Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/23

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (3p. 32-55).

CHAPITRE XVIII.


Londres fut notre point de repos ; nous résolûmes de rester plusieurs mois dans cette ville étonnante et célèbre. Clerval désirait voir les hommes les plus remarquables de cette époque par leur talent ou leur génie ; mais je n’y attachais qu’une importance secondaire ; j’étais principalement occupé des moyens de recueillir les renseignemens, dont j’avais besoin pour remplir ma promesse. Je profitai sur-le-champ des lettres d’introduction que j’avais apportées, et qui étaient pour les philosophes les plus distingués.

Si ce voyage avait eu lieu pendant mes jours d’étude et de bonheur, il m’aurait fait goûter un plaisir inexprimable ; mais mon existence était traînante, et mon unique but, en visitant ces hommes célèbres, était de tirer parti de leurs connaissances, pour l’objet auquel ma destinée était liée d’une manière si terrible. La société était fatigante pour moi ; mais seul, j’étais libre de contempler le ciel et la terre ; la voix d’Henry adoucissait mes ennuis, et je pouvais ainsi m’abuser moi-même dans une paix passagère. Des visages gais et vifs, au contraire, ne pouvaient m’intéresser, et reportaient le désespoir dans mon cœur. Je voyais une barrière insurmontable placée entre mes semblables et moi ; elle était scellée du sang de Guillaume et de Justine ; et mon âme, en se retraçant ces évènemens, éprouvait de mortelles angoisses.

Clerval m’offrait l’image de ce que j’étais autrefois ; il était observateur, et il observait pour son expérience et son instruction. La différence qu’il remarquait dans les usages, était pour lui une source inépuisable d’instruction et d’amusement. Il était sans cesse occupé, et il n’était troublé dans ses plaisirs, que par mon air triste et abattu. Je tâchais de le lui cacher autant que possible, afin de ne pas le priver des plaisirs naturels pour celui qui entre dans un nouveau genre de vie, et qui n’est tourmenté par aucun souci, ni par des souvenirs amers. Je refusais souvent de l’accompagner, en prétextant un autre engagement, mais dans le fait pour rester seul. Vers cette époque, je me mis aussi à réunir les matériaux nécessaires pour ma nouvelle création : ce fut pour moi le supplice des gouttes d’eau, qui tombent une à une et continuellement sur la tête. Si ma pensée se portait sur ce travail, une profonde douleur s’emparait de moi ; si une parole s’y rattachait par quelque allusion, mes lèvres étaient tremblantes, et mon cœur palpitant. Nous avions déjà passé quelques mois à Londres, quand nous reçûmes une lettre d’une personne d’Écosse, qui avait eu l’occasion de nous voir autrefois à Genève. Il vantait les beautés de son pays natal, et nous demandait si elles n’auraient pas assez d’attrait, pour nous engager à pousser notre voyage au nord jusqu’à Perth, où il demeurait. Clerval désirait vivement accepter cette invitation ; et, malgré mon horreur pour la société, je voulus aussi voir des montagnes, des torrens, et toutes les merveilles dont la nature se plaît à orner les lieux qu’elle préfère.

Nous étions arrivés en Angleterre au commencement d’octobre, et nous étions alors en février. En conséquence, nous nous déterminâmes à commencer notre voyage vers le nord un mois plus tard. Dans notre excursion, nous n’avions pas le projet de suivre la grande route jusqu’à Édimbourg, mais de visiter Windsor, Oxford, Matlock, et les lacs de Cumberland ; et de terminer ce voyage en juillet. J’emballai mes instrumens de chimie et les matériaux que j’avais réunis, avec l’intention de finir mes travaux dans quelque coin obscur des pays montagneux de l’Écosse.

Partis de Londres le 27 mars, nous mîmes quelques jours à parcourir les belles forêts de Windsor. Des chênes majestueux, une multitude prodigieuse de gibier, et des troupes de daims superbes présentaient une scène tout-à-fait nouvelle pour nous, qui habitions les montagnes.

