Fromont jeune et Risler aîné/Livre troisième/V

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 235-256).

XVII - UN FAIT-DIVERS


___________________


La veille de ce jour néfaste, quelques instants après que Frantz eut quitté furtivement sa chambre de la rue de Braque, l’illustre Delobelle rentra chez lui tout bouleversé, avec cette attitude lasse et désabusée qu’il opposait toujours aux événements contraires.

– Ah ! mon Dieu, mon pauvre homme, qu’est-ce qu’il t’arrive ?… demanda aussitôt la maman Delobelle, que vingt ans d’une mimique exagérée et dramatique n’avaient pas encore blasée.

Avant de répondre, l’ex-comédien, qui ne manquait jamais de faire précéder ses moindres paroles de quelque jeu de physionomie appris autrefois pour la scène, abaissa la bouche en signe de dégoût et d’écœurement, comme s’il venait d’avaler à la minute quelque chose de très amer.

Il y a, dit-il, que décidément ces Risler sont des ingrats ou des égoïstes, et, à coup sûr, des gens très mal élevés. Savez-vous ce que je viens d’apprendre en bas, par la concierge, qui me regardait du coin de l’œil en me narguant ?… Eh bien, Frantz Risler est parti. Il a quitté la maison tantôt et Paris peut-être à l’heure qu’il est, sans seulement venir me serrer la main, me remercier de l’accueil qu’on lui faisait ici… Comment trouvez-vous cela ?… Car il ne vous a pas dit adieu à vous autres non plus, n’est-ce-pas ? Et pourtant, il n’y a pas un mois, il était toujours fourré chez nous, sans reproche.

La maman Delobelle eut une exclamation de surprise et de chagrin véritable. Désirée, au contraire, ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Toujours le même petit glaçon. Le laiton qu’elle tournait ne s’arrêta même pas dans ses doigts agiles…

– Ayez donc des amis, continuait l’illustre Delobelle. Qu’est-ce que je lui ai donc fait encore à celui-là ?

C’était une des ses prétentions de se croire poursuivi par la haine du monde entier. Cela faisait partie de son attitude dans l’existence ; à ce crucifié de l’art. Doucement, avec des tendresses presque maternelles, car il y a toujours de la maternité dans l’affection indulgente, pardonnante, qu’inspirent ces grands enfants, la maman Delobelle consola son mari, le cajola, ajouta une friandise au dîner. Au fond le pauvre diable était réellement affecté : Frantz parti, l’emploi d’éternel amphitryon tenu autrefois par Risler aîné restait vide de nouveau et le comédien songeait aux douceurs qui allaient lui manquer.

Et dire qu’à côté de ce chagrin égoïste et de surface, il y avait une douleur vraie, immense, la douleur qui tue, et que cette mère aveuglée ne s’en apercevait pas !… Mais regarde donc ta fille, malheureuse femme. Regarde cette pâleur transparente, ces yeux sans larmes qui brillent fixement comme s’ils concentraient leur pensée et leur regard sur un objet visible à eux seuls. Fais-toi ouvrir cette petite âme fermée qui souffre, Interroge ton enfant. Fais-la parler, fais-la pleurer surtout pour la débarrasser du poids qui l’étouffe, pour que ses yeux obscurcis de larmes ne puissent plus fixer dans le vide cette horrible chose inconnue où ils s’attachent désespérément.

Hélas !… Il est des femmes en qui la mère tue l’épouse. Chez celle-là, l’épouse avait tué la mère. Prêtresse du dieu Delobelle, absorbée dans la contemplation de son idole, elle se figurait que sa fille n’était venue au monde que pour se dévouer au même culte, s’agenouiller devant le même autel. Toutes deux ne devaient avoir qu’un but dans la vie, travailler à la gloire du grand homme, consoler son génie méconnu. Le reste n’existait pas. Jamais la maman Delobelle n’avait remarqué les rougeurs subites de Désirée dès que Frantz entrait dans l’atelier, tous ses détours de fille amoureuse pour parler de lui quand même, pour faire arriver son nom à tout propos dans leurs causeries de travail, et cela depuis des années, depuis le temps lointain où Frantz partait le matin à l’École Centrale, à l’heure où les deux femmes allumaient leur lampe pour commencer la journée. Jamais elle n’avait interrogé ces longs silences où la jeunesse confiante et heureuse s’enferme à double tour avec ses rêves d’avenir, et si parfois elle disait à Désirée, dont le mutisme la fatiguait : « Qu’est-ce que tu as ? » la jeune fille n’avait qu’à répondre : « Je n’ai rien », pour que la pensée de la mère, distraite une minute, se reportât tout de suite à sa préoccupation favorite.

