

Un jour, au retour d’une de ces promenades, mon père m’appela auprès de lui, et me parla ainsi :

« Je suis satisfait, mon cher fils, de remarquer que vous avez repris vos premiers amusemens, et que vous semblez revenir à vous-même, quoique vous soyez toujours malheureux, et que vous évitiez encore notre société. Pendant quelque temps, je me suis perdu en conjectures pour en découvrir la cause ; mais hier une idée m’a frappé, et, si elle est fondée, je vous conjure de me l’avouer. La réserve sur ce point ne serait pas seulement inutile, mais funeste à nous tous ».

Cet exorde me fit trembler avec violence, mais mon père continua :

« J’avoue, mon fils, que j’ai toujours envisagé votre mariage avec votre cousine comme le nœud de notre bonheur domestique, et la consolation de mes vieux jours. Vous avez été attachés l’un à l’autre depuis votre première enfance ; vous avez étudié ensemble, vous paraissez même vous convenir entièrement de caractère et de goûts ; mais l’expérience de l’homme est si aveugle, que ce qui me parait le plus propre à seconder mon projet, peut l’avoir entièrement détruit. Peut-être la regardez-vous comme votre sœur, sans désirer qu’elle devienne votre femme. Il est également possible que vous ressentiez de l’amour pour une autre personne, et qu’en même-temps vous pensiez être engagé d’honneur à votre cousine, et que ce combat de sentimens soit la cause de la douleur poignante dont vous êtes affecté ».

— « Mon cher père, rassurez-vous, j’ai pour ma cousine une tendre et sincère affection. Je n’ai jamais vu de femme qui me parût aussi digne qu’Élisabeth, d’admiration et de tendresse. L’union dont vous me parlez, est l’espoir et le but de mon avenir ».

— « Les sentimens que vous venez d’exprimer, mon cher Victor, me donnent plus de plaisir que je n’en ai éprouvé depuis quelque temps. Puisqu’il en est ainsi, nous serons certainement heureux, malgré le chagrin que nous causent les circonstances actuelles. Je veux surtout dissiper ce chagrin, qui paraît s’être si fortement emparé de votre esprit. Ainsi, dites-moi si vous vous opposez à ce que la célébration du mariage ait lieu sur le champ. Nous avons été malheureux, et depuis les derniers évènemens nous sommes privés de cette paix journalière qui convient à mes années et à mes infirmités. Vous êtes plus jeune ; mais je ne suppose pas qu’étant maître d’une fortune suffisante, vous trouviez dans un mariage contracté de bonne heure, un obstacle au projet de vous illustrer, et de vous rendre utile. Ne supposez donc pas que je veuille vous imposer le bonheur, ou que je m’afflige sérieusement d’un délai que vous proposeriez. Interprétez mes paroles avec candeur, et répondez-moi, je vous en conjure, avec confiance et sincérité ».

J’écoutais mon père en silence, et je fus quelque temps sans pouvoir lui répondre. J’agitai rapidement une multitude de pensées dans mon esprit, et je fis mille efforts pour amener une conclusion. Hélas ! la perspective d’une union prochaine avec ma cousine me remplissait d’horreur et d’épouvante. J’étais lié par une promesse solennelle, que je n’avais pas encore tenue ; je n’osais pourtant pas la violer, car si j’avais cette témérité, je verrais fondre sur ma famille et sur moi-même les innombrables malheurs que nous réservait la vengeance du Démon. Accablé de ce poids affreux, pourrais-je supporter un jour de fête ? Il fallait que mes engagemens envers le monstre fussent remplis, et qu’il eût quitté ces lieux avec sa compagne, pour qu’il me fût permis de jouir en paix d’une union dont j’attendais le bonheur.

