Fumée (Tourgueniev)/Introduction

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Nelson (p. 5-16).


INTRODUCTION

PAR CHARLES SAROLEA


I.


La littérature russe est la littérature héroïque par excellence. Aucune n’a porté plus haut la dignité de la condition d’écrivain. L’écrivain russe est à la fois homme de pensée et homme d’action. Il a charge d’âmes, il exerce un apostolat. Le livre russe au 19e siècle, comme le livre français au 18e, a été le principal et presque le seul instrument de libération politique et sociale. Le livre en Russie tenait lieu du journal, de la chaire et de la tribune, car sous le régime autocratique la presse était bâillonnée, car l’Église avait vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, car la Douma n’existait pas.

Rien n’est plus triste et plus tragique et plus monotone et, tout à la fois, plus émouvant et plus glorieux que la biographie des écrivains russes. Presque toutes ces vies se ressemblent. Quel martyrologe lamentable ! Radischef, un des premiers qui aient osé flétrir les horreurs du servage, exilé en Sibérie par Cathérine la Grande et poussé au suicide ! Pouchkine et Lermontoff tués en duel ! Griboiedoff assassiné ! Bielinski, le plus grand critique, Solovioff, le plus grand philosophe, et Tchekhoff, le plus grand novelliste, emportés prématurément par l’impitoyable climat ! Herzen, Saltikoff, Tchernitchevski et Kropotkine condamnés à l’exil ! Dostoïevski condamné aux mines, damnatus ad metalla, et passant ses meilleures années dans la « Maison des morts » ! Plescheeff, Pisareff, Maxime Gorki, condamnés à la prison ! tous surveillés, traqués et d’ailleurs voués sous un régime hostile à une vie de maladie et de misère.

Dans cet illustre martyrologe, dans cette lutte pour l’affranchissement de la pensée et de la conscience, Tourguéneff, quoi qu’on en ait dit, occupe lui aussi une place d’honneur. Il a connu lui aussi la prison. Il a été exilé dans ses terres. Il a été placé sous la surveillance de la police. Et s’il a souffert moins que d’autres des rigueurs du pouvoir, c’est qu’il a mis la frontière entre lui et la police. M. Haumant, dans son excellent livre sur Tourguéneff, plaisante le pauvre grand homme sur la manie de la persécution qui l’obsédait. En vérité je ne vois pas là, matière à plaisanterie ! Et n’est-ce donc rien que d’avoir été condamné pendant trente ans aux amertumes de l’exil ? Hors de sa patrie, il a continué de combattre le bon combat. Par son chef-d’œuvre, les Récits d’un Chasseur, comme le proclamait hier encore un juge peu suspect, le Prince Kropotkine, proscrit lui aussi, Tourguéneff a éveillé la conscience nationale, il a porté un coup décisif au servage, il s’est acquis un titre impérissable à la gratitude de l’humanité.

II.

Né en 1818 — dix ans avant Tolstoy — dans la vieille Russie, dans le gouvernement d’Orel, à l’orée de la Terre noire, grenier d’abondance de l’Europe, il appartient à cette admirable génération libérale et libératrice des « Années Quarante », il atteint sa majorité intellectuelle à l’apogée du despotisme de Nicolas I, il subit l’épreuve douloureuse de ce terrible régime, il reçoit l’empreinte indélébile du servage. Issu de la noblesse rurale, couvé dans un nid de seigneurs, il sera l’un des derniers témoins des mœurs féodales et deviendra l’historien définitif d’une société à jamais abolie.

Fils d’un père viveur (Premier Amour) et d’une mère fantasque et despote, propriétaire d’un domaine de cinq mille âmes, laquelle plus tard se brouillera avec lui et qui ne lui pardonnera pas de s’être déclassé par la littérature, au lieu de faire une brillante carrière dans le Tchin, recevant son instruction à la française, de vagues précepteurs gaulois et maîtres de danse, recevant son éducation à la tartare, c’est-à-dire à coups de fouet, Tourguéneff eut une de ces enfances tristes dont le souvenir suffit pour assombrir toute une vie. À 18 ans il est heureux de s’échapper de la maison maternelle et de son atmosphère de violence et de servilité pour aller jouir d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg de la liberté relative de la vie d’étudiant. On était alors aux plus sombres années de l’autocratie et la tentation était forte d’aller respirer l’air de l’étranger. À vingt ans Tourguéneff s’évade de la Russie et va passer trois ans à l’Université de Berlin. Le despotisme prussien après le despotisme moscovite c’était la délivrance !