Ainsi, cette femme qui lisait dans le cœur de son mari, le moindre pli de ce front olympien et nul, n’avait jamais eu pour sa pauvre Zizi aucune de ces divinations de tendresse dans lesquelles les mères les plus âgées, les plus flétries, se rajeunissent jusqu’à une amitié d’enfant pour devenir confidentes et conseillères.

Et c’est bien là ce que l’égoïsme inconscient des hommes comme Delobelle a de plus féroce. Il en fait naître d’autres autour de lui. L’habitude qu’on a dans certaines familles de tout rapporter à un seul être, laisse forcément dans l’ombre les joies et les douleurs qui lui sont indifférentes et inutiles.

Et je vous demande en quoi le drame juvénile et douloureux qui gonflait de larmes le cœur de la pauvre amoureuse pouvait intéresser la gloire du grand comédien ? Pourtant elle souffrait bien. Depuis près d’un mois, depuis le jour où Sidonie était venue chercher Frantz dans son coupé, Désirée savait qu’elle n’était plus aimée et connaissait le nom de sa rivale. Elle ne leur en voulait pas, elle les plaignait plutôt. Seulement pourquoi était-il revenu ? Pourquoi lui avait-il donné si légèrement cette fausse espérance ? Comme les malheureux condamnés à l’obscurité d’un cachot accoutument leurs yeux aux nuances de l’ombre et leurs membres à l’étroit espace, et puis si on les amène un moment à la lumière, trouvent au retour le cachot plus triste, l’ombre plus épaisse ; elle aussi, la pauvre enfant, cette grande lumière survenue tout à coup dans sa vie l’avait laissée en se retirant plus morne de toute la captivité retrouvée. Que de larmes dévorées en silence depuis ce moment-là ! Que de chagrins contés à ses petits oiseaux ! Car cette fois encore c’était le travail qui l’avait soutenue, le travail acharné, sans répit, qui par sa régularité, sa monotonie, le retour constant des mêmes soins, des mêmes gestes, servait de modérateur à sa pensée.

Et de même que sous ses doigts les petits oiseaux morts retrouvaient un semblant de vie, ses illusions, ses espérances mortes elles aussi et pleines d’un poison bien plus subtil, bien plus pénétrant que celui qui volait en poudre autour de sa table de travail, battaient encore des ailes de temps en temps avec un effort mêlé d’angoisse et l’élan d’une résurrection. Frantz n’était pas tout à fait perdu pour elle. Quoiqu’il ne vint plus que rarement la voir, elle le savait là, l’entendait entrer, sortir, marcher sur le carreau d’un pas inquiet, et quelquefois, par la porte entre-bâillée, regardait sa silhouette aimée traverser le palier en courant. Il n’avait pas l’air heureux. Quel bonheur d’ailleurs pouvait l’attendre ? Il aimait la femme de son frère. Et à l’idée que Frantz n’était pas heureux, la bonne créature oubliait presque son propre chagrin pour ne penser qu’à celui de l’ami.

Qu’il pût lui revenir pour l’aimer encore, elle savait bien que ce n’était plus possible. Mais elle pensait que peut-être un jour elle le verrait entrer, mourant et blessé, qu’il s’assiérait sur la petite chaise basse et que, posant sa tête sur ses genoux, avec un grand sanglot, il lui conterait sa peine et lui dirait : « Console-moi… »

Cette chétive espérance la faisait vivre depuis trois semaines. Il lui en fallait si peu. Mais non. Même cela lui était refusé. Frantz était parti, parti sans un regard pour elle, sans un adieu. Après la trahison de l’amant, la trahison de l’ami. C’était horrible…

Aux premiers mots de son père, elle se sentit précipitée dans un abîme profond, glacé, rempli d’ombre, dans lequel elle descendait rapidement, inconsciemment, sachant bien que c’était sans retour vers la lumière. Elle étouffait. Elle aurait voulu résister, se débattre, appeler au secours. Mais qui ? Elle savait bien que sa mère ne l’entendrait pas.