Je me souvins aussi de la nécessité, ou de voyager en Angleterre, ou de nouer une longue correspondance avec les philosophes de ce pays, dont les connaissances et les découvertes m’étaient d’un usage indispensable dans ma nouvelle entreprise ; car l’ancienne méthode, pour obtenir l’intelligence désirée, était longue et peu satisfaisante. Je n’étais pas non plus mécontent d’un changement ; j’étais charmé de pouvoir passer un an ou deux dans un autre pays, et de me distraire par de nouvelles occupations ; absent de ma famille, il pouvait arriver, pendant ce temps, que je lui fusse rendu paisible et heureux par un évènement quelconque ; ma promesse serait remplie, et le monstre éloigné ; ou bien quelqu’accident aurait mis fin à sa vie, et terminé pour toujours mon esclavage.

Telles étaient mes rapides réflexions ; elles dictèrent ma réponse à mon père. J’exprimai le désir de visiter l’Angleterre ; mais, cachant les véritables motifs de cette demande, je mis en avant l’intention de voyager, et de voir le monde, avant de me fixer pour toujours dans les murs de ma ville natale.

Je pressai mon père avec ardeur, et j’en obtins facilement le consentement ; car il n’existait pas sur la terre un père qui fût plus indulgent et moins despotique. Notre plan fut bientôt arrangé. J’irais à Strasbourg, où Clerval viendrait me rejoindre. Nous passerions quelque temps dans les villes de Hollande ; nous ferions notre plus long séjour en Angleterre, et nous reviendrions par la France. Il fut convenu que ce voyage durerait deux ans.

Mon père se plaisait à penser que mon union avec Élisabeth aurait lieu aussitôt après mon retour à Genève. « Ces deux années, disait-il, s’écouleront bien vîte ; mais au bout de ce temps, rien ne s’opposera à votre bonheur ; et, en vérité, je désire vivement voir arriver le moment où nous serons tous unis, sans qu’aucune espérance ni crainte viennent troubler notre calme domestique ».

— « Je suis content de votre arrangement, lui répondis-je ; à cette époque, nous serons tous deux plus sages, et j’espère plus heureux que nous ne le sommes maintenant ». Je poussai un soupir ; mais mon père, dont l’âme était pleine de bonté, cessa de rechercher le secret de ma mélancolie. Il espérait que de nouvelles scènes et le plaisir de voyager me rendraient le repos.

Je fis alors mes préparatifs de départ ; j’étais poursuivi d’une idée qui me remplissait de crainte et d’agitation. Je laisserais, pendant mon absence, mes amis exposés aux attaques d’un ennemi dont je leur cachais l’existence, et qui s’irriterait sans doute en apprenant mon départ. Cependant, il avait juré de me suivre partout où j’irais : ne m’accompagnerait-il pas en Angleterre ? Cette pensée était affreuse en elle-même, et en même temps consolante, puisqu’elle ne me laissait aucune inquiétude sur le compte de mes amis. J’étais au désespoir en pensant qu’il pût en être autrement. Mais, pendant tout le temps que je fus l’esclave de ma créature, je me laissais gouverner par les impulsions du moment ; et, dans la situation où je me trouvais, j’étais intimement convaincu que le Démon me suivrait, et délivrerait ma famille du danger de ses machinations.

Je partis vers la fin du mois d’août, pour passer deux années d’exil. Élisabeth approuvait les motifs de mon départ, et regrettait seulement de n’avoir pas la même occasion d’enrichir son expérience et de cultiver son esprit ; mais elle ne pût s’empêcher de pleurer en me disant adieu, et elle me pria de revenir heureux et tranquille. « Nous dépendons tous de vous, dit-elle ; et si vous êtes malheureux, nous le serons aussi ».

Je me jetai dans la voiture qui devait m’emmener, sans savoir à peine où j’allais, et sans m’occuper de ce qui se passait autour de moi. Je me souvins seulement, et ce fut avec une amertume affreuse que j’y pensai, d’ordonner qu’on emballât mes instrumens de chimie pour les emporter : car j’étais résolu à remplir ma promesse pendant mon absence, et à revenir libre, s’il était possible. Agité de tristes pensées, je passai devant un grand nombre de sites beaux et majestueux ; mais mes yeux étaient fixes et inattentifs. Je ne pensais qu’au terme de mes voyages, et à l’ouvrage qui allait m’occuper pendant ce temps.

