Génie du christianisme/Partie 2/Livre 2/Chapitre VII

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Garnier Frères (p. 177-179).

Chapitre VII - Le Fils. — Guzman

Voltaire va nous fournir encore le modèle d’un autre caractère chrétien, le caractère du fils. Ce n’est ni le docile Télémaque avec Ulysse, ni le fougueux Achille avec Pélée : c’est un jeune homme passionné, dont la religion combat et subjugue les penchants.

Alzire, malgré le peu de vraisemblance des mœurs, est une tragédie fort attachante ; on y plane au milieu de ces régions de la morale chrétienne, qui, s’élevant au-dessus de la morale vulgaire, est d’elle-même une divine poésie. La paix qui règne dans l’âme d’Alvarez n’est point la seule paix de la nature. Supposez que Nestor cherche à modérer les passions d’Antiloque, il citera d’abord des exemples de jeunes gens qui se sont perdus pour n’avoir pas voulu écouter leurs pères ; puis, joignant à ces exemples quelques maximes connues sur l’indocilité de la jeunesse et sur l’expérience des vieillards, il couronnera ses remontrances par son propre éloge et par un regret sur les jours du vieux temps.

L’autorité qu’emploie Alvarez est d’une autre espèce : il met en oubli son âge et son pouvoir paternel, pour ne parler qu’au nom de la religion. Il ne cherche pas à détourner Guzman d’un crime particulier ; il lui conseille une vertu générale, la charité, d’humanité céleste, que le Fils de l’Homme a fait descendre sur la terre, et qui n’y habitait point avant l’établissement du christianisme[1]. Enfin Alvarez, commandant à son fils comme père, et lui obéissant comme sujet, est un de ces traits de haute morale, aussi supérieure à la morale des anciens que les Evangiles surpassent les dialogues de Platon pour l’enseignement des vertus.

Achille mutile son ennemi, et l’insulte après l’avoir abattu. Guzman est aussi fier que le fils de Pélée : percé de coups par la main de Zamore, expirant à la fleur de l’âge, perdant à la fois une épouse adorée et le commandement d’un vaste empire, voici l’arrêt qu’il prononce sur son rival et son meurtrier, triomphe éclatant de la religion et de l’exemple paternel sur un fils chrétien :

(A Alvarez.)

Le Ciel qui veut ma mort et qui l’a suspendue,

Mon père, en ce moment m’amène à votre vue.

Mon âme fugitive et prête à me quitter

S’arrête devant vous… mais pour vous imiter.

Je meurs ; le voile tombe, un nouveau jour m’éclaire :

Je ne me suis connu qu’au bout de ma carrière.

J’ai fait jusqu’au moment qui me plonge au cercueil

Gémir l’humanité du poids de mon orgueil.

Le Ciel venge la terre : il est juste, et ma vie

Ne peut payer le sang dont ma main s’est rougie.

Le bonheur m’aveugla, la mort m’a détrompé ;

Je pardonne à la main par qui Dieu m’a frappé :

J’étais maître en ces lieux, seul j’y commande encore,

Seul je puis faire grâce, et la fais à Zamore.

Vis, superbe ennemi ; sois libre, et te souvien

Quel fut et le devoir et la mort d’un chrétien.

(A Montèze, qui se jette à ses pieds.)

Montèze, Américains, qui fûtes mes victimes,

Songez que ma clémence a surpassé mes crimes ;

Instruisez l’Amérique, apprenez à ses rois

Que les chrétiens sont nés pour leur donner des lois.

(A Zamore.)

Des dieux que nous servons connais la différence :

Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance,

Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,

M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.

A quelle religion appartiennent cette morale et cette mort ? Il règne ici un idéal de vérité au-dessus de tout idéal poétique. Quand nous disons un idéal de vérité, ce n’est point une exagération ; on sait que ces vers :

Des dieux que nous servons connais la différence, etc.,

sont les paroles mêmes de François de Guise[2]. Quant au reste de la tirade, c’est la substance de la morale évangélique :

Je ne me suis connu qu’au bout de ma carrière.

J’ai fait jusqu’au moment qui me plonge au cercueil

Gémir l’humanité du poids de mon orgueil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un trait seul n’est pas chrétien dans ce morceau :

Instruisez l’Amérique, apprenez à ses rois

Que les chrétiens sont nés pour leur donner des lois.

Le poète a voulu faire reparaître ici la nature et le caractère orgueilleux de Guzman : l’intention dramatique est heureuse ; mais prise comme beauté absolue, le sentiment exprimé dans ce vers est bien petit, au milieu des hauts sentiments dont il est environné ! Telle se montre toujours la pure nature auprès de la nature chrétienne. Voltaire est bien ingrat d’avoir calomnié un culte qui lui a fourni ses plus beaux titres à l’immortalité. Il aurait toujours dû se rappeler ce vers, qu’il avait fait sans doute par un mouvement involontaire d’admiration :

Quoi donc ! les vrais chrétiens auraient tant de vertus !

Ajoutons tant de génie.

  1. Les anciens eux-mêmes devaient à leur culte le peu d’humanité qu’on remarque chez eux : l’hospitalité, le respect pour les suppliants et pour les malheureux tenaient à des idées religieuses. Pour que le misérable trouvât quelque pitié sur la terre, il fallait que Jupiter s’en déclarât le protecteur ; tant l’homme est féroce sans la religion ! (N.d.A.)
  2. On ignore assez généralement que Voltaire ne s’est servi des paroles de François de Guise qu’en les empruntant d’un autre poète : Rowe en avait fait usage avant lui dans son Tamerlan, et l’auteur d’Alzire s’est contenté de traduire mot pour mot le tragique anglais : Now learn the difference,’wixt thy faith and mine… Thine bids thee lift thy dagger to my throat ; Mine can forgive the wrong, and bid thee live. (N.d.A.)