Sidonie ?… Oh ! elle la connaissait maintenant. Il aurait mieux valu pour elle s’adresser à ces petits lophophores au plumage lustré, dont les yeux fins la regardaient avec une gaieté si indifférente.

Le terrible, c’est qu’elle comprit tout de suite que cette fois le travail même ne la sauverait pas. Il avait perdu sa qualité bienfaisante. Les bras inertes n’avaient plus de force ; les mains lasses, désunies, s’écartaient dans l’oisiveté du grand découragement. Qu’est-ce qui aurait donc pu la soutenir au milieu de ce grand désastre ? Dieu ? Ce qu’on appelle le Ciel ?

Elle n’y songea même pas. À Paris, surtout dans les quartiers ouvriers, les maisons sont trop hautes, les rues trop étroites, l’air trop troublé pour qu’on aperçoive le ciel. Il se perd dans la fumée des fabriques et le brouillard qui monte des toits humides ; et puis la vie est tellement dure pour la plupart de ces gens-là, que si l’idée d’une Providence se mêlait à leurs misères, ce serait pour lui montrer le poing et la maudire. Voilà pourquoi il y a tant de suicides à Paris. Ce peuple, qui ne sait pas prier, est prêt à mourir à toute heure. La mort se montre à lui au fond de toutes ses souffrances, la mort qui délivre et qui console.

C’était elle que la petite boiteuse regardait si fixement. Son parti avait été pris tout de suite : il fallait mourir. Mais comment ? Immobile sur son fauteuil, pendant que la vie bête continuait autour d’elle, que sa mère préparait le dîner, que le grand homme débitait un long monologue contre l’ingratitude humaine, elle discutait le genre de mort qu’elle allait choisir. N’étant presque jamais seule, elle ne pouvait pas songer au réchaud de charbon qu’on allume après avoir bouché les portes et les fenêtres. Ne sortant jamais, elle ne pouvait pas songer non plus au poison qu’on achète chez l’herboriste, un petit paquet de poudre blanche qu’on fourre dans sa poche tout au fond avec l’étui et le dé. Il y avait bien aussi le soufre des allumettes, le vert-de-gris des vieux sous, la fenêtre grande ouverte sur le pavé de la rue ; mais la pensée qu’elle donnerait à ses parents le spectacle horrible d’une agonie volontaire, que ce qui resterait d’elle, ramassé au milieu d’un attroupement de peuple, leur serait si affreux à voir, lui fit repousser ce moyen-là.

Elle avait encore la rivière. Au moins l’eau vous emporte quelquefois si loin, que personne ne vous retrouve et que la mort est entourée de mystère.

La rivière ! Elle frissonnait tout en y songeant. Et ce n’était pas la vision de l’eau noire et profonde qui l’effrayait. Les filles de Paris se moquent bien de cela. On jette son tablier sur sa tête pour ne pas voir, et pouf ! Mais il faudrait descendre, s’en aller dans la rue toute seule, et la rue l’intimidait.

Or, pendant que d’avance la pauvre fille prenait cet élan suprême vers la mort et l’oubli, qu’elle regardait l’abîme de loin avec des yeux hagards où la folie du suicide montait déjà, l’illustre Delobelle se ranimait peu à peu, parlait moins dramatiquement, puis, comme il y avait à dîner des choux qu’il aimait beaucoup, il s’attendrissait en mangeant, se rappelait ses vieux triomphes, la couronne d’or, les abonnés d’Alençon, et, sitôt le dîner fini, s’en allait voir jouer le Misanthrope à l’Odéon pour les débuts de Robricart, pincé, tiré, ses manchettes toutes blanches et dans sa poche une pièce de cent sous neuve et brillante que sa femme lui avait donnée pour faire le garçon.