Après quelques jours d’une complète indolence, j’arrivai à Strasbourg où j’attendis Clerval pendant deux jours. Il arriva. Hélas ! quel contraste entre nous ! Il s’animait à chaque scène nouvelle ; il était content en admirant les beautés du soleil couchant, et plus heureux encore lorsqu’il le voyait se lever et commencer un nouveau jour. Il me montrait les variétés du paysage, et les diverses nuances du ciel. « Voilà ce qui s’appelle vivre, s’écriait-il ; maintenant, je jouis de l’existence ! mais toi, mon cher Frankenstein, pourquoi es-tu abattu et mélancolique » ? Il est vrai que j’étais en proie à des pensées si tristes, que je n’apercevais ni l’étoile du soir, ni le lever du soleil dont les rayons dorés se réfléchissaient dans le Rhin. — Et vous, mon ami, vous trouveriez bien plus de plaisir à lire le journal de Clerval, qui observait le pays avec l’œil du sentiment et du bonheur, qu’à écouter mes réflexions. Moi, malheureux, j’étais poursuivi par une malédiction qui fermait tout accès à la joie.

Nous étions convenus de descendre le Rhin dans un bateau depuis Strasbourg jusqu’à Rotterdam, d’où nous devions nous embarquer pour Londres. Pendant ce voyage, nous passâmes devant un grand nombre d’îles couvertes de saules, et nous vîmes plusieurs villes superbes. Nous nous arrêtâmes un jour à Manheim, et, cinq jours après notre départ de Strasbourg, nous arrivâmes à Mayence. Le cours du Rhin au-dessous de Mayence devient beaucoup plus pittoresque. Le fleuve court avec rapidité entre des montagnes, qui, sans être élevées, présentent une pente escarpée, et un aspect agréable. Nous vîmes un grand nombre de châteaux en ruine, placés sur les bords des précipices, et entourés de bois sombres, élevés et inaccessibles. Cette partie du Rhin présente un paysage singulièrement varié. Sur le même point, on voit des montagnes escarpées, des châteaux en ruines qui dominent des précipices effrayans, et le Rhin fangeux qui coule au bas avec rapidité ; et au détour d’un promontoire, la scène est occupée par des vignobles florissans, par de vertes collines, par les sinuosités d’un fleuve, et par des villes populeuses.

Nous voyagions à l’époque des vendanges, et nous étions accompagnés par les chants des villageois, pendant que nous descendions le courant. Malgré mon abattement, malgré l’agitation continuelle et pénible de mes sentimens, j’éprouvais encore du plaisir. Je m’étendis au fond du bateau, et les yeux fixés sur le ciel azuré et sans nuages, je m’imaginai goûter un repos auquel depuis long-temps j’avais été étranger. Et si telles étaient mes sensations, qui pourra décrire celles de Henry ? Il était, pour ainsi dire, transporté dans un pays de fées, il jouissait d’un bonheur rarement accordé à l’homme. « J’ai vu, disait-il, les plus beaux sites de mon pays ; j’ai visité les lacs de Lucerne et d’Uri, où les montagnes couvertes de neige descendent presque perpendiculairement sur l’eau, projetant une ombre sombre, impénétrable, et qui donnerait une apparence triste et mélancolique, si des îles voisines et couvertes de verdure n’étaient là pour réjouir l’œil de leur aspect. J’ai vu ce lac agité par une tempête, lorsque le vent élevait l’eau en tourbillons, et offrait une image de la fureur des flots dans le grand Océan ; et les vagues se brisant avec violence contre le pied de la montagne, où le prêtre et sa maîtresse furent emportés par une avalanche, et où, dit-on, leurs voix sont encore entendues quand le vent cesse de souffler pendant la nuit. J’ai vu les montagnes du Valais et le pays de Vaud : mais cette contrée, Victor, m’enchante plus que toutes ces merveilles. Les montagnes du Switzerland sont plus majestueuses et plus étranges ; mais il y a un charme incomparable dans les rives de ce fleuve délicieux. Vois ce château suspendu sur le précipice ; cet autre dans l’île, presque caché parmi le feuillage de ces arbres charmans ; vois maintenant ce groupe de villageois qui reviennent de leurs vignes, et ce village à moitié caché dans l’enfoncement de la montagne. Oh ! certes, l’esprit qui habite et veille sur ce lieu, a une âme plus en harmonie avec l’homme, que ceux qui vivent sur le glacier, ou se retirent sur les pics inaccessibles des montagnes de notre pays ».

