Génie du christianisme/Partie 4/Livre 3/Chapitre III

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Garnier Frères (p. 421-425).

Chapitre III - Clergé régulier. — Origine de la vie monastique

S’il est vrai, comme on pourrait le croire, qu’une chose soit poétiquement belle en raison de l’antiquité de son origine, il faut convenir que la vie monastique a quelques droits à notre admiration. Elle remonte aux premiers âges du monde. Le prophète Elie, fuyant la corruption d’Israël, se retira le long du Jourdain, où il vécut d’herbes et de racines, avec quelques disciples. Sans avoir besoin de fouiller plus avant dans l’histoire, cette source des ordres religieux nous semble assez merveilleuse. Que n’eussent point dit les poètes de la Grèce s’ils avaient trouvé pour fondateur des collèges sacrés un homme ravi au ciel dans un char de feu, et qui doit reparaître sur la terre au jour de la consommation des siècles ?

De là la vie monastique, par un héritage admirable, descend à travers les prophètes et saint Jean-Baptiste jusqu’à Jésus-Christ, qui se dérobait souvent au monde pour aller prier sur les montagnes. Bientôt les Thérapeutes[1], embrassant les perfections de la retraite, offrirent, près du lac Moeris en Égypte, les premiers modèles des monastères chrétiens. Enfin, sous Paul, Antoine et Pacôme, paraissent ces saints de la Thébaïde qui remplirent le Carmel et le Liban des chefs-d’œuvre de la pénitence. Une voix de gloire et de merveille s’éleva du fond des plus affreuses solitudes. Des musiques divines se mêlaient au bruit des cascades et des sources ; les Séraphins visitaient l’anachorète du rocher, ou enlevaient son âme brillante sur les nues ; les lions servaient de messager au solitaire et les corbeaux lui apportaient la manne céleste. Les cités jalouses virent tomber leur réputation antique : ce fut le temps de la renommée du désert.

Marchant ainsi d’enchantement en enchantement dans l’établissement de la vie religieuse, nous trouvons une seconde sorte d’origines que nous appelons locales, c’est-à-dire certaines fondations d’ordres et de couvents : ces origines ne sont ni moins curieuses ni moins agréables que les premières. Aux portes même de Jérusalem on voit un monastère bâti sur l’emplacement de la maison de Pilate ; au mont Sinaï, le couvent de la Transfiguration marque le lieu où Jéhovah dicta ses lois aux Hébreux, et plus loin s’élève un autre couvent sur la montagne où Jésus-Christ disparut de la terre.

Et que de choses admirables l’Occident ne nous montre-t-il pas à son tour dans les fondations des communautés, monuments de nos antiquités gauloises, lieux consacrés par d’intéressantes aventures ou par des actes d’humanité ! L’histoire, les passions du cœur, la bienfaisance se disputent l’origine de nos monastères. Dans cette gorge des Pyrénées, voilà l’hôpital de Roncevaux, que Charlemagne bâtit à l’endroit même où la fleur des chevaliers, Roland, termina ses hauts faits : un asile de paix et de secours marque dignement le tombeau du preux qui défendit l’orphelin et mourut pour sa patrie. Aux plaines de Bovines, devant ce petit temple du Seigneur, j’apprends à mépriser les arcs de triomphe des Marius et des Césars, je contemple avec orgueil ce couvent qui vit un roi français proposer la couronne au plus digne. Mais aimez-vous les souvenirs d’une autre sorte ? Une femme d’Albion, surprise par un sommeil mystérieux, croit voir en songe la lune se pencher vers elle : bientôt il lui naît une fille chaste et triste comme le flambeau des nuits, et qui, fondant un monastère, devient l’astre charmant de la solitude.

On nous accuserait de chercher à surprendre l’oreille par de doux sons si nous rappelions ces couvents d’Aqua-Bella, de Bel-Monte, de Vallombreuse, ou celui de la Colombe, ainsi nommé à cause de son fondateur, colombe céleste qui vivait dans les bois. La Trappe et le Paraclet gardaient le nom et le souvenir de Comminges et d’Héloïse. Demandez à ce paysan de l’antique Neustrie quel est ce monastère qu’on aperçoit au sommet de la colline. Il vous répondra : " C’est le prieuré des deux Amants : un jeune gentilhomme étant devenu amoureux d’une jeune demoiselle, fille du châtelain de Malmain, ce seigneur consentit à accorder sa fille à ce pauvre gentilhomme, s’il pouvait la porter jusqu’au haut du mont. Il accepta le marché, et, chargé de sa dame, il monta tout au sommet de la colline, mais il mourut de fatigue en y arrivant, sa prétendue trépassa bientôt par grand déplaisir ; les parents les enterrèrent ensemble dans ce lieu, et ils y firent le prieuré que vous voyez. "

Enfin, les cœurs tendres auront dans les origines de nos couvents de quoi se satisfaire, comme l’antiquaire et le poète. Voyez ces retraites de la Charité, des Pèlerins, du Bien-Mourir, des Enterreurs de Morts, des Insensés, des Orphelins ; tâchez, si vous le pouvez, de trouver dans le long catalogue des misères humaines une seule infirmité de l’âme ou du corps pour qui la religion n’ait pas fondé son lieu de soulagement ou son hospice !