– Je suis bien contente, disait la maman Delobelle en enlevant le couvert. Le père a bien dîné ce soir. Ça l’a un peu consolé, le pauvre homme. Son théâtre va achever de le distraire. Il en a tant besoin…

… Oui, c’était cela le terrible, s’en aller seule dans la rue. Il faudrait attendre que le gaz fût éteint, descendre l’escalier tout doucement quand sa mère serait couchée, demander le cordon, et prendre sa course à travers ce Paris où on rencontre des hommes qui vous regardent effrontément dans les yeux, et des cafés tout brillants de lumière. Cette terreur de la rue, Désirée l’avait depuis l’enfance. Toute petite, quand elle descendait pour une commission, les gamins la suivaient en riant et elle ne savait pas ce qu’elle trouvait de plus cruel, ou cette parodie de sa marche irrégulière, le déhanchement de ces petites blouses insolentes, ou la pitié des gens qui passaient et dont le regard se détournait charitablement. Ensuite elle avait peur des voitures, des omnibus. La rivière était loin. Elle serait bien lasse. Pourtant, il n’y avait pas d’autre moyen que celui-là…

– Je vais me coucher, fillette, et toi, est-ce que tu veilles encore ?

Les yeux sur son ouvrage, Fillette a répondu qu’elle veillerait. Elle veut finir sa douzaine.

– Bonsoir alors, dit la maman Delobelle dont la vue affaiblie ne peut plus supporter longtemps la lumière. J’ai mis le souper du père près du feu. Tu y regarderas avant de te coucher.

Désirée n’a pas menti. Elle veut terminer sa douzaine, pour que le père puisse l’emporter demain matin ; et vraiment, à voir cette petite tête calme penchée sous la lumière blanche de la lampe, on ne se figurerait jamais tout ce qu’elle roule de pensées sinistres.

Enfin voici le dernier oiseau de la douzaine, un merveilleux petit oiseau dont les ailes semblent trempées d’eau de mer, avec un reflet de saphir. Soigneusement, coquettement, Désirée le pique sur un fil de laiton, dans sa jolie attitude de bête effarouchée qui s’envole. Oh ! comme il s’envole bien, le petit oiseau bleu. Quel coup d’aile éperdu dans l’espace. Comme on sent que cette fois c’est le grand voyage, le voyage éternel et sans retour…

Maintenant l’ouvrage est fini, la table rangée, les dernières aiguillées de soie minutieusement ramassées, les épingles sur la pelote.

Le père, en rentrant, trouvera sous la lampe à demi baissée le souper devant la cendre chaude ; et ce soir effrayant et sinistre lui apparaîtra calme comme tous les autres, dans l’ordre du logis et la stricte observance de ses manies habituelles. Bien doucement Désirée ouvre l’armoire, en tire un petit châle dont elle s’enveloppe ; puis elle part.

Quoi ? Pas un regard à sa mère, pas un adieu muet, pas un attendrissement ?… Non, rien. Avec l’effroyable lucidité de ceux qui vont mourir, elle a compris tout à coup à quel amour égoïste son enfance et sa jeunesse ont été sacrifiées. Elle sent très bien qu’un mot de leur grand homme consolera cette femme endormie, à qui elle en veut presque de ne pas se réveiller, de la laisser partir ainsi sans un frisson de ses paupières baissées.

Quand on meurt jeune, même volontairement, ce n’est jamais sans révolte, et la pauvre Désirée sort de la vie, indignée contre son destin.

La voilà dans la rue. Où va-t-elle ? Tout est déjà désert. Ces quartiers, si animés le jour, s’apaisent le soir de bonne heure. On y travaille trop pour ne pas y dormir vite. Pendant que le Paris des boulevards, encore plein de vie, fait planer sur la vie entière le reflet rose d’un lointain incendie, ici toutes les grandes portes sont fermées, les volets mis aux boutiques et aux fenêtres. De temps en temps un marteau attardé, la promenade d’un sergent de ville qu’on entend sans le voir, le monologue d’un ivrogne coupé par les écarts de sa marche, troublent le silence, ou bien un coup de vent subit, venu des quais voisins, fait claquer la vitre d’un réverbère, la vieille corde d’une poulie s’abat au détour d’une rue, s’éteint avec un sifflement sous un seuil mal joint.