De là nous allâmes à Oxford. En entrant dans cette ville, les évènemens, dont elle avait été le théâtre plus de cent cinquante ans auparavant, se retracèrent à notre esprit. C’est là que Charles I.er avait rassemblé ses forces. Cette ville lui avait gardé fidélité, même après que la nation entière eut abandonné sa cause, pour suivre l’étendard du parlement et de la liberté. La mémoire de ce roi infortuné, les compagnons de son malheur, l’aimable Fakland, l’orgueilleux Gower, la Reine, et son fils, donnaient un intérêt particulier à chaque partie de la ville, qu’on supposait leur avoir servi d’habitation.

Nous nous plaisions à suivre les traces de l’esprit des anciens temps, qui semblait y régner encore. Quand bien même ces sentimens n’auraient pas satisfait notre imagination, la ville était par elle-même assez belle pour obtenir notre admiration. Les collèges sont anciens et pittoresques ; les rues sont presque magnifiques ; et la bienfaisante Isis, qui la baigne et coule à travers des prés d’une verdure éclatante, présente une surface douce, qui réfléchit un assemblage majestueux de tours, de pyramides, et de dômes, relevés en relief parmi de vieux arbres. J’étais enchanté de cette vue, et, cependant, je n’éprouvais pas ce plaisir, sans que le souvenir du passé, et le sentiment de l’avenir n’y joignissent de l’amertume. J’étais fait pour le bonheur paisible. Dans ma jeunesse, je n’avais jamais connu le chagrin ; et, si je me laissais quelquefois gagner par l’ennui, la vue des beautés de la nature, ou l’étude de ce qui est excellent et sublime dans les productions de l’homme intéressait toujours mon cœur, et avait le pouvoir de m’électriser. Mais je suis un arbre tombé ; le trait a pénétré mon âme ; et j’ai senti alors que je survivrais pour montrer, pendant quelque temps seulement, le spectacle déplorable de l’humanité qui succombe, en pitié aux autres, et en horreur à moi-même.

Nous passâmes beaucoup de temps à Oxford, pour parcourir les environs, et chercher à reconnaître chaque lieu qui rappelait l’époque la plus intéressante de l’histoire Anglaise. Nos petits voyages de découverte étaient souvent prolongés par les objets qui se présentaient successivement. Nous visitâmes le tombeau de l’illustre Hampden, et la plaine où périt ce patriote. Un moment, mon âme oublia son avilissement et ses craintes misérables, pour se livrer aux idées sublimes de liberté et de sacrifice de soi-même, dont ces lieux étaient le monument et le souvenir. Un moment, j’osai briser mes chaînes, et regarder autour de moi avec orgueil et liberté ; mais j’avais été trop profondément blessé, je ne tardai pas, hélas ! à retomber en moi-même, tremblant et sans espoir.

Nous quittâmes Oxford avec regret, pour nous diriger vers Matlock, le lieu le plus rapproché où nous pussions nous arrêter. Le pays qui est auprès de ce village, a plus de ressemblance avec le Switzerland ; mais tout est dans une petite proportion, et les vertes collines ne sont pas couronnées dans l’éloignement par la cime blanche des Alpes, comme les montagnes de mon pays natal. Nous visitâmes l’étonnante caverne, et les petits cabinets d’histoire naturelle, où les curiosités sont disposées de la même manière que dans les collections qui sont à Servox et à Chamouny. Ce dernier nom prononcé par Henri me fit trembler ; et je me hâtai de quitter Matlock avec lequel ce lieu terrible était ainsi associé.

De Derby, en voyageant toujours vers le Nord, nous passâmes dans le Cumberland et le Westmoreland, où notre séjour fut de deux mois. Je pus alors me croire presqu’au milieu des montagnes de la Suisse. Les petits monceaux de neige, qui n’étaient pas encore détachés de la partie nord des montagnes, les lacs, et les sources qui jaillissent au milieu des rochers, tout ce que je voyais enfin m’était cher et familier. Nous liâmes, dans ce pays, connaissance avec quelques personnes, qui presque toutes s’efforcèrent de me rendre au bonheur. Le plaisir de Clerval était en proportion plus grand que le mien ; son esprit s’élevait dans la société des hommes de mérite ; et il trouvait en lui-même plus d’instruction et de ressources qu’il ne pensait en avoir, lorsqu’il était avec ses inférieurs. Je pourrais passer ici ma vie, me disait-il ; et parmi ces montagnes, je regretterais à peine le Switzerland et le Rhin.