Au reste, les persécutions des Romains contribuèrent d’abord à peupler les solitudes ; ensuite les barbares s’étant précipités sur l’empire, et ayant brisé tous les liens de la société, il ne resta aux hommes que Dieu pour espérance et les déserts pour refuges. Des congrégations d’infortunés se formèrent dans les forêts et dans les lieux les plus inaccessibles. Les plaines fertiles étaient en proie à des sauvages qui ne savaient pas les cultiver, tandis que sur les crêtes arides des monts habitait un autre monde, qui, dans ces roches escarpées, avait sauvé comme d’un déluge les restes des arts et de la civilisation. Mais de même que les fontaines découlent des lieux élevés pour fertiliser les vallées, ainsi les premiers anachorètes descendirent peu à peu de leurs hauteurs pour porter aux barbares la parole de Dieu et les douceurs de la vie.

On dira peut-être que les causes qui donnèrent naissance à la vie monastique n’existant plus parmi nous, les couvents étaient devenus des retraites inutiles. Et quand donc ces causes ont-elles cessé ? N’y a-t-il plus d’orphelins, d’infirmes, de voyageurs, de pauvres, d’infortunés ? Ah ! lorsque les maux des siècles barbares se sont évanouis, la société, si habile à tourmenter les âmes et si ingénieuse en douleur, a bien su faire naître mille autres raisons d’adversité qui nous jettent dans la solitude ! Que de passions trompées, que de sentiments trahis, que de dégoûts amers nous entraînent chaque jour hors du monde ! C’était une chose fort belle que ces maisons religieuses où l’on trouvait une retraite assurée contre les coups de la fortune et les orages de son propre cœur. Une orpheline abandonnée de la société, à cet âge où de cruelles séductions sourient à la beauté et à l’innocence, savait du moins qu’il y avait un asile où l’on ne se ferait pas un jeu de la tromper. Comme il était doux pour cette pauvre étrangère sans parents d’entendre retentir le nom de sœur à ses oreilles ! Quelle nombreuse et paisible famille la religion ne venait-elle pas de lui rendre ! un père céleste lui ouvrait sa maison et la recevait dans ses bras.

C’est une philosophie bien barbare et une politique bien cruelle que celles-là qui veulent obliger l’infortuné à vivre au milieu du monde. Des hommes ont été assez peu délicats pour mettre en commun leurs voluptés ; mais l’adversité a un plus noble égoïsme : elle se cache toujours pour jouir de ses plaisirs, qui sont ses larmes. S’il est des lieux pour la santé du corps, ah ! permettez à la religion d’en avoir aussi pour la santé de l’âme, elle qui est bien plus sujette aux maladies, et dont les infirmités sont bien plus douloureuses, bien plus longues et bien plus difficiles à guérir.

Des gens se sont avisés de vouloir qu’on élevât des retraites nationales pour ceux qui pleurent. Certes, ces philosophes sont profonds dans la connaissance de la nature, et les choses du cœur humain leur ont été révélées, c’est-à-dire qu’ils veulent confier le malheur à la pitié des hommes et mettre les chagrins sous la protection de ceux qui les causent. Il faut une charité plus magnifique que la notre pour soulager l’indigence d’une âme infortunée ; Dieu seul est assez riche pour lui faire l’aumône.

On a prétendu rendre un grand service aux religieux et aux religieuses en les forçant de quitter leurs retraites : qu’en est-il advenu ? Les femmes qui ont pu trouver un asile dans des monastères étrangers s’y sont réfugiées ; d’autres se sont réunies pour former entre elles des monastères au milieu du monde ; plusieurs enfin sont mortes de chagrin ; et ces Trappistes si à plaindre, au lieu de profiter des charmes de la liberté et de la vie, ont été continuer leurs macérations dans les bruyères de l’Angleterre et dans les déserts de la Russie.

Il ne faut pas croire que nous soyons tous également nés pour manier le hoyau ou le mousquet, et qu’il n’y ait point d’homme d’une délicatesse particulière, qui soit formé pour le labeur de la pensée, comme un autre pour le travail des mains. N’en doutons point, nous avons au fond du cœur mille raisons de solitude : quelques-uns y sont entraînés par une pensée tournée à la contemplation ; d’autres, par une certaine pudeur craintive qui fait qu’ils aiment à habiter en eux-mêmes ; enfin, il est des âmes trop excellentes qui cherchent en vain dans la nature les autres âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir, et qui semblent condamnées à une sorte de virginité morale ou de veuvage éternel.

C’était surtout pour ces âmes solitaires que la religion avait élevé ses retraites.

  1. Voltaire se moque d’Eusèbe, qui prend, dit-il, les Thérapeutes pour des moines chrétiens. Eusèbe était plus près de ces moines que Voltaire, et certainement plus versé que lui dans les antiquités chrétiennes. Montfaucon, Fleury, Héricourt, Hélyot et une foule d’autres savants se sont rangés à l’opinion de l’évêque de Césarée. (N.d.A.)