Désirée marche vite, serrée dans son petit châle, la tête levée, les yeux secs. Sans savoir sa route, elle va droit, tout droit devant elle.

Les rues du Marais, noires, étroites, où clignote un bec de gaz de loin en loin, se croisent, se contournent, et à chaque instant dans cette recherche fiévreuse, elle revient sur ses pas. Il y a toujours quelque chose qui se met entre elle et la rivière. Pourtant, ce vent qui souffle lui en apporte la fraîcheur humide au visage. Vraiment on dirait que l’eau recule, s’entoure de barrières, que des murs épais, des maisons hautes se mettent exprès devant la mort ; mais la petite boiteuse a bon courage, et sur le pavé inégal des vieilles rues, elle marche, elle marche.

Avez-vous vu quelquefois, le soir d’un jour de chasse, un perdreau blessé s’enfuir au creux d’un sillon ? il s’affaisse, il rase, traînant son aile sanglante vers quelque abri où il pourra mourir en repos. La démarche hésitante de cette petite ombre suivant les trottoirs, frôlant les murs, donne tout à fait cette impression là. Et songer qu’à cette même heure presque dans le même quartier, quelqu’un erre aussi par les rues, attendant, guettant, désespéré. Ah ! s’ils pouvaient se rencontrer. Si elle l’abordait, ce passant fiévreux, si elle lui demandait sa route :

– S’il vous plaît, monsieur. Pour aller à la Seine ?…

Il la reconnaîtrait tout de suite :

– Comment ! c’est vous, mam’zelle Zizi ? Que faites-vous dehors à pareille heure ?

– Je vais mourir, Frantz. C’est vous qui m’avez ôté le goût de vivre.

Alors, lui, tout ému, la prendrait, la serrerait, l’emporterait dans ses bras, disant :

– Oh ! non, ne meurs pas. J’ai besoin de toi pour me consoler, pour me guérir de tout le mal que l’autre m’a fait.

Mais c’est là un rêve de poète, une de ces rencontres comme la vie n’en sait pas inventer. Elle est bien trop cruelle, la dure vie ! et quand, pour sauver une existence, il faudrait quelquefois si peu de chose, elle se garde bien de fournir ce peu de chose-là. Voilà pourquoi les romans vrais sont toujours si tristes…

Des rues, encore des rues, puis une place, et un pont dont les réverbères tracent dans l’eau noire un autre pont lumineux. Enfin voici la rivière. Le brouillard de ce soir d’automne humide et doux lui fait voir tout ce Paris inconnu pour elle dans une grandeur confuse que son ignorance des lieux augmente encore. C’est bien ici qu’il faut mourir.

Elle se sent si petite, si isolée, si perdue dans l’immensité de cette grande ville allumée et déserte. Il lui semble déjà qu’elle est morte. Elle s’approche du quai ; et, tout à coup, un parfum de fleurs, de feuillages, de terre remuée l’arrête une minute au passage. À ses pieds, sur le trottoir qui borde l’eau, des masses d’arbustes entourés de paille, des pots de fleurs dans leurs cornets de papier blanc sont déjà rangés pour le marché du lendemain. Enveloppées de leurs châles, les pieds sur leurs chaufferettes, les marchandes s’appuient à leurs chaises, engourdies par le sommeil et par la fraîcheur de la nuit. Les reines-marguerites de toutes couleurs, les résédas, les rosiers d’arrière-saison, embaument l’air, dressés dans un rayon de lune avec leur ombre légère autour d’eux, transportés, dépaysés, attendant le caprice de Paris endormi.

Pauvre petite Désirée ! On dirait que toute sa jeunesse, ses rares journées de joie et son amour déçu lui montent au cœur dans les parfums de ce jardin ambulant. Elle marche doucement au milieu des fleurs. Quelquefois, un coup de vent fait bruire les arbustes l’un contre l’autre comme les branches d’une futaie, et au ras des trottoirs, des bourriches pleines de plantes arrachées exhalent une odeur de terre mouillée.