Cette première absence de trois ans décida de sa vie ; au retour il trouva l’air natal irrespirable. À 29 ans, en 1847, il recommence sa vie de nomade et quitte définitivement son pays où il ne rentrera plus que quelques semaines chaque année pour régler ses affaires. Que si d’abord le désir de la patrie s’empare de l’exilé et le ramène pour un temps à Spasskoie, le gouvernement de Nicolas fait de son mieux pour lui faire passer ses regrets. En 1852, au lendemain de la publication des Récits d’un Chasseur, il reçoit en prison, comme toute âme bien née, le baptême de la liberté. Son crime est d’avoir fait un éloge discret de Gogol et des Âmes mortes, comme Lermontoff fut puni naguère pour avoir fait l’éloge de Pouchkine. C’était un avertissement. Désormais Tourguéneff est guéri de sa nostalgie. Il « s’occidentalise » de plus en plus ; pendant des années il vagabondera à travers l’Europe, à la poursuite de son idéal d’artiste et à la suite de Madame Viardot, la célèbre diva, sœur de la Malibran, à laquelle l’unissait depuis 1840 une amitié que la mort seule devait briser. Il réside alternativement en Allemagne et en France et se bâtit une villa à Baden-Baden. Lui, le Scythe et le Tartare, le grand écrivain de la terre russe, il deviendra le type du déraciné, du propriétaire absentéiste. Loin de la Russie, il ne la comprendra plus et il ne sera plus compris d’elle, il sera méconnu et désavoué par la jeune génération.

Après 1870 il quitte l’Allemagne, vient définitivement habiter Paris et la France est reconnaissante à l’étranger de préférer l’hospitalité du vaincu à celle du vainqueur. Ami intime de Flaubert, qui depuis longtemps avait organisé en son honneur les fameux dîners Magny dont Edmond de Goncourt est devenu le chroniqueur, (voir le Journal des Goncourt) traduit par Mérimée, célébré par About et George Sand, par Taine et Renan, salué comme un maître par Zola et Daudet, Tourguéneff, devenu presque un classique français, est le chef de file de la nouvelle école réaliste et naturaliste. Malgré ces admirations et ces amitiés, l’exil ne lui fut pas propice. Sa popularité en France, d’ailleurs un peu factice, ne lui put jamais compenser son impopularité là-bas, et il porta au cœur jusqu’à sa mort, la blessure de la patrie absente et ingrate. Ses souffrances morales, sa vie irrégulière avaient prématurément ruiné sa puissante organisation. Tourguéneff mourut en 1883 après des années d’atroces souffrances d’un cancer de la moelle épinière. Ironie du destin ! Il rentra après sa mort dans sa patrie et la Russie qui l’avait méconnu décerna à son cadavre les honneurs qu’elle avait refusés à son génie.

III.

Il importe de bien fixer les grandes lignes de cette existence tourmentée ; il importe surtout de se souvenir à quelle date, sous quelles influences chacune des œuvres a été écrite, quels sont les milieux successifs qu’il a traversés : vieille Russie, Terre noire, servage, universités d’Allemagne, colonie russe de Bade, société cosmopolite de Paris ; car Tourguéneff n’a jamais fait autre chose que décrire avec une minutie photographique ce qu’il a vu et faire revivre ce qu’il a lui-même vécu. S’il avait eu l’imagination grossissante d’un Balzac ou d’un Dickens il aurait transformé la réalité ; s’il avait eu l’imagination historique d’un Walter Scott, il se serait réfugié « dans le passé » ; s’il avait eu le tempérament réformateur et chrétien de Tolstoy, ses livres auraient été des plaidoyers ou des thèses. Mais Tourguéneff d’une part n’a guère la faculté créatrice, comme Bielinski l’avait très bien vu dès le début ; d’autre part il est aussi complètement détaché de tout christianisme positif qu’on peut l’être, en religion il est un parfait nihiliste et même en politique il se défend de toute intention didactique. Possédant au suprême degré le génie de l’observation et de l’analyse psychologique, il se contentera de reproduire la réalité ambiante, la société et les hommes qu’il a connus.

Cette réalité ambiante, cette société et ces hommes, il les voit au travers de son tempérament d’artiste qui a reçu l’empreinte profonde de son milieu. Pour comprendre ce tempérament, sa physionomie morale, ses dissonances, ses excentricités, ses contrastes, il faut se transporter dans la Russie d’autrefois.

