Génie du christianisme/Partie 2/Livre 2/Chapitre VIII

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Garnier Frères (p. 180-182).

Chapitre VIII - La Fille. — Iphigénie

Iphigénie et Zaïre offrent, pour le caractère de la fille, un parallèle intéressant. L’une et l’autre, sous le joug de l’autorité paternelle, se dévouent à la religion de leur pays. Agamemnon, il est vrai, exige d’Iphigénie le double sacrifice de son amour et de sa vie, et Lusignan ne demande à Zaïre que d’oublier son amour ; mais pour une femme passionnée vivre et renoncer à l’objet de ses vœux, c’est peut-être une condition plus douloureuse que la mort. Les deux situations peuvent donc se balancer quant à l’intérêt naturel : voyons s’il en est ainsi de l’intérêt religieux.

Agamemnon, en obéissant aux dieux, ne fait, après tout, qu’immoler sa fille à son ambition. Pourquoi la jeune Grecque se dévouerait-elle à Neptune ? N’est-ce pas un tyran qu’elle doit détester ? Le spectateur prend parti pour Iphigénie contre le Ciel. La pitié et la terreur s’appuient donc uniquement, dans cette situation, sur l’intérêt naturel ; et si vous pouviez retrancher la religion de la pièce, il est évident que l’effet théâtral resterait le même.

Mais dans Zaïre, si vous touchez à la religion, tout est détruit. Jésus-Christ n’a pas soif de sang ; il ne veut pas le sacrifice d’une passion. A-t-il le droit de le demander, ce sacrifice ? Eh ! qui pourrait en douter ? N’est-ce pas pour racheter Zaïre qu’il a été attaché à une croix, qu’il a supporté l’insulte, les dédains et les injustices des hommes, qu’il a bu jusqu’à la lie le calice d’amertume ? Et Zaïre irait donner son cœur et sa main à ceux qui ont persécuté ce Dieu charitable ! à ceux qui tous les jours immolent les chrétiens ! à ceux qui retiennent dans les fers ce successeur de Bouillon, ce défenseur de la foi, ce père de Zaïre ! Certes, la religion n’est pas inutile ici, et qui la supprimerait anéantirait la pièce.

Au reste, il nous semble que Zaïre, comme tragédie, est encore plus intéressante qu’Iphigénie, pour une raison que nous essayerons de développer. Ceci nous oblige de remonter au principe de l’art.

Il est certain qu’on ne doit élever sur le cothurne que les personnages pris dans les hauts rangs de la société. Cela tient à de certaines convenances, que les beaux-arts, d’accord avec le cœur humain, savent découvrir. Le tableau des infortunes que nous éprouvons nous-mêmes nous afflige sans nous instruire. Nous n’avons pas besoin d’aller au spectacle pour y apprendre les secrets de notre famille ; la fiction ne peut nous plaire quand la triste réalité habite sous notre toit. Aucune morale ne se rattache d’ailleurs à une pareille imitation : bien au contraire, car en voyant le tableau de notre état ou nous tombons dans le désespoir, ou nous envions un état qui n’est pas le nôtre. Conduisez le peuple au théâtre : ce ne sont pas des hommes sous le chaume et des représentations de sa propre indigence qu’il lui faut : il vous demande des grands sur la pourpre ; son oreille veut être remplie de noms éclatants et son œil occupé du malheur de rois.

La morale, la curiosité, la noblesse de l’art, la pureté du goût, et peut-être la nature envieuse de l’homme, obligent donc de prendre les acteurs de la tragédie dans une condition élevée. Mais si la personne doit être distinguée, sa douleur doit être commune, c’est-à-dire d’une nature à être sentie de tous. Or, c’est en ceci que Zaïre nous paraît plus touchante qu’Iphigénie.

Que la fille d’Agamemnon meure pour faire partir une flotte, le spectateur ne peut guère s’intéresser à ce motif. Mais la raison presse dans Zaïre, et chacun peut éprouver le combat d’une passion contre un devoir. De là dérive cette règle dramatique : qu’il faut, autant que possible, fonder l’intérêt de la tragédie non sur une chose, mais sur un sentiment, et que le personnage doit être éloigné du spectateur par son rang, mais près de lui par son malheur.

Nous pourrions maintenant chercher dans le sujet d’Iphigénie traité par Racine les traits du pinceau chrétien ; mais le lecteur est sur la voie de ces études, et il peut la suivre : nous ne nous arrêterons plus que pour faire une observation.

Le père Brumoy a remarqué qu’Euripide en donnant à Iphigénie la frayeur de la mort et le désir de se sauver a mieux parlé selon la nature que Racine, dont l’Iphigénie semble trop résignée. L’observation est bonne en soi ; mais ce que le père Brumoy n’a pas vu, c’est que l’Iphigénie moderne est la fille chrétienne. Son père et le Ciel ont parlé, il ne reste plus qu’à obéir. Racine n’a donné ce courage à son héroïne que par l’impulsion secrète d’une institution religieuse qui a changé le fond des idées et de la morale. Ici le christianisme va plus loin que la nature, et par conséquent est plus d’accord avec la belle poésie, qui agrandit les objets et aime un peu l’exagération. La fille d’Agamemnon, étouffant sa passion et l’amour de la vie, intéresse bien davantage qu’Iphigénie pleurant son trépas. Ce ne sont pas toujours les choses purement naturelles qui touchent : il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu’on versait pour elle. Le cœur humain veut plus qu’il ne peut ; il veut surtout admirer : il a en soi-même un élan vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine.

La religion chrétienne est si heureusement formée, qu’elle est elle-même une sorte de poésie, puisqu’elle place les caractères dans le beau idéal : c’est ce que prouvent nos martyrs chez nos peintres, les chevaliers chez nos poètes, etc. Quant à la peinture du vice, elle peut avoir dans le christianisme la même vigueur que celle de la vertu, puisqu’il est vrai que le crime augmente en raison du plus grand nombre de liens que le coupable a rompus. Ainsi les muses, qui haïssent le genre médiocre et tempéré, doivent s’accommoder infiniment d’une religion qui montre toujours ses personnages au-dessus ou au-dessous de l’homme.

Pour achever le cercle des caractères naturels, il faudrait parler de l’amitié fraternelle, mais ce que nous avons dit du fils et de la fille s’applique également à deux frères, ou à un frère et à une sœur. Au reste, c’est dans l’Ecriture qu’on trouve l’histoire de Caïn et d’Abel, cette grande et première tragédie qu’ait vue le monde : nous parlerons ailleurs de Joseph et de ses frères.

En un mot, le christianisme n’enlève rien au poète des caractères naturels, tels que pouvait les représenter l’antiquité, et il offre, de plus, son influence sur ces mêmes caractères. Il augmente donc nécessairement la puissance, puisqu’il augmente le moyen, et multiplie les beautés dramatiques, en multipliant les sources dont elles émanent.