Elle se rappelle la partie de campagne que Frantz lui a fait faire. Ce souffle de nature qu’elle a respiré ce jour-là pour la première fois, elle le retrouve au moment de mourir. « Souviens-toi », semble-t-il lui dire, et elle répond en elle-même : « Oh ! oui, je me souviens ».

Elle ne se souvient que trop. Arrivée au bout de ce quai paré comme pour une fête, la petite ombre furtive s’arrête à l’escalier qui descend sur la berge…

Presque aussitôt ce sont des cris, une rumeur tout le long du quai. « Vite une barque, des crocs. » Des mariniers, des sergents de ville accourent de tous les côtés. Un bateau se détache du bord, une lanterne à l’avant.

Les marchandes de fleurs se réveillent, et comme une d’elles demande en bâillant ce qui se passe, la marchande de café accroupie à l’angle du pont lui répond tranquillement :

– C’est une femme qui vient de se fiche à l’eau.

Eh bien, non. La rivière n’a pas voulu de cette enfant. Elle a eu pitié de tant de douceur et de grâce. Voici que dans la lumière des lanternes qui s’agitent en bas sur la berge un groupe noir se forme, se met en marche. Elle est sauvée !… C’est un tireur de sable qui l’a repêchée. Des sergents de ville la portent, entourés de mariniers, de débardeurs, et dans la nuit on entend une grosse voix enrouée qui ricane : « En voilà une poule d’eau qui m’a donné du mal. C’est qu’elle me glissait dans les doigts, fallait voir !… Je crois bien qu’elle aurait voulu me faire perdre ma prime… » Peu à peu le tumulte se calme, les curieux se dispersent, et pendant que le groupe noir s’éloigne vers un poste de police, les marchandes de fleurs reprennent leur somme, et sur le quai désert les reines-marguerites frémissent au vent de nuit.

Ah ! pauvre fille, tu croyais que c’était facile de s’en aller de la vie, de disparaître tout à coup. Tu ne savais pas qu’au lieu de t’emporter vite au néant que tu cherchais, la rivière te rejetterait à toutes les hontes, à toutes les souillures des suicides manqués. D’abord le poste, le poste hideux avec ses bancs salis, son plancher où la poussière mouillée semble de la boue des rues. C’est là que Désirée dut finir sa nuit. On l’avait couchée sur un lit de camp devant le poêle, charitablement bourré à son intention, et dont la chaleur malsaine faisait fumer ses vêtements lourds et ruisselants d’eau. Où était-elle ? Elle ne s’en rendait pas bien compte. Ces hommes couchés tout autour dans des lits pareils au sien, la tristesse vide de cette pièce, les hurlements de deux ivrognes enfermés qui tapaient à la porte du fond avec des jurons épouvantables, la petite boiteuse écoutait et regardait tout cela, vaguement, sans comprendre.

Près d’elle, une femme en haillons, les cheveux sur les épaules, se tenait accroupie devant la bouche du poêle, dont le reflet rouge ne parvenait pas à colorer un visage hagard et blême. C’était une folle recueillie dans la nuit, une pauvre créature qui remuait machinalement la tête et ne cessait de répéter d’une voix sans conscience, presque indépendante du mouvement des lèvres : « Oh ! oui, de la misère, on peut le dire… Oh ! oui, de la misère, on peut le dire… » Et cette plainte sinistre au milieu des ronflements des dormeurs faisait à Désirée un mal horrible. Elle fermait les yeux pour ne plus voir ce visage égaré qui l’épouvantait comme la personnification de son propre désespoir. De temps en temps, la porte de la rue s’entr’ouvrait, la voix d’un chef appelait des noms, et deux sergents de ville sortaient, pendant que deux autres rentraient, se jetaient en travers des lits, éreintés comme des matelots de quart qui viennent de passer la nuit sur le pont.

Enfin le jour parut dans ce grand frisson blanc si cruel aux malades. Réveillée subitement de sa torpeur, Désirée se dressa sur son lit, rejeta le caban dont on l’avait enveloppée, et, malgré la fatigue et la fièvre, essaya de se mettre debout pour reprendre possession d’elle-même et de sa volonté. Elle n’avait plus qu’une idée, échapper à tous ces yeux qui s’ouvraient autour d’elle, sortir de cet endroit affreux où le sommeil avait le souffle si lourd et des poses si tourmentées.