1. La légende s’est plu à nous représenter un Tourguéneff paterne et patriarcal, grand vieillard de six pieds de haut, à cheveux blancs et à la barbe fleurie, âme d’enfant dans un corps de géant, plein de bonhomie et d’humour, de naïveté et de simplicité. Au fond, personne ne fut moins naïf que Tourguéneff, comme Daudet et Zola devaient l’apprendre à leurs dépens, et la simplicité slave est mêlée bien souvent de duplicité byzantine. Tourguéneff est plein de contradictions et de dessous obscurs et ces contradictions expliquent les jugements contradictoires dont il a été l’objet, surtout en Russie, de la part des Slavophiles aussi bien que des « Zapadniki. » Il est tour à tour mystique et mystificateur, enthousiaste et sceptique, épris de révolutions et sans illusions sur les révolutionnaires (Pères et Enfants), doux et violent ; ayant foi aux idées et sachant bien que ces idées se dissiperont en « fumée » (Fumée). Très intelligent, très souple et très faible, il a toujours subi l’influence de son entourage ; très jeune et très vieux, barbare et raffiné, il est le produit d’une civilisation dont on a pu dire qu’elle était pourrie avant d’être mûre. Quand la mode était au byronisme et à la pose romantique, Tourguéneff frappait Herzen et Tolstoy par son affectation et il promenait son monocle et son dandyisme dans la Perspective Nevski. Quand il était en Allemagne, il était Gallophobe. Quand il était à Paris, il était Gallophile. Ce que ne l’empêchait pas d’écrire à ses amis de Russie les jugements les plus amers sur sa patrie d’adoption.

Au demeurant et au total, nature ondoyante et diverse, caractère profondément sympathique mais indécis et vacillant, intelligence lumineuse mais manquant de foyer. Ses vertus lui appartiennent en propre, ses défauts tiennent à son éducation et aux conditions démoralisantes de son existence d’exilé et de déraciné.

2. Et de même que ces conditions expliquent en grande mesure la personnalité de l’écrivain, elles expliquent aussi la physionomie de ses personnages, l’atmosphère de son œuvre. L’atmosphère est déprimante et la physionomie des « héros » l’est davantage. Ces héros n’ont rien d’héroïque ; ils sont presque tous sans énergie, ou ils la dissipent en paroles ou en accès de violence qui ne durent pas. Ils parlent sans relâche du génie russe, de son avenir, de sa supériorité sur le génie européen, mais ils subissent les hontes de l’heure présente. Presque tous sont des « hommes de trop » (voir Journal d’un Homme de Trop) ; ils se portent d’un extrême à l’autre, n’ayant pas en eux-mêmes de centre de gravité. Ils demandent à l’amour les joies et les souffrances de la vie, mais dans l’amour ils révèlent le même manque de caractère, de stabilité, d’esprit de suite. Tantôt ils sacrifient à un caprice la femme aimée, tantôt ils se suicident après un amour contrarié, sans ressource contre la tentation ou l’infortune. Cette paralysie de la volonté, cette « aboulie », personne ne l’a diagnostiquée et décrite comme Tourguéneff, parce que lui-même en était profondément atteint, et parce qu’elle est la « maladie constitutionnelle » de l’Intelligence russe. Comment ne pas être « aboulique » comme Roudine dans un pays où la volonté d’un seul peut tout briser et se substituer à tout ? Comment ne pas être fantasque comme Irène dans un pays où trône l’arbitraire et le caprice ? Comment ne pas être violent et nihiliste comme Bazaroff sous un régime où l’on n’obtient rien par la raison et la persuasion, où il faut être ou victime ou despote.

IV.

Comme écrivain, Tourguéneff est hors de pair. Il est le plus pur styliste, le premier prosateur classique de son pays, celui qui avec Pouchkine a le mieux connu les ressources et les richesses de la langue russe. Je me souviens que jadis, en Crimée, voulant apprendre le russe et demandant conseil à Maxime Gorki sur la meilleure méthode à suivre, Gorki, le moins artiste et le moins occidental des écrivains, me renvoya d’abord à Tourguéneff. Et c’est en effet par Tourguéneff que les étrangers commencent l’étude du Russe, — c’est lui qui les initie aux secrets de la plus complexe, de la plus nuancée, de la plus subtile des langues modernes, la seule héritière peut-être du génie de la langue grecque.

Mais Tourguéneff est encore un des artistes souverains de la littérature européenne. Il n’a pas la verve de Gogol, il n’a pas l’ampleur épique ni le souffle prophétique de Tolstoy, ni la profondeur tragique de Dostoievski, ni le sentiment démocratique de Gorki et de Tchekhof. Son horizon est borné et monotone comme l’horizon des steppes. Il a quelques types d’amoureux et d’amoureuses, de propriétaires et de paysans, d’intellectuels et de révolutionnaires, qui reviennent toujours. Si son talent reste constamment personnel et original, s’il n’a pas, quoi qu’on en ait dit, copié ses devanciers, il se copie lui-même sans se lasser. Mais dans ce monde limité qui est le sien, Tourguéneff reste sans rival. Tous les meilleurs juges, dans tous les pays, Mérimée et Taine et Hennequin en France, Brandes en Danemark, Henry James en Amérique, Galsworthy en Angleterre ont reconnu, même au travers des traductions, la maîtrise de cet art. Il a la couleur et il a le dessin. Il a l’ordonnance et il a la composition. Il a la sobriété et il a la mesure. Il sait résumer une situation en quelques lignes et il sait peindre un caractère en quelques traits. Il n’a pas de ces longueurs qui rendent si difficile la lecture de Dostoievski et parfois de Tolstoy. Il triomphe dans la nouvelle. Il a probablement inspiré Maupassant et certainement l’admirable Tchekhof relève de lui.

