Génie du christianisme/Partie 4/Livre 3/Chapitre IV

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Garnier Frères (p. 425-428).

Chapitre IV - Des Constitutions monastiques

On doit sentir que ce n’est pas l’histoire particulière des ordres religieux que nous écrivons, mais seulement leur histoire morale.

Ainsi, sans parler de saint Antoine, père des cénobites, de saint Paul, premier des anachorètes, de sainte Synclétique, fondatrice des monastères de filles ; sans nous arrêter à l’ordre de Saint-Augustin qui comprend les chapitres connus sous le nom de réguliers ; à celui de Saint-Basile, adopté par les religieux et les religieuses d’Orient, à la règle de Saint-Benoît, qui réunit la plus grande partie des monastères occidentaux ; à celle de Saint-François, pratiquée par les ordres mendiants, nous confondrons tous les religieux dans un tableau général, où nous tâcherons de peindre leurs costumes, leurs usages, leurs mœurs, leur vie active ou contemplative et les services sans nombre qu’ils ont rendus à la société.

Cependant nous ne pouvons nous empêcher de faire une observation. Il y a des personnes qui méprisent, soit par ignorance, soit par préjugés, ces constitutions sous lesquelles un grand nombre de cénobites ont vécu depuis plusieurs siècles. Ce mépris n’est rien moins que philosophique, et surtout dans un temps où l’on se pique de connaître et d’étudier les hommes. Tout religieux qui, au moyen d’une haire et d’un sac, est parvenu à rassembler sous ses lois plusieurs milliers de disciples, n’est point un homme ordinaire, et les ressorts qu’il a mis en usage, l’esprit qui domine dans ses institutions, valent bien la peine d’être examinés.

Il est digne de remarque, sans doute, que de toutes ces règles monastiques les plus rigides ont été les mieux observées : les chartreux ont donné au monde l’unique exemple d’une congrégation qui a existé sept cents ans sans avoir besoin de réforme Ce qui prouve que plus le législateur combat les penchants naturels, plus il assure la durée de son ouvrage. Ceux au contraire qui prétendent élever des sociétés en employant les passions comme matériaux de l’édifice ressemblent à ces architectes qui bâtissent des palais avec cette sorte de pierre qui se fond à l’impression de l’air.

Les ordres religieux n’ont été, sous beaucoup de rapports, que des sectes philosophiques assez semblables à celles des Grecs. Les moines étaient appelés philosophes dans les premiers temps ; ils en portaient la robe et en imitaient les mœurs. Quelques-uns même avaient choisi pour seule règle le manuel d’Epictète. Saint Basile établit le premier les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Cette loi est profonde ; et si l’on y réfléchit, on verra que le génie de Lycurgue est renfermé dans ces trois préceptes.

Dans la règle de Saint-Benoît, tout est prescrit, jusqu’aux plus petits détails de la vie : lit, nourriture, promenade, conversation, prière. On donnait aux faibles des travaux plus délicats, aux robustes de plus pénibles ; en un mot, la plupart de ces lois religieuses décèlent une connaissance incroyable dans l’art de gouverner les hommes. Platon n’a fait que rêver des républiques, sans pouvoir rien exécuter : saint Augustin, saint Basile, saint Benoît, ont été de véritables législateurs et les patriarches de plusieurs grands peuples.

On a beaucoup déclamé dans ces derniers temps contre la perpétuité des vœux ; mais il n’est peut-être pas impossible de trouver en sa faveur des raisons puisées dans la nature des choses et dans les besoins mêmes de notre âme.

L’homme est surtout malheureux par son inconstance et par l’usage de ce libre arbitre qui fait à la fois sa gloire et ses maux, et qui fera sa condamnation. Il flotte de sentiment en sentiment, de pensée en pensée ; ses amours ont la mobilité de ses opinions, et ses opinions lui échappent comme ses amours. Cette inquiétude le plonge dans une misère dont il ne peut sortir que quand une force supérieure l’attache à un seul objet. On le voit alors porter avec joie sa chaîne ; car l’homme infidèle hait pourtant l’infidélité. Ainsi, par exemple, l’artisan est plus heureux que le riche désoccupé, parce qu’il est soumis à un travail impérieux qui ferme autour de lui toutes les voies du désir ou de l’inconstance. La même soumission à la puissance fait le bien-être des enfants, et la loi qui défend le divorce a moins d’inconvénients pour la paix des familles que la loi qui le permet.