– Messieurs, je vous en prie, dit-elle toute tremblante, laissez-moi retourner chez maman.

Si endurcis qu’ils fussent aux drames parisiens, ces braves gens comprenaient bien qu’ils étaient en face de quelque chose de plus distingué, de plus émouvant que d’ordinaire. Seulement ils ne pouvaient pas la reconduire encore chez sa mère. Il fallait aller chez le commissaire auparavant. C’était indispensable. On fit approcher un fiacre par pitié pour elle ; mais il fallut sortir du poste, et il y en avait du monde à la porte pour regarder passer la petite boiteuse avec ses cheveux mouillés, collés aux tempes et son caban de sergo qui ne l’empêchait pas de grelotter. Au commissariat, on lui fit monter un escalier sombre et humide dans lequel allaient et venaient des figures patibulaires. Une porte battante que la banalité du service public ouvrait et fermait à chaque instant, des pièces froides, mal éclairées, sur les bancs des gens silencieux, abasourdis, endormis, des vagabonds, des voleurs, des filles, une table couverte d’un vieux tapis vert où écrivait « le chien du commissaire », un grand diable à tête de pion, à redingote râpée ; c’était là.

Quand Désirée entra, un homme se leva de l’ombre et vint au-devant d’elle en lui tendant la main. C’était l’homme à la prime, son hideux sauveur à vingt-cinq francs.

– Eh bien, la petite mère, lui dit-il avec son rire cynique et sa voix qui faisait penser à des nuits de brouillard sur l’eau, comment ça va-t-il depuis notre plongeon ?

Et il racontait aux assistants de quelle façon il l’avait repêchée, qu’il l’avait empoignée comme ça, puis comme ça, et que sans lui elle serait sûrement en train de filer sur Rouen entre deux eaux.

La malheureuse était rouge de fièvre et de honte, tellement troublée qu’il lui semblait que l’eau avait laissé un voile sur ses yeux, un bourdonnement dans ses oreilles. Enfin on l’introduisit dans une pièce plus petite, devant un personnage solennel, décoré, M. le commissaire en personne, en train de boire son café au lait et de lire la Gazette des Tribunaux. Tout en trempant une mouillette, sans lever les yeux de son journal : « Ah ! c’est vous… » dit-il d’un air bourru ; et tout de suite le brigadier qui avait amené Désirée commença à lire son rapport :

« À minuit moins un quart, quai de la Mégisserie, devant le n° 17, la nommée Delobelle, vingt-quatre ans, fleuriste, demeurant rue de Braque, chez ses parents, a tenté de se suicider en se jetant dans la Seine, d’où elle a été retirée saine et sauve par le sieur Parcheminet, tireur de sable, domicilié rue de la Butte-Chaumont. »

M. le commissaire écoutait, tout en mangeant, de l’air tranquille et ennuyé d’un homme que rien n’étonne plus ; à la fin il leva vers la nommée Delobelle un regard prudhommesque et sévère, et vous l’admonesta de la belle façon. C’était très mal, c’était très lâche ce qu’elle avait fait là. Qu’est-ce qui avait pu la pousser à cette mauvaise action ? Pourquoi voulait-elle se détruire ? Voyons, répondez, nommée Delobelle, pourquoi ?

Mais la nommée Delobelle s’entêtait à ne pas répondre. Il lui semblait que ce serait souiller son amour de l’avouer dans un pareil endroit. « Je ne sais pas… Je ne sais pas… » disait-elle tout bas en frissonnant.

Dépité, impatienté, M. le commissaire déclara qu’on allait la ramener chez ses parents, mais à une condition : c’est qu’elle promettrait de ne plus jamais recommencer.

– Voyons, me le promettez-vous ?…

– Oh ! oui, monsieur…

– Vous ne recommencerez plus jamais ?…

– Non ! bien sûr, plus jamais… plus jamais…

Malgré ses protestations M. le commissaire de police hochait la tête, comme s’il ne croyait pas à ce serment.

