Génie du christianisme/Partie 1/Livre 4/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Jeunesse et Vieillesse de la Terre.



Nous touchons à la dernière objection sur l’origine moderne du globe. On dit : « La terre est une vieille nourrice dont tout annonce la caducité. Examinez ses fossiles, ses marbres, ses granits, ses laves, et vous y lirez ses années innombrables[1] marquées par cercles, par couches ou par branches, comme celles du serpent à sa sonnette, du cheval à sa dent ou du cerf à ses rameaux. »

Cette difficulté a été cent fois résolue par cette réponse : Dieu a dû créer et a sans doute créé le monde avec toutes les marques de vétusté et de complément que nous lui voyons.

En effet, il est vraisemblable que l’auteur de la nature planta d’abord de vieilles forêts et de jeunes taillis ; que les animaux naquirent, les uns remplis de jours, les autres parés des grâces de l’enfance. Les chênes, en perçant le sol fécondé, portèrent sans doute à la fois les vieux nids des corbeaux et la nouvelle postérité des colombes. Ver, chrysalide et papillon, l’insecte rampa sur l’herbe, suspendit son œuf d’or aux forêts ou trembla dans le vague des airs. L’abeille, qui pourtant n’avoit vécu qu’un matin, comptoit déjà son ambroisie par générations de fleurs. Il faut croire que la brebis n’étoit pas sans son agneau, la fauvette sans ses petits ; que les buissons cachoient des rossignols étonnés de chanter leurs premiers airs, en échauffant les fragiles espérances de leurs premières voluptés.

Si le monde n’eût été à la fois jeune et vieux, le grand, le sérieux, le moral, disparoissoient de la nature, car ces sentiments tiennent par essence aux choses antiques. Chaque site eût perdu ses merveilles. Le rocher en ruine n’eût plus pendu sur l’abîme avec ses longues graminées ; les bois, dépouillés de leurs accidents, n’auroient point montré ce touchant désordre d’arbres inclinés sur leurs tiges, de troncs penchés sur le cours des fleuves. Les pensées inspirées, les bruits vénérables, les voix magiques, la sainte horreur des forêts, se fussent évanouis avec les voûtes qui leur servent de retraites, et les solitudes de la terre et du ciel seroient demeurées nues et désenchantées en perdant ses colonnes de chênes qui les unissent. Le jour même où l’Océan épandit ses premières vagues sur ses rives, il baigna, n’en doutons point, des écueils déjà rongés par les flots, des grèves semées de débris de coquillages et des caps décharnés qui soutenoient contre les eaux les rivages croulants de la terre.

Sans cette vieillesse originaire, il n’y auroit eu ni pompe, ni majesté dans l’ouvrage de l’Éternel ; et, ce qui ne sauroit être, la nature dans son innocence eût été moins belle qu’elle ne l’est aujourd’hui dans sa corruption. Une insipide enfance de plantes, d’animaux, d’éléments, eût couronné une terre sans poésie. Mais Dieu ne fut pas un si méchant dessinateur des bocages d’Éden que les incrédules le prétendent. L’homme-roi naquit lui-même à trente années, afin de s’accorder par sa majesté avec les antiques grandeurs de son nouvel empire, de même que sa compagne compta sans doute seize printemps, qu’elle n’avoit pourtant point vécu, pour être en harmonie avec les fleurs, les oiseaux, l’innocence, les amours et toute la jeune partie de l’univers.


  1. Voyez la note X à la fin du volume.