Cependant il disait que, si la vie d’un voyageur est remplie de plaisirs, elle n’est pas cependant exempte de peine. Il n’a pas de limites dans ses sentimens ; et au moment où il commence à jouir du repos, il se trouve obligé de quitter le lieu où il s’arrêtait avec plaisir, pour courir après quelqu’objet nouveau, qui engage encore son attention, et qu’il abandonne aussi pour d’autres nouveautés.

Nous avions à peine visité les différens lacs du Cumberland et du Westmoreland, et pris affection pour quelques-uns des habitans, que nous fûmes à l’époque du rendez-vous fixé par l’Écossais, notre ami. Nous nous séparâmes de nos hôtes pour continuer notre voyage. Pour moi je n’en fus pas affligé. J’avais négligé quelque temps ma promesse, et je redoutais les effets de la colère du démon. Il pouvait rester dans le Switzerland, et assouvir sa vengeance sur mes pareils. Cette idée me poursuivait, et me tourmentait à chaque moment, où d’ailleurs j’aurais trouvé le repos et la paix. J’attendais mes lettres avec l’impatience d’un homme qui a la fièvre. Étaient-elles en retard ? j’étais malheureux, et accablé de mille frayeurs ; arrivaient-elles ? je voyais l’écriture d’Élisabeth ou de mon père, j’osais à peine lire et m’assurer de mon sort. Quelquefois je pensais que le démon me suivait, et pourrait hâter ma négligence en assassinant mon compagnon de voyage. Lorsque j’étais poursuivi de ces idées, je ne voulais pas quitter Henry un moment ; je le suivais comme son ombre, pour le protéger contre la rage de celui qui me semblait devoir être son meurtrier : j’étais semblable à l’homme qui s’est souillé d’un crime énorme, et qui est sans cesse dévoré par le remords. J’étais innocent ; mais j’avais attiré sur ma tête une malédiction terrible, aussi mortelle que celle du crime.

Je visitai Édimbourg avec indifférence, bien que cette ville soit digne d’intéresser l’être le plus malheureux. Clerval ne l’aimait pas autant qu’Oxford, dont l’antiquité lui plaisait infiniment ; mais la beauté et la régularité de la nouvelle ville d’Édimbourg, son château romantique, et ses environs si délicieux, le palais d’Arthur, le puits de Saint-Bernard, et les montagnes du Pentland, le consolaient suffisamment d’avoir changé de place, et le remplissaient de joie et d’admiration. Pour moi, j’étais impatient d’arriver au terme de mon voyage.

Nous partîmes d’Édimbourg au bout d’une semaine ; en traversant Coupar, Saint-André, et en longeant les rives du Tay, jusqu’à Perth où notre ami nous attendait. Peu disposé à rire et à causer avec des étrangers, ou à adopter leurs sentimens ou leurs projets avec la bonne humeur qu’on attend d’un hôte, j’annonçai à Clerval que je désirais faire seul le tour de l’Écosse. « Amuse-toi, lui dis-je ; et que ce lieu soit notre rendez-vous. Je puis être absent un mois ou deux ; mais, je t’en prie, ne t’inquiète pas de ce que je ferai : laisse-moi un peu de temps dans le repos et la solitude ; et lorsque je reviendrai, j’espère que mon cœur sera soulagé, et plus d’accord avec ton caractère ».

Henry voulut me dissuader ; mais il s’aperçut que ma détermination était bien prise ; et il cessa de me faire des remontrances, en me priant de lui écrire souvent. « J’aimerais mieux être avec toi, disait-il, dans tes courses solitaires, qu’avec ces Écossais que je ne connais pas : hâte-toi donc, mon cher ami, de revenir, afin que je puisse encore me croire dans ma patrie ; car pendant ton absence, je me croirai en exil ».