Les anciens législateurs avaient reconnu cette nécessité d’imposer un joug à l’homme. Les républiques de Lycurgue et de Minos n’étaient en effet que des espèces de communautés où l’on était engagé en naissant par des vœux perpétuels. Le citoyen y était condamné à une existence uniforme et monotone. Il était assujetti à des règles fatigantes, qui s’étendaient jusque sur ses repas et ses loisirs ; il ne pouvait disposer ni des heures de sa journée, ni des âges de sa vie ; on lui demandait un sacrifice rigoureux de ses goûts ; il fallait qu’il aimât, qu’il pensât, qu’il agît d’après la loi ; en un mot, on lui avait retiré sa volonté pour le rendre heureux.

Le vœu perpétuel, c’est-à-dire la soumission à une règle inviolable, loin de nous plonger dans l’infortune, est donc, au contraire, une disposition favorable au bonheur, surtout quand ce vœu n’a d’autre but que de nous défendre contre les illusions du monde, comme dans les ordres monastiques. Les passions ne se soulèvent guère dans notre sein avant notre quatrième lustre ; à quarante ans elles sont déjà éteintes ou détrompées : ainsi le serment indissoluble nous prive tout au plus de quelques années de désirs, pour faire ensuite la paix de notre vie, pour nous arracher aux regrets ou aux remords le reste de nos jours. Or, si vous mettez en balance les maux qui naissent des passions avec le peu de moments de joie qu’elles vous donnent, vous verrez que le vœu perpétuel est encore un plus grand bien, même dans les plus beaux instants de la jeunesse.

Supposons d’ailleurs, qu’une religieuse pût sortir de son cloître à volonté, nous demandons si cette femme serait heureuse. Quelques années de retraite auraient renouvelé pour elle la face de la société. Au spectacle du monde, si nous détournons un moment la tête, les décorations changent, les palais s’évanouissent ; et lorsque nous reportons les yeux sur la scène, nous n’apercevons plus que des déserts et des acteurs inconnus.

On verrait incessamment la folie du siècle entrer par caprice dans les couvents et en sortir par caprice. Les cœurs agités ne seraient plus assez longtemps auprès des cœurs paisibles pour prendre quelque chose de leur repos, et les âmes sereines auraient bientôt perdu leur calme dans le commerce des âmes troublées. Au lieu de promener en silence leurs chagrins passés dans les abris du cloître, les malheureux iraient se racontant leurs naufrages et s’excitant peut-être à braver encore les écueils. Femme du monde, femme de la solitude, l’infidèle épouse de Jésus-Christ ne serait propre ni à la solitude ni au monde ; ce flux et reflux des passions, ces vœux tour à tour rompus et formés, banniraient des monastères la paix, la subordination, la décence. Ces retraites sacrées, loin d’offrir un port assuré à nos inquiétudes, ne seraient plus que des lieux où nous viendrions pleurer un moment l’inconstance des autres et méditer nous-mêmes des inconstances nouvelles.

Mais, ce qui rend le vœu perpétuel de la religion bien supérieur à l’espèce de vœu politique du Spartiate et du Crétois, c’est qu’il vient de nous-mêmes ; qu’il ne nous est imposé par personne, et qu’il présente au cœur une compensation pour ces amours terrestres que l’on sacrifie. Il n’y a rien que de grand dans cette alliance d’une âme immortelle avec le principe éternel ; ce sont deux natures qui se conviennent et qui s’unissent. Il est sublime de voir l’homme né libre chercher en vain son bonheur dans sa volonté, puis, fatigué de ne rien trouver ici-bas qui soit digne de lui, se jurer d’aimer à jamais l’Etre suprême et se créer, comme Dieu, dans son propre serment, une nécessité.