Clerval, cher ami ! même à présent, je trouve du charme à me rappeler tes paroles, et à m’arrêter sur l’éloge dont tu es vraiment digne. C’était un être formé dans la véritable poésie de la nature[1]. Son imagination hardie et enthousiaste était tempérée par la sensibilité de son cœur. Son âme était remplie d’affections ardentes, et son amitié était de cette nature dévouée et étonnante, dont le modèle, aux yeux du monde, n’existe que dans l’imagination ; mais la sympathie même de l’homme ne pouvait satisfaire son esprit ardent. Il aimait avec ardeur les beautés de la nature, que les autres ne regardent qu’avec admiration.

Il aimait avec passion le bruit de la cataracte ; il trouvait un attrait dans le rocher élevé, dans la montagne, dans le bois épais et mélancolique, dans ses couleurs et ses formes : ce sentiment, et cet amour, qui n’avaient pas besoin d’un charme plus éloigné, étaient entretenus par la pensée : car ce n’était pas à ses yeux qu’il devait le plaisir qu’il éprouvait[2].

Et où est-il maintenant ? Est-il perdu à jamais cet être doux et aimable ? N’est-il plus cet esprit si fécond, si riche en pensées hardies et magnifiques, qui formaient un monde dépendant de la vie de celui qui le créait ? N’existe-t-il plus que dans ma mémoire ? Non, il n’en est pas ainsi ; ta forme si divinement travaillée, et brillante de beauté, est déchue ; mais ton esprit visite encore et console ton malheureux ami.

Pardonnez-moi d’épancher ainsi mon chagrin ; ces vaines paroles ne sont qu’un léger tribut que je paie à la mémoire de l’incomparable Henry, mais elles adoucissent mon cœur, rempli de la douleur que me cause son souvenir. Je poursuis.

Au-dessus de Cologne, nous descendîmes dans les plaines de la Hollande, et nous résolûmes de faire en poste le reste de notre route ; car le vent était contraire, et le courant du fleuve trop lent.

Notre voyage perdit ici l’intérêt qui s’attachait à un pays magnifique ; nous fûmes en peu de jours à Rotterdam, d’où nous fîmes voile pour l’Angleterre. Ce fut le matin d’un jour serein, à la fin de septembre, que j’aperçus pour la première fois les rochers blanchâtres de la Grande-Bretagne. Les rives de la Tamise présentèrent une scène nouvelle ; elles sont unies, mais fertiles, et bordées de villes, dont chacune réveille quelque souvenir. Nous ne pûmes voir le fort Tilbury sans penser à l’Armada Espagnole ; nous vîmes aussi Gravesend, Woolwich, et Greenwich, lieux dont j’avais entendu parler, même dans mon pays.

Enfin nous aperçûmes, les nombreux clochers de Londres, celui de Saint-Paul qui s’élève au-dessus de tous, et la Tour si fameuse dans l’histoire d’Angleterre.



  1. Leigh Hunt’s « Rimini ».
  2. Wordsworth’s « Tintern Abbey ».