Je me séparai de mon ami, résolu de rechercher quelque lieu écarté de l’Écosse, et de finir mon travail dans la solitude. Je ne doutais pas que le monstre ne me suivît, et ne se découvrît à moi, lorsque j’aurais terminé pour recevoir sa compagne.

Dans cette résolution, je traversai les pays montagneux du nord, et je me fixai dans l’une des moins habitées et des plus arides des îles Orknays ; ce lieu convenait au travail auquel j’allais me livrer, et n’était guère qu’un rocher, dont les flancs élevés étaient continuellement battus par les vagues. Le sol était stérile, et pouvait à peine produire la pâture de quelques misérables vaches, et le gruau d’avoine de ses habitans, qui étaient au nombre de cinq, et dont les membres maigres et décharnés témoignaient assez de leur misère ou de leur souffrance. Les végétaux, le pain, et même l’eau fraîche étaient des objets de luxe, dont on ne pouvait jouir qu’en les faisant venir du continent, qui était à une distance d’environ cinq milles.

Dans toute l’île, il n’y avait que trois chétives chaumières : l’une d’elles était libre à mon arrivée : je la louai. Elle ne contenait que deux chambres, dont la malpropreté décelait la plus profonde détresse. Le chaume était enfoncé, les murs sans plâtre, et la porte hors de ses gonds. J’ordonnai des réparations à ma nouvelle demeure, j’y mis quelques meubles, et j’en pris possession : ces dispositions auraient pu, sans doute, surprendre les montagnards ; mais le besoin et la pauvreté engourdissent tellement leurs sens, qu’ils n’y firent aucune attention. De cette manière, je vécus sans être observé, ni dérangé, et je fus à peine remercié de leur fournir des vêtemens et des alimens, tant la souffrance émousse les sensations les plus simples des hommes !

Dans cette retraite, je consacrais la matinée au travail ; mais le soir, lorsque le temps le permettait, je me promenais sur le bord pierreux de la mer, prêtant l’oreille au mugissement des vagues qui se brisaient à mes pieds. C’était une scène à la fois monotone et variée. Je pensais au Switzerland, si peu semblable à ce cap désolé et effrayant ; à ses montagnes qui sont couvertes de vignes ; à ses plaines qui sont peuplées d’un grand nombre de chaumières ; à ses beaux lacs qui réfléchissent un ciel pur et azuré ; et au bruit de leurs vagues agitées par les vents, égal au plus à celui d’un enfant qui joue, en comparaison des mugissemens du vaste Océan.

Au moment de mon arrivée, je partageai ainsi mon temps ; mais plus j’avançais dans mon travail, plus j’éprouvais d’horreur et de dégoût. Tantôt je ne pouvais prendre sur moi d’entrer dans mon laboratoire pendant plusieurs jours ; tantôt je travaillais nuit et jour, afin d’achever mon ouvrage. L’opération, à laquelle je me livrais, n’offrait que des dégoûts. Pendant mon premier essai, une sorte d’enthousiasme frénétique m’en avait dissimulé l’horreur ; mon esprit n’envisageait que le résultat de mon travail, et mes yeux n’étaient frappés que des progrès. Maintenant j’étais de sang-froid, et je succombais souvent devant l’ouvrage de mes mains.

Dans cette situation, adonné au plus odieux travail, plongé dans une solitude où rien ne pouvait détourner mon attention de la scène qui m’occupait, je devins inégal, je perdis tout repos, et j’éprouvai une irritation de nerfs. À tout moment je craignais de rencontrer mon persécuteur. Quelquefois je m’asseyais les yeux fixés sur la terre, pour ne pas voir, en les levant, l’objet dont j’étais si effrayé. Je prenais soin de ne pas m’écarter de la présence de mes semblables, dans la crainte qu’il ne vînt seul réclamer sa compagne.

Cependant je continuais mon travail, et je l’avais même déjà considérablement avancé. J’envisageais le moment où il serait terminé, avec un espoir mêlé de trouble et d’ardeur dont je n’osais me rendre compte, mais auquel venait se joindre d’obscurs pressentimens de malheurs, assez terribles pour jeter le trouble dans mon cœur.