La voilà dehors, en route pour la maison, pour le refuge : mais son martyre n’était pas encore fini. Dans la voiture, l’homme de police qui l’accompagnait se montrait trop poli, trop aimable. Elle avait l’air de ne pas comprendre, s’éloignait, retirait sa main. Quel supplice !… Le plus terrible, ce fut l’arrivée rue de Braque, la maison en émoi, la curiosité des voisins qu’il fallut subir. Depuis le matin, en effet, tout le quartier était informé de sa disparition. Le bruit courait qu’elle était partie avec Frantz Risler. De bonne heure on avait vu sortir l’illustre Delobelle, tout effaré, son chapeau de travers, les manchettes fripées, ce qui était l’indice d’une préoccupation extraordinaire, et la concierge, en montant les provisions, avait trouvé la pauvre maman à moitié folle, courant d’une chambre à l’autre, cherchant un mot de l’enfant, une trace si petite qu’elle fût, qui pût la conduire au moins à une conjecture.

Dans l’esprit de cette malheureuse mère, une tardive lumière s’était faite tout à coup sur l’attitude de sa fille pendant ces derniers jours, sur son silence à propos du départ de Frantz. « Ne pleure pas, ma femme… je la ramènerai… » avait dit le père en sortant, et depuis qu’il était parti autant pour s’informer que pour se soustraire au spectacle de cette grande douleur, elle ne faisait qu’aller et venir du palier à la fenêtre, de la fenêtre au palier. Au moindre pas dans l’escalier, elle ouvrait la porte avec un battement de cœur, s’élançait dehors : puis, quand elle rentrait, la solitude du petit logis encore accrue par le grand fauteuil vide de Désirée, tourné à demi vers la table de couture, la faisait fondre en larmes.

Tout à coup une voiture s’arrêta en bas devant la porte. Des voix, des pas résonnèrent dans la maison.

– Mame Delobelle, la voilà !… Votre fille est trouvée.

C’était bien Désirée qui montait, pâle, défaillante, au bras d’un inconnu, sans châle ni chapeau, entourée d’une grande capote brune. En apercevant sa mère, elle lui sourit d’un petit air presque niais.

– Ne t’effraie pas, ce n’est rien… essaya-t-elle de dire, puis elle s’affaissa sur l’escalier. Jamais la maman Delobelle ne se serait crue si forte. Prendre sa fille, l’emporter, la coucher, tout cela fut fait en un tour de main, et elle lui parlait, et elle l’embrassait.

– Enfin, c’est toi, te voilà. D’où viens-tu, malheureuse enfant ? C’est vrai, dis, que tu as voulu te tuer ?… Tu avais donc une bien grande peine ?… Pourquoi me l’as-tu cachée ?

En voyant sa mère dans cet état, brûlée de larmes, vieillie en quelques heures, Désirée se sentit prise d’un remords immense. Elle pensait qu’elle était partie sans lui dire adieu, et qu’au fond de son cœur elle l’accusait de ne pas l’aimer. – Ne pas l’aimer.

– Mais je serais morte de ta mort, disait la pauvre femme… Oh ! quand je me suis levée ce matin et que j’ai vu que ton lit n’était pas défait, que tu n’étais pas dans l’atelier non plus… J’ai fait un tour et je suis tombée roide… As-tu chaud maintenant’?… Es-tu bien ?… Tu ne feras plus ça, n’est-ce pas, de vouloir mourir ?

Et elle bordait ses couvertures, réchauffait ses pieds, la prenait sur son cœur pour la bercer. Du fond de son lit, Désirée, les yeux fermés, revoyait tous les détails de son suicide, toutes les choses hideuses par lesquelles elle avait passé en sortant de la mort. Dans la fièvre qui redoublait, dans le lourd sommeil qui commençait à la prendre, sa course folle à travers Paris l’agitait, la tourmentait encore. Des milliers de rues noires s’enfonçaient devant elle, avec la Seine au bout de chacune.

Cette horrible rivière, qu’elle ne pouvait pas trouver pendant la nuit, la poursuivait maintenant. Elle se sentait tout éclaboussée de son limon, de sa boue ; et dans le cauchemar qui l’oppressait, la pauvre enfant, ne sachant plus comment échapper à l’obsession de ses souvenirs, disait tout bas à sa mère : « Cache moi… cache moi… j’ai honte ! »