Tout semble avoir profité à l’artiste, les rigueurs de la censure, les faiblesses de l’homme autant que ses vertus. Car, étant surveillé par les censeurs, il est obligé à des réticences, à des silences et à des allusions discrètes et voilées qui ajoutent à l’impression. Car, étant pessimiste, il n’a aucune illusion sur ses personnages, il garde à leur égard l’impartialité et l’objectivité shakespearienne. S’il avait été plus optimiste et plus idéaliste, plus réformateur, il aurait interposé son commentaire entre ses personnages et le lecteur, il aurait imposé ou insinué ses doctrines favorites. Mais étant fataliste, il croit à l’immutabilité des caractères, il fait agir chacun suivant la logique de son tempérament.

Il faut ajouter d’ailleurs que, si Tourguéneff contemple la Comédie humaine avec le sourire désabusé du sceptique, son sourire est souvent mêlé de larmes et son scepticisme n’exclut jamais la tendresse ni l’émotion ni la sympathie. Et son fatalisme, bien loin d’exclure la bonté et l’indulgence, les implique plutôt, car, pour lui, tout comprendre est tout pardonner. Il a une vertu éminemment chrétienne qui chez lui a survécu au naufrage de son christianisme, c’est la résignation, et de la piété chrétienne il a gardé la meilleure part qui est la pitié : comme tous les grands écrivains russes, il a conservé la religion de la souffrance humaine.

V.

Tous ces traits de la physionomie morale et de la personnalité de l’écrivain que nous venons d’analyser se retrouvent dans Fumée avec le milieu même qui les explique.

Nous y retrouvons comme dans tous les romans de Tourguéneff une crise individuelle se compliquant d’une crise sociale. Au premier plan, une histoire simple comme l’auteur les aime, un amour malheureux par la faiblesse de l’homme et la coquetterie de la femme, le conflit entre un caractère tendre et passionné et un caractère fantasque, violent et despote ; au second plan, une satire politique, des tableaux de mœurs russes saisissants de vérité, des types représentatifs, des rêveurs divaguant perpétuellement sur l’avenir de la Russie et impuissants contre le présent.

Et nous retrouvons dans Fumée l’atmosphère de mélancolie et de désespérance que suggère le titre même du livre. Ce sont les longs espoirs et les vastes desseins de la Russie qui se sont dissipés en « fumée ». Tourguéneff reprend dans Fumée un thème qu’il avait déjà abordé dans Pères et Enfants. Une immense déception a succédé aux illusions des libéraux. Réformes et révolutions ont lamentablement échoué par la faute des réformateurs et des révolutionnaires, par leur manque de caractère, par leur violence stérile, par leur absence de sens pratique. Et ce n’est pas d’ailleurs selon Tourguéneff en répudiant les leçons de l’Occident, comme le voudraient les Slavophiles, c’est en se mettant à son école, que se réalisera « l’Avenir de la Russie. »

Quelque sombre que puisse paraître le tableau à un lecteur anglais, quelque navrante que soit l’histoire encore pourrait-on dire qu’ils le sont moins que les autres récits de Tourguéneff. La plupart de ses récits finissent par une catastrophe. Fumée se termine comme un roman pour jeunes filles. Tourguéneff emprunte à l’Eugène Onieguine de Pouchkine la touchante figure de Tatiana, d’ailleurs à peine esquissée. Tatiana paraît comme une dea ex machina, et Litvinof, au lieu de se suicider comme Bazarof, ce qui était dans la logique du roman, se marie, et retrouve le bonheur, ce qui est contraire à la justice immanente de la vie.

Pour s’orienter, pour entrer de plain pied dans cet étrange monde russe dont Tourguéneff est l’évocateur, on ne saurait mieux commencer que par la lecture de Fumée. Il y a dans l’ensemble de son œuvre des livres qui ont exercé une influence plus profonde : tels Récits d’un Chasseur et Pères et Enfants, qui sont deux dates historiques. Et Tourguéneff a écrit des récits mieux composés ; il y a des modèles plus parfaits de son art : tels le Juif, le roi Lear de la Steppe, Premier Amour. Mais je crois bien que Fumée est de tous ses romans le plus expressif, le plus caractéristique de son talent et le plus « russe », le plus représentatif de sa race.

CHARLES SAROLEA.

Université d’Édimbourg.